CV_A4_USG17

Article extrait du N°17 actuellement en vente en Guyane, France et Antilles.

En 1996, l’éducation en Guyane est gérée par l’Académie des Antilles-Guyane, à qui il est alors reproché de délaisser ce territoire et ne pas être en mesure de résoudre ses défis éducatifs. L’expansion démographique, le décrochage scolaire grandissant, ou encore l’inadéquation entre formations dispensées et bassins d’emplois prometteurs en font partie. De même, l’immensité du territoire, l’isolement de certaines communes ainsi que le faible développement des infrastructures périscolaires sont à prendre en charge. La grève lancée par les lycéens cette année-là se transforme en véritable lame de fond, débouchant sur le siège de la Préfecture, plusieurs nuits d’émeutes et une mobilisation populaire. La médiatisation de la crise est nationale et le président de la République dépêche sur place ses ministres pour y répondre. Ce “ Novembre rouge” ébranle l’apparente tranquillité d’un département qui découvre le fossé entre un modèle de développement assisté et la possibilité d’un destin guyanais.

Récit d’une prise de conscience

La tension est palpable en ce mois de septembre 1996. Les enseignants courent après des moyens supplémentaires. Les élèves du lycée Léon-Gontran Damas pointent du doigt les problèmes d’effectifs et le manque d’enseignants. Ils obtiennent de rencontrer la rectrice d’Académie Michèle Rudler, de passage en Guyane qui accorde une suite satisfaisante à leurs requêtes notamment celle de pourvoir sans délai les postes abandonnés par les enseignants depuis un mois.
Dans les jours qui suivent, c’est au tour des lycéens de Félix Éboué dont je fais partie, de se mettre en grève. La marche de protestation que nous organisons va réunir plusieurs centaines d’entre eux. Nous avançons de la route de la Rocade jusqu’à la route de Baduel, siège de l’Inspection académique des Antilles-Guyane. À notre arrivée, des élèves de Damas s’y trouvent déjà. La Rectrice refuse de recevoir les représentants du lycée Félix Éboué sous prétexte que nous n’avions pas pris de rendez-vous. Or, un courrier de revendications lui avait été transmis la veille par l’inspecteur de l’académie. Agacés et déterminés, nous forçons la porte des lieux. Une première vague réussit à s’y introduire « Lésé nou antré, on veut voir Madame le recteur ! » Nous sommes repoussés in extremis par quelques agents, mais sans effet. Certains lycéens s’introduisent dans la salle où la Rectrice est déjà en audience. Acculée, elle se résout à les recevoir dans les minutes qui suivent. Les cinq représentants du conseil d’administration s’organisent et forment instantanément, dans le hall, un Comité de grève des lycéens que je rejoins avec quelques-uns de mes camarades délégués.
À la veille des vacances de Toussaint, deux protocoles d’accord sont ainsi signés. L’un avec la Rectrice le 22 octobre 1996, l’autre avec le président de Région, Antoine Karam, deux jours après. Alors que les vacances scolaires auraient pu offrir l’occasion d’un essoufflement du mouvement, le Comité s’agrandit, rassemblant désormais représentants des lycées généraux comme professionnels.
À la rentrée, le 3 novembre, sans avancée concrète sur nos revendications, à Félix Éboué nous votons à l’unanimité la reprise du mouvement. Abandonnés par la Fédération des parents d’Élèves qui se désolidarise du mouvement et face à la discrétion silencieuse de la grande majorité des représentants politiques locaux et l’attentisme du Rectorat, les jeunes réclament la venue du ministre de l’Éducation.
L’appel des lycéens et enseignants de Félix Éboué enjoignant camarades et collègues de tous les lycées à rejoindre le mouvement est entendu. Débrayages et cahiers de doléances se multiplient. Le 7 novembre, nous sommes plus de trois milles à marcher sur la préfecture dont la place et les accès sont rapidement obstrués par la foule. Les lycéens et collégiens, accompagnés de seulement quelques parents et professeurs, inondent la place Léopold Héder.
Une délégation lycéenne reçue par le Préfet informe ce dernier que personne ne quittera les lieux avant confirmation de la venue du ministre de tutelle. Elle demande la création d’une académie et la satisfaction des doléances collectées. À l’entrée de la préfecture, je suis interpellé par un journaliste de la télévision publique, alors qu’il filmait quelques pneus incendiés par la foule excédée. Je crie à la caméra : « Où sont les parents ? » La nuit tombée, les forces de l’ordre interviennent pour déloger la foule. S’ensuivent deux nuits d’émeutes, avec pillages et destructions d’immeubles. La porte-parole du mouvement lance un appel à la population à travers les grilles de la préfecture, pour lui demander de venir nous soutenir. À l’intérieur la tension monte.

