Un sommet tabulaire isolé au cœur de la Guyane, culminant à 830 mètres d’altitude et plongé en permanence dans la brume. Le mont Itoupé est un site exceptionnel.
En 2010, la quarantaine de scientifiques qui l’ont arpenté ont recensé près de 3400 espèces animales et végétales. Une nouvelle mission a été organisée en novembre 2014, puis en janvier 2016, pour compléter notre connaissance de ce massif et de ses habitants.

Une saison des pluies qui n’en a que le nom. En ce début janvier 2016, il ne pleut quasiment pas. Météo France a fait le calcul : pour retrouver un mois de janvier aussi sec en Guyane, il faut remonter à… 1955 ! Voilà qui ne fait pas l’affaire de la communauté scientifique guyanaise, et particulièrement des dix chercheurs (CNRS, IRD, MNHN…) et des trois techniciens naturalistes du Parc amazonien qui s’apprêtent à embarquer pour le mont Itoupé. Spécialistes des reptiles et des amphibiens, des insectes, des faucheux (araignées) et même des vers de terre, ils vont s’installer dix jours sur ce massif tabulaire situé à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Saül. Dix jours pour passer le site au peigne fin, recenser les espèces qu’ils étudient et peut-être même en découvrir de nouvelles. En 2010, lors de la première mission menée sur ce site, les scientifiques avaient répertorié pas moins de 3382 espèces (dont 1900 d’insectes). Un concentré de biodiversité exceptionnel et unique en Guyane.
Du haut de ses 830 mètres, le mont Itoupé est le deuxième point culminant du département après les monts Bellevue de l’Inini, à l’est de Maripasoula. Son sommet baigne quasiment en permanence dans la brume. Comblées par tant d’humidité, les mousses, fougères et orchidées s’y développent de manière exubérante. Cette “ forêt tropicale à nuages ”, l’un des écosystèmes les plus riches au monde, s’étend sur 46 km2. « C’est la plus vaste étendue de forêt d’altitude en Guyane », précise Maël Dewynter, écologue tropical à la fondation Biotope.
Ce relief présente encore bien d’autres singularités, notamment une orientation nord-sud, rare en Guyane, et un isolement des autres massifs montagneux. Mais sa localisation, dans une zone très reculée et uniquement accessible en hélicoptère, l’a longtemps tenu à l’écart de la recherche… jusqu’en 2009, lorsque les membres du Conseil scientifique du Parc amazonien de Guyane le désignent comme «  site de référence  »pour y réaliser un suivi à long terme de la biodiversité et des effets des changements climatiques.
La première mission pluridisciplinaire d’envergure est organisée en 2010. Les résultats des inventaires naturalistes menés minutieusement par la quarantaine de scientifiques dépassent les espérances. Quatre ans plus tard, “ Itoupé 2 ” réunit à nouveau une trentaine de chercheurs dans la brume, pour compléter ces inventaires en saison sèche et les comparer. Des capteurs météorologiques sont également installés sur le flanc ouest du massif afin de mesurer la température et l’humidité régnant aux différentes altitudes.
Car Itoupé pourrait également devenir le témoin des changements climatiques accélérés que connaît actuellement notre planète. « La fraicheur et l’humidité qui règnent sur ses pentes et à son sommet ont certainement servi de refuge à un certain nombre d’espèces lors des périodes de sécheresse qu’a connues l’Amazonie au cours des millénaires passés », explique Raphaëlle Rinaldo, responsable scientifique au Parc amazonien. Aujourd’hui, les scientifiques recherchent des espèces qui seraient susceptibles de réagir au réchauffement climatique en migrant ou en se maintenant plus en hauteur. Plusieurs grenouilles, inféodées à certaines altitudes en raison des conditions climatiques qui y règnent, pourraient jouer ce rôle.

