En Guyane française comme partout dans le monde, à l’orée du XXe siècle, la carte postale devient un nouveau média, fixant pour la postérité les personnalités, les gens du commun, les événements marquants et les scènes typiques de la vie quotidienne. À Saint-Laurent-du-Maroni, les pionniers en la matière se nomment Désiré Lanes, Albert Lévy, Fernand Pérez-Moreyra et Jean Ricord, tous anciens forçats reconvertis dans le commerce à leur libération.

Des forçats modèles

Les parcours qui mènent Lanes, Pérez, Lévy et Ricord au commerce saint -laurentais sont à l’opposé de ceux qui, à l’image d’un Roussenq ou d’un Dieudonné, multirécidivistes de l’évasion, abonnés à la réclusion cellulaire ou éternels “ incorrigibles ”, choisissent la voie de la révolte contre le système pénitentiaire. Ils ne sont pas non plus de la cohorte de ceux qui abdiquent, finissant, à leur libération, loqueteux et squelettiques, à hanter les porches des maisons de commerce du village ou les halles du marché, chapardant et mendiant leur survie.
Ces quatre transportés incarnent, aux yeux de l’AP tout au moins, le profil, rare et atypique, du forçat modèle. Face à la dure réalité du quotidien au bagne — exil, misère, faim, rigueur du climat et des corvées, autorité abusive des surveillants — ils collaborent avec le système pénitentiaire, se ménageant une situation pour finalement être des rares à revoir la France.

Tout au long de leur peine principale, tous quatre se tiennent tranquilles. Leurs dossiers matriculaires sont parcourus de bonnes appréciations et les promotions de classes s’enchainent. Évitant les travaux les plus pénibles, on les retrouve à toutes les “ planques” les plus convoitées du bagne – infirmiers, canotiers, employés au service des écritures et porte-clés – et cela, d’autant plus facilement qu’ils ont parfois, comme Lanes, le photographe ou Ricord, le boulanger, de réelles compétences à mettre au service de l’administration. Les “ débrouilles ” qu’autorisent ces situations assurent à chacun l’aubaine d’économies déclarées à plusieurs milliers de francs au moment de leur libération.

Commerçants à Saint-Laurent 

Libérés, Lanes, Ricord, Pérez et Lévy s’installent comme commerçants, à Saint-Laurent. En ce début de XXe siècle, dans une “ ville coloniale ” déjà largement phagocytée par la population libre, les places sont devenues rares. Dans la partie la plus ancienne de la ville, les modestes échoppes du petit commerce de détail, des débits de boisson, restaurateurs, logeurs et coiffeurs, tenus principalement par des libérés ou des Chinois libres, ont laissé peu à peu la place aux massives bâtisses en brique et à étage des riches négociants. Les concessionnaires de la population pénale sont refoulés au Village Chinois et au « bout du village ». C’est dans ce dernier quartier que sont placés Lanes et Ricord, gens de métier, seule catégorie de forçats auxquels l’AP accorde encore la faveur des rares concessions urbaines disponibles. Pérez et Lévy, eux, composent sans l’aide de l’Administration.
Désiré Lanes a été initié à la photographie au cours de son passage au 2e bataillon d’Afrique, en Algérie, avant sa condamnation au bagne. Libéré en 1905, il ouvre le tout premier studio photographique professionnel de Saint-Laurent. De son travail, seules les 80 vues du Maroni, de Kourou et des îles du Salut, qu’il édite en son nom, en trois grandes séries de cartes postales, entre 1905 et 1908, sont formellement identifiées. De son propre aveu, dès 1908, les affaires vont mal, et l’année suivante, il disparait des registres de patentes. Son studio ferme et il occupe en 1910 les fonctions de planton, à la mairie.
Les transportés Pérez et Lévy décident, de lier leur destin vers 1908, pour fonder la maison Pérez & Lévy. Vente de tissus, mercerie, fournitures de bureau, matériel pour orpailleurs, quincaillerie, armes à feu, location de livres, débit de timbre… Ils vendent de tout, et au milieu de ce bazar, les cartes postales. Aujourd’hui, elles sont, avec l’emblématique “ PL ” qui les orne, le principal témoignage qui persiste du passage au Maroni de ces deux bagnards en rédemption. Deuxième grand éditeur de l’histoire de St-Laurent, ils laissent à la mémoire de la ville un riche ensemble de 165 vues recensées, éditées en plusieurs temps, entre 1909 à 1910.