« Monsieur le Préfet, lui lance un membre de la délégation, allez réveiller le ministre, on veut une confirmation et une date de sa venue en Guyane. » Christiane Taubira, présente sur les lieux, se trouve prise en étau entre une délégation qui ne veut plus dialoguer avec elle et un Préfet empêtré dans ses négociations avec le Ministère. Furieuse, elle lance : « Que voulez-vous exactement ? » Le plus jeune des lycéens lui répond :« Que le ministre vienne ! »
La nuit tombée, la députée quitte la préfecture aux alentours de 23h50. À 00h08 les forces de l’ordre interviennent pour déloger la foule. Les véhicules garés à la sortie du parking de la préfecture sont brûlés. S’abattent alors des pluies de grenades assourdissantes, de bombes lacrymogènes, de cocktails Molotov. Tandis qu’une délégation d’une vingtaine de lycéens et de parents d’élèves se retrouve enfermée dans les toilettes de la préfecture en compagnie de CRS. L’hôtel de Région est incendié. Un jeune est grièvement blessé par les balles policières. Le 10, un corps est découvert sans vie dans les décombres d’un magasin incendié. Le 12, suite à la prononciation de peines de prison à l’encontre de plusieurs manifestants, dont un lycéen, accusés d’avoir participé aux violences, Cayenne connaît une nouvelle nuit d’affrontements. Les forces de l’ordre comptent des blessés.

Aux racines du mouvement

Quand certains, notamment des partis de droite, évoquent une récupération par la mouvance indépendantiste, la députée Christiane Taubira, met en garde. « Ne voir que ces tentatives de manipulation, c’est cacher la forêt du malaise social derrière l’arbre d’incidents ponctuels. » À l’Assemblée nationale, elle interpelle ainsi le gouvernement sur la gravité de la situation et l’urgence d’y répondre. Albert Darnal, secrétaire général adjoint, pointe du doigt le positionnement de certains parents d’élèves qui choisissent d’abandonner les lycéens. « Pendant des années, ils n’ont rien fait et quand leurs enfants manifestent, ils osent se désolidariser. » Le syndicat UTG lance une grève générale le 13 novembre en soutien au mouvement. Le même jour, tandis que toute la Guyane est à l’arrêt, boutiques fermées, vols annulés, ses habitants sous le choc de violences historiques, la fusée Ariane s’envole.
Le mouvement propulse la demande d’une académie de plein exercice. Elle fut formulée sur le plan politique sans jamais être satisfaite. Les violences font la Une des médias nationaux et la CGT, depuis Paris, fait part de sa préoccupation. Des étudiants guyanais à Paris, Bordeaux et Montpellier alertent l’opinion publique, relaient les messages de soutien, organisent des manifestations. Une chaîne de solidarité se crée entre les organisations syndicales des Antilles et de la Guyane.
Jacques Chirac, président de la République, annonce la venue des ministres concernés et ordonne de satisfaire les revendications lycéennes. Quelques jours plus tard, le 20 novembre, les ministres de l’Éducation et de l’Outre-mer arrivent en Guyane. Ils créent le Rectorat et lancent un plan de soutien financier.
Le récit gouvernemental de ce novembre rouge explique la crise par l’explosion démographique. Mais l’explosion couvait depuis plusieurs années. Un jeune de quartier déclare aux médias au soir des émeutes comment « la société a fait de nous une génération de mendiants ». L’onde de choc qui pulvérise les bâtiments de la Région puis le lancement par la société civile et quelques élus d’un nouveau pacte de développement pour la Guyane dès 1997, exposent combien l’expansion démographique n’est pas une cause, mais un effet du modèle de développement animant la construction de la Guyane. Une génération de jeunes sans-emploi, mal formés ou en exil : tel fut le résultat d’une dynamique de décentralisation en trompe-l’œil. L’éducation en étant dépendante de bureaux situés en Martinique, illustre les pesanteurs et parfois l’incohérence d’un mode de gestion à distance.

