Le rôle de pilote est de « chenaler » les navires de fort tonnage dans les eaux resserrées et peu profondes à l’approche, l’accostage et l’appareillage d’une zone portuaire. Rencontre avec une profession mal connue. 

Malgré son imbrication dans le plateau des Guyanes, l’approvisionnement en fret de notre pays s’opère essentiellement par la voie maritime. Chaque année, c’est à Degrad-des-Cannes (DDC) que plus de 300 navires y déchargent leur colossale cargaison (porte-conteneurs, vraquiers hydrocarbure et clinker, rouliers, etc.). Les accidents maritimes demeurent rares sinon dans les zones dites “ d’atterrissage ”, soit à moins de 20 km des ports. Ici, les fonds émergent, les dangers isolés affleurent, la marée, les vents et les courants provoquent une dérive difficile à estimer. Le capitaine d’un navire doit faire appel à des pilotes, des “ hommes du territoire ” afin qu’il accède sans encombre aux installations qui lui sont réservées.
Le pilotage fut rendu obligatoire par un édit de 1551, puis précisé sous Colbert, pour protéger les chenaux et les ports. De nos jours, il existe 31 stations de pilote, 338 pilotes et 400 salariés répartis dans 50 ports de commerce français. Ces entreprises privées, propriétaires de leurs moyens de production, ont une mission de service public. En Guyane, la station de pilotage est composée de quatre pilotes : Éric Sagne, président de Station, Gerry Colombine, Jacques Toto et Luc Troudard ainsi que de 5 marins (patrons de vedettes et matelots).

Le dragage: un mal nécessaire

Le chenal de DDC est particulièrement redouté par les capitaines du fait de l’apport incessant de bancs de vase expulsés par le fleuve Amazone (35 tonnes par seconde). Pour entretenir une profondeur satisfaisante, la société néerlandaise De Boer, drague quotidiennement, dix heures par jour, le chenal du Mahury. L’énorme tête aspirante sous-marine expulse la vase à tribord. Devenus solubles, les sédiments demeureront un long moment en suspension avant de se décanter, bien à l’ouest du chenal. La drague Mahury est un véritable navire hydrographique pouvant contrôler l’engraissement des fonds avec une grande précision. Néanmoins, la Direction de l’Environnement de Développement Durable et du Logement (DEAL) acquerra en 2005, le Ti-caïenne, navire de bathymétrie pour vérifier la cote contractuelle. Les derniers contrats de dragage s’élèvent tout de même à près de 50 millions d’euros pour la période 2007-2017 soit une moyenne de 400 000 euros par mois !
Malgré tout, même lors des forts coefficients de marée, la profondeur du chenal atteint à peine plus de 7 m. Pour cette raison, afin de réduire leur tirant d’eau, les plus gros cargos doivent se délester des conteneurs destinés au Brésil à Port of Spain (Trinidad). Des feeders, plus modestes, viendront rapidement livrer les conteneurs transbordés.

Conjuguer vitesse et surchauffe

En atteignant les côtes de Cayenne, les navires stationnent à la bouée d’atterrissage au large de l’îlet le Père, le temps qu’une place se libère au port ou que la marée leur soit favorable. La pilotine, vedette rapide, se positionne à couple du cargo. Le pilote accède à bord en saisissant une échelle de corde qui lui permettra d’atteindre le pont principal. Ensuite, il faudra gravir d’interminables et étroits escaliers pour accéder à la passerelle de pilotage qui domine majestueusement la proue du navire. Le calme, la fraîcheur et la pénombre qui y règnent tranchent toujours avec l’agitation et la chaleur des ponts inférieurs. Après les salutations d’usage entre pilote et capitaine, on échange rapidement les informations techniques essentielles (positionnement sur carte, tirant d’eau). Puis, le pilote indique au commandement le cap à tenir et la vitesse à maintenir. Dans le cas des navires de commerce, le tirant d’eau s’élève généralement à 6, 20 m. La hauteur d’eau moyenne annuelle n’atteint guère plus de 6.5m ! Autant dire que le navire rentre au port en glissant sur une vase fluide, mais qui peut s’avérer très “ attachante ”. Le compromis consiste à conserver une vitesse suffisante pour que le navire ne s’échoue pas, tout en évitant le redoutable black-out ou “ disjonction totale ” : cette avarie peut se produire lorsque les navires chenalent dans la vase fluide. Les circuits de refroidissement des moteurs sont obstrués, surchauffent et disjonctent par sécurité. Les navires sont dits “ désemparés ” : il faut d’urgence mouiller les ancres. En 2003, un chimiquier subit cette avarie au cours de son demi-tour.