Ricord, lui, rentre dans le commerce saint-laurentais, en 1912, en tant que boulanger, son métier de formation. Mais c’est le bazar qu’il ouvre l’année suivante qui le fait rentrer dans l’histoire de la carte postale. Ricord lègue à St-Laurent un héritage de 32 cartes postales, éditées vers 1916. Elles comptent parmi les plus rares et les plus recherchées des collectionneurs.
Si la peu lucrative activité de photographe de Désiré Lanes était sans doute dès le départ vouée à l’échec, les maisons Ricord et Pérez & Lévy ont, elles, connu une relative prospérité. Ricord tint jusqu’à trois commerces en même temps, tandis que Pérez et Lévy, au plus fort de leur promotion dans la société saint-laurentaise, déménagent de leur modeste commerce du 19 rue Montravel pour investir la maison Guihard, une des plus élégantes bâtisses de la ville.

Les difficultés étaient pourtant bien réelles. Pérez et Lévy ont entretenu avec l’AP un important dossier de correspondance, livrant un éclairage précieux sur les réalités de la vie des libérés les mieux intégrés. L’administration est d’abord une cliente. Pérez et Lévy la fournissent notamment en divers articles de quincaillerie et de papeterie, devançant parfois les gros concurrents de la population libre lors des appels d’offre, livrant les fonctionnaires à domicile, et louant une chambre à l’un d’eux. L’AP se fait également concurrente, lorsque ses services sont détournés au profit de fonctionnaires débrouillards. C’est à chaque fois pour les deux négociants l’occasion d’éructer contre le préjudice causé aux commerçants patentés. Par exemple lorsque l’atelier de confection des surveillants se permet de vendre à qui le veut et à moitié prix, des casques fabriqués sur place, avec la main d’œuvre et les outils de l’État.

Mais c’est la condition même du libéré qui cristallise le plus grand nombre de plaintes. Avec l’astreinte à résidence et l’interdiction de séjour dans plusieurs secteurs de la colonie, le moindre déplacement, soumis à l’autorisation du gouverneur, tient du marathon administratif. Impossible, comme le font les concurrents de la population libre, d’aller négocier directement les prix chez les fournisseurs en métropole, les voisins surinamais ou antillais, ou simplement à Cayenne. Même une fois réhabilités et officiellement amendés, ils demeurent des citoyens de seconde zone. Brandissant la carte d’électeur à laquelle ils ont à nouveau droit, Pérez et Lévy en référent au ministre de la Justice, pour être, comme la plupart des autres riches négociants de la ville, invités aux fêtes officielles données par la municipalité. Le maire justifie cette mise au ban : « Si la population libre ne voyait pas d’inconvénients à l’admission des réhabilités aux fêtes publiques, parce qu’elle se trouve en relations commerciales avec eux, il n’en est pas de même du personnel de l’Administration Pénitentiaire qui se souvient de la situation sociale ancienne de ces individus, et qui ne peut, du jour au lendemain, leur accorder la considération qu’il témoigne à la population libre. » Et tout est dit… L’ombre infamante du bagne semble devoir planer pour toujours sur ceux qui l’habitaient jadis.

Les photographes

Aucun élément n’indique que Pérez, Lévy ou Ricord aient été photographes. La chronologie des éditions et des prises de vue semble désigner Lanes, seul photographe professionnel alors présent au Maroni, comme auteur des clichés édités par Pérez et Lévy. Le cliché PL n°17, réédition de 1909 d’une vue mise en circulation par Lanes dès 1905, matérialise un pont sans équivoque entre le photographe et les deux négociants. Pour Lanes, l’année 1909 marque une période de grandes difficultés financières. Il a le plus grand mal à réaliser le simple tirage des épreuves de la série qu’il édite en 1908. Confronté à de telles contrariétés, aurait-il refusé de s’entendre avec des commerçants plus fortunés ? Une plainte déposée en 1910 par la maison Pérez & Lévy auprès du maire de St-Laurent, à l’encontre du planton Lanes, atteste d’une inimitié. Le différent est-il photographique ? Lanes s’est-il senti lésé de ne pas être cité comme auteur des clichés ?

L’œuvre du photographe représenterait un ensemble d’environ 250 vues, qui feraient de lui, après Marcel Bruère-Dawson et son magasin “ La Conscience ”, à Cayenne, le deuxième plus important contributeur de l’édition de cartes postales anciennes en Guyane.

Lanes, qui quitte la colonie en 1911, ne saurait en revanche être l’auteur des clichés de la collection Ricord. Fernand Housset, un autre libéré installé dans le commerce saint-laurentais, semble être à l’origine d’au moins quelques vues.