La Génération de Novembre

Après la victoire des lycéens, le communiqué du Mouvement pour la décolonisation et l’émancipation sociale (MDES) rappelait son souhait « qu’un jour, des instances guyanaises décident elles-mêmes des structures et des moyens de notre développement (…) sans qu’il soit nécessaire de convoquer puis supplier des ministres français ». Le Mouvement de novembre a-t-il constitué une étape dans l’histoire du mouvement indépendantiste guyanais ? Si l’on s’en tient aux accusations de manipulation de la mobilisation, celui-ci aurait réussi à plonger la Guyane dans une semaine d’émeutes précédée d’un mois de grève lycéenne et aurait mobilisé des escouades de jeunes pilleurs et casseurs. Ce faisant, il aurait réussi à médiatiser sur le plan national la gravité de la situation éducative, sociale, mais aussi économique de la Guyane. Ce qui aurait poussé le chef d’État de la sixième puissance mondiale à satisfaire une demande formulée en vain par les pouvoirs locaux depuis trente ans. De ce point de vue, le Mouvement de novembre serait un remarquable succès tactique.

La répression l’année suivante, que condamnera la Ligue des droits de l’Homme s’inscrirait ainsi comme le contrecoup de cette dynamique indépendantiste. Pour autant, les témoignages ne penchent pas vers la théorie du complot. Les revendications lycéennes formulées n’avaient rien de politisé.
En revanche, malgré les émeutes, les lycéens ont sereinement poursuivi leurs travaux. Ils ont créé le Comité des lycéens et des élèves de Guyane, au sein duquel nous avons préparé dans chaque établissement la rencontre avec les ministres. Nous étions 44 élèves en négociation, pendant six heures, face aux deux ministres. S’était alors institué depuis un mois, un dialogue au sein de la communauté éducative, prenant conscience que l’éducation était d’abord un enjeu de société. Enfin, les membres du Comité et de l’Association des élèves qui suivirent des parcours politiques le firent sur tout l’échiquier politique local.
L’ampleur et la durée du mouvement ainsi que ses conséquences ont marqué l’année scolaire 1996-1997. Les lycéens, à travers leurs délégués ont renforcé leurs pouvoirs de propositions. Ils ont collaboré directement à l’élaboration de projets d’établissement, d’animation pédagogique, d’aménagement spatial et de sécurisation des abords des locaux. L’explosion des violences a rendu compte du lien entre l’état du système éducatif, le sort des jeunes non scolarisés ou éjectés du système et le modèle de développement de la Guyane.
La prise de conscience et de responsabilité générationnelle à travers la revendication d’une académie autonome s’est faite en rupture avec l’ordre établi qu’il soit parental, social ou politique. « Si les adultes n’ont pas pu obtenir tables et chaises pour leurs enfants, alors nous irons les chercher nous-mêmes », aurait dit un bachelier exaspéré sur le piquet de grève.
Vingt ans après, la génération née après les années 80, qu’elle soit en Guyane ou ailleurs, n’a pas emprunté la voie de l’indépendantisme, mais a cultivé l’esprit d’indépendance comme état d’esprit guyanais. Cette “ Génération de Novembre”, entreprenante, impertinente et créative constitue désormais un réservoir de connaissances, d’expériences et de réseaux disponibles pour les enfants qui n’ont bénéficié du Rectorat qu’avec un succès relatif. L’état de l’école, le déficit de formation et le chômage des jeunes restent aussi inquiétants en 2016 qu’en 1996.
En dépit d’une apparente amnésie des événements du “novembre rouge”, les mutations invisibles portées par le basculement des générations poursuivent leurs effets. C’est ainsi qu’un second Mouvement de novembre, en 2013, a obtenu après un mois de grèves et de manifestations, la création d’une université de Guyane. L’élan né avec ce nouveau mouvement n’est pas une étincelle isolée. Il constitue la suite logique de ce renversement générationnel. Tôt ou tard, une réponse par le haut doit être palpable pour celles et ceux qui, au sortir du collège ou du lycée, de Camopi à Saint-Laurent, désirent travailler, s’épanouir et jouir d’un territoire où tout est réellement possible.
Ce second mouvement n’a pas connu d’émeutes sanglantes. Sur le piquet, les étudiants découvrirent avec leurs aînés l’histoire de novembre 1996. Ils ne la répétèrent pas. On a vu ainsi la mobilisation dans le milieu universitaire devenir un mouvement populaire, notamment via Internet. Des artistes se sont engagés, dédiant concerts et clips. En deux jours et deux nuits, les lycéens se sont mobilisés. Ils ont diffusé vidéos, slogans, appels à manifester, animé des débats, utilisant volontiers les symboles d’Anonymous ou d’Occupy. Deux marches de plusieurs milliers de jeunes ont été organisées en un temps record, sans aucun heurt, mais la détermination d’une majorité qui cherche les clefs de son émancipation.

Texte et témoignage de Keita R. Stephenson en collaboration avec Jemetree Guard
Photos Antoine Cercueil AFP, Tchisseka Lobbelt- service presse Conseil général de Guyane, France-Guyane