Lamaneurs à l’assaut des aussières

À l’approche des quais, les manœuvres deviennent plus subtiles et le pilote quitte la salle des commandes pour rejoindre l’un des deux ailerons de commande. De ces postes de pilotage déportés, on surplombe visuellement la coque et le quai. Les propulseurs transversaux, situés à l’étrave ou à l’arrière, rentrent en action afin d’aider à la manœuvre d’évitement, c’est à dire effectuent un demi-tour afin de se positionner, le long du quai, en situation de départ. Interviennent alors les lamaneurs, très liés au pilote lors de l’accostage. Ils sont répartis à quai et à bord d’une embarcation légère. Ils ont pour mission d’attraper la pomme de touline, cette boule de nœuds lestée sur laquelle un cordage fin sert de messager pour transférer les énormes aussières du cargo. Le lamaneur embraquera rapidement l’œil des amarres sur les bollards (bittes d’amarrage) tandis que l’équipe sur l’eau fixera celles destinées aux bouées de corps-mort.

Pilotage de croisiéristes

Nous avons pu aussi accompagner un service de pilotage d’un paquebot de croisière. La manœuvre consistait à prendre en charge le paquebot, Prinsendam, en attente à un mille nautique de l’île du Diable, et de le mouiller dans la rade foraine, face à l’île Royale, par des fonds de 9 m. D’une longueur de 200 m, un tirant d’eau de 7, 20 m, 14 ponts, 740 passagers et 460 membres d’équipage, ce navire en imposait du bas de la pilotine. Ce jour-là, Jacques Toto coordonna les opérations avec le patron de vedette, Jean-Marc Colombine et le matelot Édith Laï Van Cham.
Sylvain Dacheville, directeur adjoint de la Somarig, s’était joint à nous ; la Somarig est en effet l’agent maritime qui accueille la totalité des 25 à 35 paquebots faisant escale chaque année à l’île Royale depuis 1965. Sa mission est d’effectuer les formalités administratives et douanières pour satisfaire à la législation portuaire : « On collecte la taxe de séjour (1, 60 €/passager débarqué) qui est reversée au Conservatoire du Littoral, mais il faut aussi répondre à un cahier des charges au cours de l’escale qui va du ravitaillement en produits frais au rapatriement sanitaire, si besoin. » Touristiquement, les îles du Salut ont une localisation stratégique, car elles se situent à mi-chemin entre les Amériques et le Brésil. Le record de fréquentation a eu lieu en 2012 avec 18 000 personnes débarquées. Tout au long de la journée, les canots de sauvetage (tenders) vont se relayer pour permettre aux passagers de fouler le sol de Devil’s Island. La veille au soir, le cinéma du bord projette généralement le film Papillon ; les plus perspicaces seront quand même sceptiques de ne pas reconnaître les falaises d’où se jettera Steve McQueen… et pour cause, le film fut tourné à Hawaï et en Jamaïque.

Le doucin, une particularité amazonienne

L’heure de pleine mer, vous l’aurez compris, est le paramètre fondamental du métier de pilote maritime. Selon Jacques Toto, il existe néanmoins, un autre facteur associé aux fortes pluies qui peuvent s’abattre sous nos latitudes : on le surnomme “ le Doucin ”. Ce courant est généré par la décrue soudaine de notre dense réseau hydrographique. « Le Doucin est imprévisible, car des pluies ont pu s’abattre dans l’intérieur et surprendre les pilotes qui habitent sur l’île de Cayenne. Aussi, à l’arrivée au port, je compare le sens et la force du courant avec les prédictions des horaires des marées. L’influence du Doucin se mesure aussi par la présence plus ou moins dense de débris végétaux en surface » en fonction de ces éléments, il faudra peut-être chenaler plus ou moins tardivement pour faciliter les manœuvres. Les canoéistes qui naviguent en deçà des premiers sauts prennent déjà en compte l’incidence des marées pour bénéficier de la renverse ; ils sauront désormais pourquoi leurs prévisions sont parfois contrariées… c’est le Doucin !

