Des panneaux d’affichage sans affiche, des taxi-pirogues en manque d’essence, et des électeurs un peu perdus tentés de voter Philippe Poutou… l’élection présidentielle n’a pas franchement déclenché de ferveur collective sur le Haut-Maroni. Epargnés par l’hystérie de la campagne, les Amérindiens les plus téméraires ont tout de même réussi à rejoindre leur bureau de vote de Maripa-Soula… au bout de trois heures de pirogue. Reportage embarqué jusqu’à Antecume-Pata, l’un des villages français les plus éloignés au monde de l’Elysée.

La pirogue de David ressemble à un gamin de cinq ans qui vient d’ôter les roulettes de son vélo : elle est couverte de pansements ! Le nez de l’embarcation est défoncé, le bois rafistolé de toutes parts et pour couronner le tout, l’hélice de son modeste 15 chevaux commence à présenter de sérieux signes de faiblesse. C’est donc avec une pirogue un peu bancale qu’on va tenter de rejoindre Antecume-Pata, au bout de trois heures de voyage et quelques sauts délicats à franchir.

« Si Poutou passe au 2nd tour, je vote pour lui »

David Khana (ou Wayana Boy, son nom de scène) habite sur les hauteurs de Tedamali, petit village d’une soixantaine d’âmes situé à cinq minutes de pirogue en amont de Maripa-Soula. On est à 48 heures du premier tour des élections présidentielles. Les familles ont reçu les professions de foi des candidats la veille. David, lui, kiffe tout particulièrement l’inimitable Philippe Poutou. « Il parle bien, comme les gens normaux, argumente-t-il. Et puis il a le même nom qu’une fille de Maripa-Soula. S’il passe au 2nd tour, j’irai voter pour lui », plaisante le reggaeman. Amalia, sa femme, est encore indécise. « Je ne sais pas trop », souffle-t-elle, un peu impuissante. On est loin, très loin, de l’agitation nationale liée à la campagne. Pis ! La parabole télé de la famille Khana est tombée en rade il y a deux semaines. Depuis, David « attend toujours le mec de Guyane numérique » pour suivre les débats sur Canal Sat.

« C’est quoi le boulot d’un président ? »

Difficile quand on vit sans électricité, ni télé, ni Internet, de se sentir concerné par les événements. « C’est dur de savoir quel est le meilleur candidat pour nous », lâche Amalia, en découpant un poulet surgelé acheté en face, côté surinamais, où les « chinois » continuent de pousser comme des champignons. Peter, le cousin, « écoute un peu la radio pour essayer de s’y retrouver mais tous les candidats se ressemblent tous », dit-il. D’un ton sérieux, David demande : « A quoi ça sert vraiment un président ? C’est quoi son boulot ? Construire des maisons ? » Euh… On essaierait bien de lui bredouiller un semblant de réponse mais on est sauvé par un voisin qui débarque. L’haleine est chargée, le pas titubant. C’est un « métro », le seul du village, qui a choisi d’adopter le mode de vie amérindien… pour le meilleur et pour le pire. Le gars n’est pas méchant. Appelons-le Robert. Robert est tout simplement plein comme une barrique. Il vient « prôner la révolution », mais ce qu’il veut surtout, c’est « un p’tit coup à boire ». « Bon allez Robert ! Faut partir, maintenant », tente de réguler David, en bon diplomate. Avant de relancer le débat : « Et toi, tu votes pour qui ? Tu préfères voter pour les Pays-Bas ?!? »

Le panneau d’affichage sans affiche

Vendredi matin, sous le cagnard de 11 heures. Déjà une heure de voyage. Une pause-pipi s’impose à Elahé. Face au débarcadère, trône au sommet de la petite colline qui surplombe le village un panneau d’affichage fraîchement installé dix jours plus tôt. Les numéros de 1 à 10 (comme le nombre de candidats) ont été peints à la main, à l’ancienne. Avec un gros pinceau rouge. Mais un panneau d’affichage sans affiche reste un panneau d’affichage sans affiche ! Le village est plongé dans sa torpeur habituelle. Quelques têtes se lèvent furtivement des hamacs pour jeter un coup d’œil à ce qu’il se passe. Pierre Alounawalé est debout, lui. Le fils du capitaine du village exhibe l’un des tee-shirts siglés UMP qui ont été distribués la veille par Rodolphe Alexandre.

