L’archipel fluvial du Tabuleiro do Embaubal, situé dans l’état du Pará sur le fleuve Xingú (cf. carte), est parsemé d’installations humaines allant de l’habitation individuelle rudimentaire au petit village. La population est essentiellement composée de caboclos, issus du métissage entre les amérindiens et les aventuriers venus tenter leur chance en Amazonie lors des premières vagues de colonisation liées à l’exploitation des hévéas pour le caoutchouc. Aujourd’hui, leur mode de vie continue de s’appuyer en grande partie sur la pêche et l’exploitation du latex d’hévéas, activités pour lesquelles ils ont développé des savoir-faire importants. Et depuis longtemps, les caboclos du Tabuleiro font parfois figurer à leur menu des grandes tortues Tartarugas qu’ils attrapent dans le fleuve Xingú, mais aussi leurs œufs récoltés dans les nids, en tant que nourriture d’appoint.

Un équilibre homme-nature fragile

Jusqu’à récemment, un équilibre avait été instauré entre les habitants du Tabuleiro et les milieux naturels. La pression exercée sur les ressources naturelles était raisonnable et les activités extractives semblaient donc durables. Le patrimoine naturel de l’archipel est d’ailleurs encore très riche : les loutres géantes (Pteronura brasiliensis) et les caïmans noirs (Melanosuchus niger) sont faciles à observer, tout comme les sotalies (Sotalia fluviatilis) et les dauhpins roses (Inia geoffrensis). Les lamentins (Trichechus inunguis) et les hoazins (Opisthocomus hoazin) sont particulièrement abondants dans les bras de rivière. Pour autant, l’augmentation actuelle de la population dans les régions amazoniennes du Brésil conduit naturellement à une pression humaine plus forte sur les ressources. Les centres urbains en forte croissance, comme Belém, créent un demande importante pour de nombreux produits, incitant aujourd’hui les caboclos du Tabuleiro à prélever les tortues et leurs œufs non pas pour leur seule consommation personnelle, mais pour la vente. Ainsi, un déclin est d’ores et déjà amorcé chez les tortues aquatiques du Xingú, et leur maintien à long terme ne va pas forcément de soi. Comment assurer la pérennité d’une ressource naturelle tout en respectant des usages traditionnels mais devenus non durables dans un contexte moderne ? Cette question de conservation, aujourd’hui récurrente en de nombreux points du globe, fait localement l’objet d’un projet intégré visant à garantir la conservation des tortues du Tabuleiro tout en les faisant participer au développement économique de la région.

« Quelônios para sempre », un projet de protection des tortues

A l’origine de cette initiative, certains habitants de Souzel–Senador José Porfírio, la commune qui englobe l’essentiel de l’archipel, prennent conscience de la valeur patrimoniale des tortues aquatiques et des menaces qui pèsent sur leur avenir. Partant du principe qu’elles font partie de l’identité locale, la commune (prefeitura) va ensuite s’investir aux côtés des chercheurs de l’université de l’Etat du Pará pour intensifier les recherches sur les tortues et contrôler le braconnage sur les sites de ponte. Depuis 2011, un partenariat avec le WWF et le soutien financier des fonds européens de coopération du PO Amazonie permet de compléter cette démarche de manière constructive, au travers du projet « Quelônios para sempre » : des tortues pour toujours. Le suivi scientifique et les contrôles sont améliorés grâce à de nouveaux moyens logistiques. Des économistes caractérisent le potentiel touristique du secteur et des tortues, dans le but de les associer à la vie économique locale. La création d’une aire protégée, plébiscitée par la population locale bien au-delà des espérances initiales, permet une meilleure gouvernance des ressources naturelles du Tabuleiro dans le but de garantir leur utilisation durable. Des actions d’éducation à l’environnement permettent une réelle appropriation de la ressource et des notions de gestion durable par les habitants du Xingú. Pourquoi des fonds de coopération ? Justement parce que ce projet présente de nombreuses similitudes avec les actions entreprises sur les tortues marines dans l’Ouest guyanais. A Awala-Yalimapo, le WWF s’investit depuis plus de 10 ans aux côtés des habitants et des chercheurs, dans le but de favoriser la conservation des tortues sur le terrain tout en les faisant contribuer au développement économique local – notamment par le biais du tourisme. L’expérience de chaque site peut donc largement être valorisée chez le voisin. Et effectivement, les échanges se sont avérés fructueux : au bout de deux ans, le dispositif de contrôle fonctionne et emploie plusieurs personnes localement, la concertation pour la création de l’aire protégée est achevée, le potentiel touristique représenté par les tortues est mieux connu…

