L’œuvre de John Lie-A-Fo, bien avant l’heure du post-tropicalisme, dans laquelle se situent les artistes de la grande région aujourd’hui, a su s’appuyer sur un enracinement culturel puissant et organique pour orchestrer un dialogue avec le monde, seul à même d’assurer à l’art du plateau des Guyanes une entrée dans la contemporanéité et une visibilité sur la scène internationale. Elle participe d’un mouvement artistique global, dans la lignée du précurseur Wifredo Lam, attaché au “revival”, au tropicalisme partagé par de nombreux artistes caribéens, surinamais et guyanais, tel Jean-Michel Basquiat.
La source d’inspiration, qui irrigue et éclaire l’ensemble de son œuvre, ne se comprend que dans le syncrétisme que l’artiste opérera toujours avec ses héritages multiples, intellectuels et stylistiques. Européens, comme le cubisme, le mouvement Cobra, ou son expérience hollandaise et belge au cours de laquelle il fréquente les ateliers des plus grands artistes, ou ses héritages familiaux chinois et javanais dans lesquels il puise ses références calligraphiques ou mythiques, telle la cérémonie Jaran-képang.

L’œuvre de John Lie-A-Fo outrepasse les tropiques et l’équateur, elle est bien le fruit du Tout-Monde cher à Édouard Glissant, nouveau langage imprévu né des influences plurielles comme la société surinamaise qui l’a vu naître : « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. » Edouard Glissant, Traité du Tout Monde.

Comme l’artiste aime à le rappeler, sa rencontre dans les années 1970 avec les collections ethnographiques du Tropenmuseum d’Amsterdam a été déterminante. Il y découvre les trésors cachés des cultures amérindiennes et businengés :
« Je suis un enfant des Tropiques, c’est ma culture que je peins et que j’entends révéler ». Cet enracinement culturel, jusque dans l’utilisation de la bauxite comme pigment naturel, le minerai qui fait alors la richesse et les couleurs de la jeune nation surinamaise, trouve ensuite son plein épanouissement dans l’intégration de l’alphabet afaka. Autant d’emprunts à son environnement amazonien qui feront vite école auprès de ses contemporains et de la génération qui lui succède.

« Christopher Columbus is a damn blasted liar », Burning Spear, Hail HIM 1982
John et l’invention de l’Amérique…  par les Amérindiens

Tout l’art de John Lie A Fo consiste à ne pas répondre à cette demande d’exotisme, dans ce que Frédéric Roux dans son Introduction de l’esthétique, désignait comme « l’intérêt que l’on porte aujourd’hui aux arts premiers et aux artistes de ces contrées lointaines me semble être le prélude à l’irruption brutale sur la scène de l’art d’un tropicalisme dont la Pattern-painting, la figuration libre, le bricolage bariolé et la prolifération des animaux empaillés n’étaient hier que les débiles signes avant-coureurs. »
En usant de stratégies comme l’inversion du regard, l’appropriation d’un univers qui n’est pas exactement le sien, la répétition, le recyclage de formes et de sujets qui reviennent à l’infini (le serpent, l’obia, le winti, l’akaka, la bouteille de rhum pour les libations, l’oiseau, la culture populaire, le quotidien…) John Lie A Fo est l’artiste qui traverse les générations, à la fois intemporel et prophétique, en ce qu’il annonce, dès les années 1970, la création artistique post-tropicaliste à venir. Début 2017, la jeune université de Guyane accueillera ainsi l’une de ses dernières œuvres, intitulée Cépélu, et représentant les Amérindiens découvrant les formes encore indéfinies des Occidentaux arrivant sur les côtes de Guyane au 15e siècle.
Pour conclure, il faut peut-être simplement chercher l’engagement de John dans son combat de “rêveur définitif” pour le message que renvoient au monde occidental les sociétés qu’il dépeint, celui d’un art de vivre fait de l’émerveillement face à la Nature, aux esprits qui l’habitent, à l’harmonie qui lie les Hommes à leur environnement. L’œuvre de John envoûte et enchante telle celle du réalisateur japonais Hayako Miyazaki. Les deux hommes sont d’ailleurs de la même génération, l’un est né en 1941, l’autre en 1945. Miyazaki, comme John, fait souvent référence à l’écologie, thème exploré dans plusieurs de ses films. Dans une entrevue avec The New Yorker, il dit qu’une grande partie de la culture moderne est « légère et superficielle et fausse », et qu’il attend une ère apocalyptique où les « herbes vertes sauvages reprendront la Terre ». L’onirisme habite leurs œuvres respectives où se retrouvent des thématiques proches, celles de l’enfance, d’une spiritualité propre à des peuples dont le lien avec la Nature reste organique et vital. On y retrouve les divinités, les “anciens dieux ”, la nature omniprésente comme une dernière tentative de rappeler aux hommes que c’est en cessant de croire au Winti, au pouvoir de  l’Obia, aux fées, aux êtres imaginaires qui peuplent les forêts qu’ils disparaissent. C’est peut-être dans ce rapport à la modernité que l’on peut voir dans l’œuvre de John Lie-A-Fo un message adressé « du plus profond de la jungle ».

Texte de David Redon
Photos de P. Roger, M. Lie-A-Fo