« Qu’on me donne de l’essence pour aller voter »

« Ce que je veux surtout, c’est qu’on me donne de l’essence pour aller voter », nous balance-t-il sans détour. Comme la plupart des gens qui vivent dans les communes ou villages isolés de Guyane, Pierre attend effectivement que les candidats se montrent généreux avec leurs électeurs. Sauf que là, à 24 heures du scrutin, à part un peu de pain et quelques tee-shirts pas franchement fashion floqués de la tête de notre président fixant l’horizon, il n’a encore rien vu arriver. « Même pas un petit geste ». C’est qu’il regretterait presque les élections municipales ou cantonales pendant lesquelles, c’est bien connu, l’essence et le rhum coulent à flots… En tout cas, Picolette (c’est ainsi qu’il se fait appeler et cela lui va d’ailleurs assez bien) ne se fera pas prier pour voter « Sarkozy ». « Il faut voter pour le gagnant » élude-t-il d’un large sourire éthylique faisant apparaître quelques chicots plaquées or. Pierre nous inviter à partager une gamelle de cachiri. Pour la route. Car le trajet est encore long. Mais on est retardé par Picolette qui nous tient la jambe en quémandant une bière. Heureusement, arrive James, 23 ans, pour nous sortir du traquenard. James « ne vote pas ». Pour une simple raison : « tous les candidats sont des couillons ! »

« Quoi, c’est demain ? Comment ça ? »

Les derniers sauts à franchir avant d’arriver à Antecume-Pata ne sont qu’une formalité à remplir pour notre « pilote ». Antecume, nous voilà. Difficile, là aussi, de déceler le moindre indice qui annoncerait que l’avenir du pays va se jouer demain. « Quoi, c’est demain ? Comment ça ? », s’étonne Mano Mekouanelli, en manquant de justesse de tomber de son hamac. « Regarde, montre-t-il, preuve à l’appui, c’est écrit dimanche 22 avril sur les programmes des candidats qu’on a reçus hier, avec nos nouvelles cartes d’électeurs ». Et forcément, en continuant à se balader dans le village, on se rend compte que, comme Mano, la plupart des habitants ignore encore qu’en Guyane, on vote bel et bien le samedi. Kumalaïke Aloïke, qui dit avoir « trois femmes à emmener voter » déplore aussi « le manque d’information ».

« Les gens sont un peu perdus »

La nuit s’apprête à tomber sur Antecume. La télé familiale, branchée sur le groupe électrogène, projette un vieux DVD avec Eddie Murphy, pendant que Kumalaïke nous explique qu’il essayera de remplir son devoir civique : « Mes parents ne savent pas lire mais ils me disent que les élections, c’est important. Le problème, c’est que je ne connais pas les mots trop compliqués ». Comme résume André Cognat, fondateur mythique du village : « Ici, les gens sont un peu perdus. Il y en a plusieurs qui sont venus me voir en me demandant pour qui ils devaient voter. Mais je leurs dis que c’est à eux de faire leur choix. Moi, je peux juste leur donner quelques bases. De plus, contrairement aux autres élections, personne n’est venu livrer de l’essence. Et ça coute cher d’aller jusqu’à Maripa-Soula ».

Le macaque et le photographe

Samedi, le Grand Jour. Le soleil se lève sur Kuepipan, minuscule village composé de deux familles amérindiennes, d’un couple de singes atèle, d’un pakira très affectueux et d’un macaque plus ou moins apprivoisé, sacrément surexcité et particulièrement taquin. Perché sur les hauteurs d’un saut, Kuepipan se trouve à quinze minutes en aval d’Antecume-Pata. Jojo, le photographe d’une agence de presse française envoyé sur place pour un magazine allemand a du mal à se séparer du primate. Le courant est bien passé entre eux, semble-t-il. Lui (le photographe) attend le taxi-pirogue du capitaine d’Antecume-Pata qui est censé venir le cueillir sur place. Mais la pirogue déborde d’électeurs. Il faudra prendre la prochaine. Finalement, la grande majorité des gens du village n’ira pas voter. Jour d’élection ou pas, petits et grands sont plongés dans leur quotidien. Les enfants s’amusent à balancer des citrons sur le macaque, la maman fait bouillir de l’eau au feu de bois, la sœur prépare des galettes de kassav, le beau-frère fait de la mécanique sur un moteur de pirogue… Bref, un jour comme les autres à Kuepipan.