UNE NOUVELLE MISSION EN SAISON DES PLUIES

infographieitoupeFEn ce début d’année, lorsque les 13 scientifiques et techniciens naturalistes débarquent de l’hélicoptère sur le flanc ouest du massif, ils se doutent que leur tâche va être plus difficile que prévue : il fait beau, désespérément beau. « On n’entendait quasiment aucun chant de grenouille. Il a fallu se démener pour les trouver ! » raconte Maël Dewynter, spécialiste des reptiles et des batraciens. Cette nouvelle mission scientifique vient compléter celle de novembre 2014, menée en saison sèche. Elle est consacrée plus particulièrement aux inventaires herpétologiques (reptiles et amphibiens) et entomologiques (insectes).
Au camp de vie, dans les deux grands carbets construits à 570 m d’altitude par des agents du Parc amazonien, chacun s’organise pour mettre à profit ces dix jours de terrain. Les quatre spécialistes de la Société entomologique Antilles-Guyane (SEAG) s’affairent au niveau de la DZ (zone de poser d’hélicoptère) à 600 m, ainsi qu’au sommet. Ils disposent des pièges lumineux en zone dégagée et dans la canopée ainsi que des pièges à appâts fermentés et des pièges d’interception de type Slam (des tentes munies d’un collecteur). Ce dispositif permettra de pouvoir comparer la diversité des insectes selon l’altitude.
En journée, les entomologistes chassent à vue, au filet, afin « d’obtenir des informations sur le type d’habitat des insectes. Avec le piège lumineux, nous avons assez peu d’informations sur la vie des insectes capturés », précise Denis Blanchet, de la SEAG. Dans cette discipline, chaque mission sur le terrain permet de faire de nombreuses découvertes. Mais il faudra encore attendre plusieurs mois avant d’obtenir un recensement précis, car la SEAG envoie les spécimens collectés à des spécialistes des quatre coins du monde. « Pour cette mission de janvier, on attend le retour de nos correspondants identificateurs. On peut néanmoins dire que cet inventaire devrait être aussi riche que la dernière fois », sourit Serge Fernandez, entomologiste passionné.
De leur côté, les quatre herpétologues – Maël Dewynter (Fondation Biotope-MNHN), Élodie Courtois (CNRS), Antoine Fouquet (CNRS Guyane) et Benoît Villette (Réserve naturelle Trésor) – se lancent dans un grand inventaire des batraciens, avec l’espoir de remettre la main sur deux espèces qui avaient été découvertes en 2010. À eux quatre, ils quadrillent au mieux la zone. Leurs efforts payent : parmi la quarantaine d’espèces récoltées, les herpétologues retrouvent ce crapaud-feuille marron du genre Rhinella au-dessus de 500 m et cette grenouille proche de l’Anomaloglossus degranvillei. Cerise sur le gâteau, Élodie Courtois découvre à son tour, au pied du massif, une petite grenouille totalement inconnue en Guyane et un groupe de petits crapauds très intrigants. Ils font l’objet de toutes les attentions : photographiés sous tous les angles, leurs chants sont également longuement enregistrés. Des spécimens sont récoltés ; ils feront l’objet d’une analyse génétique afin de confirmer ou non leur statut de nouvelle espèce pour la science.
Un autre scientifique est assuré de faire des découvertes à Itoupé. Thibaud Decaëns (Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, CNRS Montpellier) étudie les vers de terre. Des organismes particulièrement importants pour le fonctionnement des écosystèmes terrestres, mais qui restent encore assez peu étudiés en forêt tropicale. « Nous tablons sur 70 % de nouvelles espèces pour la science en moyenne par mission », précise-t-il. Sur le mont tabulaire, il se régale. Accroupi au sol, il gratte la terre, les souches d’arbres morts et les vieilles termitières pour dénicher des vers de terre de 1,5 cm à plus d’un mètre de long ! Thibaud Decaëns repartira d’Itoupé avec 35 à 40 espèces différentes, dont la majorité sont nouvelles pour la science. Un long travail – notamment de dissections et d’analyses ADN – est encore nécessaire pour affiner les identifications.
Sébastien Cally, doctorant au laboratoire Évolution et diversité biologique de l’université Paul-Sabatier de Toulouse, cherche quant à lui les opilions – plus couramment appelés faucheux – aux différentes altitudes du massif. Il tamise la litière, tape les branches, fauche les herbes pour récupérer ces fines araignées. Celles-ci, « difficiles à identifier d’un point de vue morphologique », vont faire l’objet d’analyses génétiques. Dans l’attente des résultats, Sébastien Cally fait preuve d’un optimisme prudent… « J’ai l’impression d’avoir trouvé des espèces uniques au mont Itoupé, mais il faudra le confirmer. Ce site semble abriter une diversité importante ».
Partis trois jours “ en mission” sur le flanc est d’Itoupé, Maël Dewynter et Benoît Villette retrouvent également, à 600 m, un petit poisson du genre Hartiella, déjà observé en 2014. Lui aussi semble être une nouvelle espèce pour la science.
Pour l’ensemble des scientifiques, Itoupé aura tenu toutes ses promesses, même sans la pluie tant espérée. L’effort porté sur les inventaires naturalistes propulse aujourd’hui ce site parmi les mieux connus du Parc amazonien, voire de la Guyane. Un état de connaissances qui augmente d’ailleurs son attractivité et permet d’envisager la mise en œuvre d’études scientifiques plus fines. Le CNRS a d’ailleurs en projet l’étude d’une montagne couronnée, un site à fossés construit par l’Homme, découverte à proximité. Des archéologues pourraient donc bien venir à leur tour fouler les pentes du massif. Itoupé est loin d’avoir révélé tous ses secrets…

Texte de Stéphanie Bouillaguet / Pag
Photos Aurélien Brusini / aurelienbrusini .com
Infographie Géraldine Jaffrelot / Pag