Dans vingt minutes, la maison sur pilotis sera à nouveau inondée et il faudra nettoyer – encore – la boue déposée par la lame d’eau. Mais Maria ne soupire pas. Elle prend son bébé dans ses bras, traverse la terrasse et s’en va au bout du ponton qui surplombe un canal vaseux à sec. La boue luit sous le soleil matinal et la plaine se confond au loin avec le ciel et le fleuve. L’horizon blanchâtre et lumineux ne laisse rien apparaître du désastre quotidien qui s’approche. Mais le bruit est sans équivoque : la pororoca arrive ! Et bientôt, le fleuve débordera, s’engouffrera dans les canaux et en quelques minutes envahira la plaine, déposant son limon dans la maison de Maria.

Le parcours sur un bras de l’Amazone, qui mène à l’estuaire de l’Araguari depuis Macapa n’est pas un long fleuve tranquille.

C’est ainsi durant les deux ou trois jours qui précèdent et suivent chaque pleine ou nouvelle lune : quand, à l’estuaire, la marée devient montante, une vague prodigieuse se forme qui remonte le fleuve sur quarante kilomètres en à peine une heure. Cette vague, la pororoca, La Condamine l’a décrite il y a presque 300 ans. Il l’observa ici même, sur l’Araguari, le grand fleuve qui traverse l’État brésilien d’Amapa et se jette près de l’Amazone. Cette «lame, écrit-il, avance rapidement, brise et rase en courant tout ce qui lui résiste [et laisse] le rivage net comme s’il eût été balayé avec soin». Le phénomène, appelé mascaret en France, est connu sur différents fleuves des cinq continents. Lors des grandes marées d’équinoxe, il attire les foules de curieux sur les berges de la Dordogne, du Severn en Angleterre, du Qiantang Jiang en Chine ou du Capim près de Belém au Brésil ».

Mais ici, en Amapá, peu de curieux s’aventurent. Cette contrée oubliée, séparée de son pays par le gigantesque Amazone qui la borde au sud, semble avoir été délaissée par Brasilia. Les Brésiliens ne se souviennent de cet État qu’au gré des soubresauts judiciaires qui émaillent la vie politique locale notoirement corrompue. Les routes sont rares, les bourgs modestes et le territoire est une succession de forêts, de pâtures, de savanes ou de marais. Et pour parvenir à l’embouchure de l’Araguari, où naît l’un des plus gros mascarets du monde, il faut être prêt à un long et lent voyage.
Suite réservée aux abonnés…