Quel port pour la Guyane ?

Depuis 1974, date à laquelle il fut décidé de transférer le port du Larivot à Rémire-Montjoly, le dragage est effectué quotidiennement et engloutit des budgets considérables. À l’époque, la Chambre de Commerce, avec à sa tête Raoul Tanon, fut à l’origine de ce choix fort discutable. Le quotidien France-Guyane* nous rappelle que ce choix géographique était plus lié à des acquisitions foncières opportunes qu’aux qualités hydrographiques du site. Antoine Sagne, ancien commandant des Ports de Guyane, confirme cette erreur de jugement, dans la préface de l’ouvrage de Roger Jaffray : « Nous regretterons toujours le choix (…) du Dégrad-des-Cannes pour l’implantation du nouveau port au lieu de la rivière de Cayenne. Du point de vue de la logique, de l’histoire et de la géographie, l’endroit aurait été autrement plus indiqué. Et cette décision funeste a été lourde de conséquences pour la Guyane, notamment par les frais prohibitifs de dragage, qui pèsent aujourd’hui et pour longtemps sur le coût du transit portuaire et donc sur les prix intérieurs. » France Guyane du 18 février 2014

Des échouages fort couteux!

Malgré l’intervention systématique des Pilotes du port, il se produit parfois des échouages. En 2006, les pilotes ont fait face à deux incidents de ce type. Le premier concernait un pétrolier de 115 m, qui fut stoppé net dans un engraissement vaseux au large du port. Sa capacité de 7000 tonnes d’hydrocarbures, son faible tirant d’eau et sa double coque rendaient cependant une marée noire peu probable. Ce navire est pourtant coutumier des eaux guyanaises puisqu’il ravitaille deux fois par mois les ports pétroliers de Pariacabo à Kourou et DDC. Le navire fut dégagé après 24 h de tentative de traction et de nettoyage de la coque par la puissante drague néerlandaise.

Le 10 décembre, ce fut au tour d’un cargo de 163 m avec 25 membres d’équipage, d’être cloué au sol. Il fait nuit, la marée de 2, 90 m est favorable et le pilote procède à la manœuvre d’évitement consistant à faire pivoter le navire, le long du quai. Les propulseurs d’étrave facilitent cette manœuvre, mais soudainement la poupe du cargo heurte un talus et s’immobilise. Erreur d’appréciation des vents et du courant ? En cette veille de Noël, inutile de préciser que les 250 conteneurs du cargo étaient très attendus par les commerçants. De plus, sa position délicate empêchait l’accostage d’autres navires. L’agent maritime mit tous les moyens possibles pour résoudre le problème : vidange des ballasts, traction par la drague de Cayenne puis de celle de Kourou. Face au coût important d’une immobilisation d’un tel navire (20 000 € par jour), on se résolut à faire venir un remorqueur des Antilles… mais pour rien. À la faveur de la marée suivante, plus élevée, le navire se libéra de l’emprise des vases, soit cinq jours après l’incident.

 Une facturation au volume

Pour un armateur, le coût d’un service de pilotage dépend du volume de son navire, c’est à dire du produit de sa Longueur x Largeur x Tirant d’eau maximum. Pour un porte-conteneur océanique, ce chiffre dépasse les 40 000 m3. On lui attribue ensuite un tarif au m3 (0,065 € à DDC ou 0,071 € à SLM), proposé par la station de pilotage et approuvé par le Préfet de Guyane. Cette prestation est à acquitter à l’entrée et à la sortie, majorée de 100 % si l’opération à lieu après 20 h ou le dimanche (source Arrêté N°1094 du 19/10/2012).

 Texte & photos de Philippe Boré