Une menace en vue

Mais aujourd’hui, une nouvelle menace plane sur l’archipel et ses habitants. La construction du barrage hydroélectrique de Belo Monte a commencé à une dizaine de kilomètres en amont sur le Xingú. Si ce nouvel arrivant peut potentiellement dynamiser le tourisme de plage dans les communes proches du Tabuleiro, il modifiera aussi le régime du fleuve. Quelles conséquences pour l’archipel ? Sera-t-il érodé, déplacé vers l’aval, l’amont ? Les études d’impact, à l’impartialité douteuse, ne prévoient pas de conséquence en aval du barrage. Mais ce n’est pas l’avis de certains scientifiques qui œuvrent à des contre-expertises. Et on observerait déjà des effets plus directs sur les tortues : la construction entraîne une circulation importante de bateaux sur le Xingú, stressant les reptiles qui n’osent plus s’aventurer hors de l’eau pour rejoindre les sites de ponte. « Cette année, certaines femelles ont lâché leurs œufs dans l’eau, perdant ainsi la saison de reproduction », déplore le Dr Hermès Fonseca, de l’université du Pará.

A la découverte du Tabuleiro do Embaubal : éléments de géographie

Le bassin de l’Amazone présente des similitudes frappantes avec les environnements marins et côtiers : présence de dauphins dans les rivières, populations relictuelles de plantes d’estuaires à plusieurs milliers de kilomètres de l’Océan Atlantique… Une autre analogie, plus inattendue, peut apparaître sur le fleuve Xingú lorsque le niveau des eaux baisse au plus fort de la saison sèche. Ce tributaire majeur de l’Amazone parcourt plus de 2000 kilomètres depuis ses sources dans les savanes du Cerrado jusqu’à son embouchure en pleine forêt amazonienne, entre Santarém et Macapá. Quelques dizaines de kilomètres avant cette confluence, la dynamique subtile du fleuve a fait apparaître un vaste archipel constitué d’îles sableuses, d’abord colonisées par les moucou-moucous et les prairies humides, puis par des forêts fluviales riches en hévéas. Le labyrinthe d’îles et de bras de rivière ainsi formé est connu sous le nom de Tabuleiro do Embaubal. Les îles naissent, croissent et finissent par se faire éroder au gré des caprices du Xingú. Certaines parties de l’archipel sont d’ailleurs des bancs sableux qui n’émergent que durant les mois les plus secs. C’est justement sur ces « plages » qu’a lieu chaque année, d’octobre à novembre, un spectacle rappelant celui des plages d’Awala-Yalimapo ou de l’île de Cayenne… mais en version fluviale : plusieurs milliers de tortues d’eau douce, venues de loin dans le réseau de fleuves et de rivières amazoniens, y déposent leurs œufs.

A la découverte du Tabuleiro do Embaubal : biologie des tortues

Trois espèces de tortues aquatiques font leur nid dans les plages du Tabuleiro do Embaubal. La Tracajá (Podocnemis unifilis) peut atteindre 45 cm de longueur et peser jusqu’à 8 kg. Facilement reconnaissable aux motifs contrastés, jaunes ou orangés, qu’elle porte sur sa tête, on la retrouve également en Guyane où elle est appelée Podocnémide de Cayenne et est relativement commune dans les rivières et criques forestières. La Pitiú (Podocnemis sextuberculata), plus petite, doit son nom latin aux six excroissances ou tubercules qui sont visibles sur son plastron quand elles sont jeunes. Elle présente des motifs verdâtres, plus ternes, sur la tête. Sur les sites de pontes les plus importants du Tabuleiro, plusieurs centaines de nids de chacune de ces deux espèces peuvent être recensés.