Céline Dion au taquet

Petite halte à Taluwen, pour la forme. Les allées sont désertes. Quelques hamacs se balancent. Là aussi, des panneaux d’affichage ont été soigneusement installés. Mais eux aussi sont vierges. On a du mal à se dire qu’aujourd’hui, la France a peut-être rendez-vous avec l’Histoire ! David s’impatiente sur sa pirogue, ses gros écouteurs de star de foot posés sur les oreilles. Le volume est au taquet. Et là… hein, quoi, comment ? On n’arrive pas y croire : David, Wayana Boy, l’Amérindien le plus roots-reggae du Maroni, écoute du Céline Dion sur son MP3 ! On lui explique que c’est mal, très mal. Il tente alors de nous tricoter des excuses pour le moins alambiquées : « Il faut que j’écoute des slows. J’ai envie de chanter un slow sur le prochain album ! »

« Notre vote n’est qu’une goutte d’eau »

11 heures à Maripa-Soula. « Les premiers Amérindiens sont venus voter par grappe, en fonction de l’arrivée des pirogues », raconte Tobie Balla, qui officie au bureau de vote de la mairie. Le maire tient à prendre la pose pour « passer dans France-Guyane ». On ne peut pas dire qu’on se bouscule pour voter. « De toute façon, synthétise à sa manière Tobie Balla, le vote des habitants de Maripa-Soula n’est qu’une goutte d’eau par rapport au nombre d’électeurs en France. Il n’y a aucun engouement pour la présidentielle. Et cette année encore plus particulièrement. Les équipes des candidats n’ont rien fait pour non plus ! Ce n’est pas à nous de faire la campagne ». A la sortie de l’isoloir, pourtant, certains affichent le sentiment du devoir accompli. « J’espère que je n’ai pas voté pour rien », confie Martiné Palassissi, qui est venu en famille depuis Antecume, avec son 60 chevaux. Selon lui, « il faut du changement ! Car il y a tout le temps des problèmes avec Sarko. J’ai voté Hollande !», conclut-il, fier de son choix.

Pas plus de deux dans l’isoloir !

Une pirogue vient de débarquer une nouvelle poignée d’Amérindiens. Parmi lesquels notre ami Picolette, que revoilà, arborant un magnifique maillot de foot jaune fluo. Il nous salue poliment. Puis, l’air un peu perdu, demande de l’aide à un pote lorsqu’il se retrouve face aux enveloppes et aux noms des candidats. Dans la même salle, un vieux canapé de salon a été entreposé près de la sortie. Quatre enfants chahutent dessus sans attirer l’attention. Dans l’isoloir, deux Amérindiens sont obligés de demander de l’aide. A trois derrière le rideau, ça va commencer à faire beaucoup ! Les assesseurs n’en tiennent pas rigueur. Paré du fameux tee-shirt « Sarkozy. Jamais autant n’a été fait pour l’Outre-mer », le capitaine de Taluwen déboule avec sa canne pour s’adresser au maire. En wayana dans le texte, le vieil homme lui demande de l’essence pour rentrer au village. Ca fait marrer l’assemblée, Amérindiens et Bushinenges regroupés autour de la table de vote.

Ni carburant, ni argent pour rentrer

Dehors, sous le manguier qui abrite le débarcadère utilisé par les Amérindiens, un groupe de djeuns regarde défiler les pirogues, l’air dépité. « On n’a pas de carburant, et pas d’argent pour rentrer », lâche Mikiuku Taluwen, qui comme ses amis, vient tout juste de déposer son enveloppe dans l’urne. La jeune fille pense que « le vote peut apporter du nouveau ». « Car chez nous au village, on n’a plein de problèmes, toujours pas d’électricité, et pas de travail », coupe Jocelyn Jupitana. Qui a visiblement « un message à faire passer au futur président » : « Nous aussi les Amérindiens, dit-il, on fait partie de la France ! Alors ne nous oubliez pas, et commencez par nous donner une annexe de mairie pour qu’on puisse voter dans notre village !»