Les clichés

Les cartes postales éditées par Lanes, Ricord, Pérez et Lévy rassemblent un total de près de 300 vues, offrant une immersion dans l’intimité du St-Laurent de l’époque : les rues soignées du quartier officiel, l’hôpital en construction, le camp de la Transportation, les appontements, les berges du Maroni, et aussi, l’effervescence cosmopolite du “ village colonial ” où les imposants comptoirs d’or et les élégantes maisons de commerce des négociants en gros contrastent avec les petites épiceries et les tripots louches. Les clichés couvrent l’ensemble de la commune, et tout particulièrement le “ Village ”, dont chaque encoignure de rue a fait l’objet de prises de vues systématiques et méthodiques, constituant un inventaire presque exhaustif du bâti saint-laurentais.

Rien n’est cependant montré de la misère du bagne, ni de l’intérieur du camp, et même très peu du quartier officiel. Est-ce seulement parce que les photographes, en tant que libérés, n’avaient qu’un accès très réglementé à ces quartiers ? Ou bien faut-il y voir un certain contrôle exercé par une Administration Pénitentiaire soucieuse de son image ? L’AP est effectivement montrée à son avantage, œuvrant à la construction de la ville et au développement de son territoire. Les forçats, bien gardés, sont de tous les travaux, tandis que la vie semble s’écouler comme dans n’importe quelle autre commune, tenant son marché, fêtant le 14 Juillet et célébrant la Fête-Dieu. Autre élément intriguant : au moins 12 des clichés numérotés de la série Pérez & Lévy n’ont encore été référencés dans aucune collection. Pourrait-il s’agir d’une censure, exercée par l’AP sur des sujets jugés non conformes à l’image qu’elle voudrait véhiculer ?
Trois cartes postales de la série Pérez & Lévy, probablement très prisées et vite vendues, ont fait l’objet de rééditions. En ce sens, elles sont représentatives de ce que les saint -laurentais tenaient, eux, pour emblématique de leur ville. Comme pour n’importe quelle commune de France, on retrouve, sans surprise, l’église, en même temps que, plus caractéristiques de l’exotisme du Maroni, les transportés répondant à l’appel, devant le camp de la Transportation et des « Peaux-Rouges », pagaies à la main.

Retour en métropole

Lanes, Pérez, Lévy, et Ricord font tous partie des transportés, relativement peu nombreux, à être revenus de Guyane. Lanes la quitte trois ans après le terme de son astreinte à résidence, en 1911. Lévy, Pérez et Ricord semblent se satisfaire un temps de leur situation de commerçants au Maroni et ne rentrent en France qu’en 1917, plusieurs années après leur réhabilitation, vraisemblablement chassés par le coup que porte la Première Guerre mondiale au commerce guyanais dans son ensemble. Après eux, la carte postale saint-laurentaise s’essouffle. Malgré quelques timides relèves, plus aucune grande série ne sera éditée, plongeant Saint-Laurent dans l’ombre pour plusieurs décennies, le temps que la photographie se démocratise.

 

Albert Levy
né le 16 mars 1863, à Dunkerque
1887 – travaux forcés, à perpétuité (atten tat à la pudeur)
1902 – peine à perpétuité abaissée à 15 ans
1905 – 2 ans de remise de peine
1906 – libéré astreint à résidence
1912 –  réhabilitation
1917 – retour en métropole

Fernand Perez-Moreyra
né le 4 juin 1871, à Ivry
1891 – 6 ans de travaux forcés et 20 ans d’interdiction de séjour (vol)
1897 – libéré astreint à résidence
1904 – fin de l’astreinte à résidence
1912 – réhabilitation
1917 – retour en métropole

Désiré Lanes
né le 3 mai 1876, à Toulouse
1898 -
1900 – engagé volontaire au 2e bataillon d’Afrique (Algérie)
1900 –  5 ans de travaux forcés (vol)
1905 –  libéré astreint à résidence
1908 – fin de l’astreinte à résidence
1911 –  retour en métropole

Jean Ricord
né le 17 août 1864, à Valbonne, Alpes-Maritimes
1893 – 12 ans de travaux forcés et 10 ans d’interdiction de séjour (tentative de meurtre)
1905 – libéré astreint à résidence
1909 –  fin de l’astreinte à résidence
1913 – réhabilité
1917 – retour en métropole
Texte de Arnauld Heuret
Photos fond A. Heuret.