Mais l’espèce la plus impressionnante, tant par sa taille que par les nombres de femelles qui viennent pondre, est sans aucun doute celle que les brésiliens appellent simplement Tartaruga da Amazônia (Podocnemis expansa). Les plus gros individus atteignent 1 m de long pour une cinquantaine de kilos – de quoi rivaliser avec les tortues olivâtres des côtes guyanaises ! Comme pour ces dernières, les phénomènes d’arribadas peuvent rassembler des milliers de femelles qui investissent la plage de ponte en même temps. En Guyane, limite de son aire de répartition, on ne la trouve que sur les fleuves Oyapock et Approuague.

Tout commence en octobre, lorsqu’arrivent les premières tortues depuis leurs zones de vie encore mal connues, certainement dans le bassin du Xingú, mais aussi probablement du fleuve Amazone, peut-être même à plusieurs centaines de kilomètres. Les tortues patientent quelques jours dans l’eau, à proximité des plages, avant de se décider à partir à l’ascension vers le futur nid. Contrairement aux tortues marines, celles-ci sont capables de s’appuyer sur leurs quatre pattes et soulever leur corps au-dessus du sol. Pas question donc de se traîner péniblement jusqu’au lieu adéquat, la mobilité terrestre est relativement aisée – dans les limites de rapidité d’une tortue. Ensuite, le choix du site est un pari à faire. Trop haut, trop loin de l’eau, la probabilité que les jeunes finissent dans l’estomac d’un prédateur avant de réussir à atteindre l’eau est élevée. Urubus, serpents et mouettes guetteront les émergences. Trop bas, trop près de la rive, c’est le risque inondation qui devient problématique : si le niveau du fleuve remonte plus tôt que prévu, avant que les œufs n’aient achevé leur développement, le nid sera noyé et pourrira. La plupart des tortues choisissent donc la zone entre les deux, ni trop haut ni trop bas. Et c’est là un autre problème : dans cette zone bondée, la probabilité qu’une congénère détruise le nid en venant faire le sien au même endroit devient importante. Attendre le plus tard possible pour être sûre que son nid ne sera pas « effacé » par les suivantes ? Pourquoi pas, mais plus on attend, plus le nid risque de se faire noyer par la montée des eaux avant l’éclosion. Une véritable affaire de stratégie…Une fois le lieu choisi, la femelle va creuser un nid, y déposer une centaine d’œufs, puis rapidement brouiller la surface du sable avant de repartir vers le fleuve. Lorsqu’elle déterre accidentellement un autre nid en creusant le sien, les urubus aux aguets profiteront rapidement des œufs découverts. Dans le cadre d’une sorte de migration à petite échelle, ils se concentrent depuis les centres urbains des environs vers le Tabuleiro à la saison des pontes. Courant novembre, lorsque les dernières pontes ont lieu, les premières émergences commencent. Les jeunes fraîchement éclos vont patienter quelques jours dans le nid, le temps que tous les œufs fertiles aient pu éclore. Puis l’ascension commence et le nid se vide par le haut. Première mission des jeunes tortues : rejoindre l’eau. Les futures géantes (P. expansa) ont généralement peu de chemin à faire, car leurs mères ont choisi des plages étroites et bien dégagées. A l’inverse, les jeunes Pitiú (P. sextuberculata) naissent bien souvent sur des terrains déjà colonisées par la végétation, le chemin est donc plus laborieux. Une fois dans l’eau, les jeunes s’empressent d’éviter les poissons prédateurs en rejoignant les zones de savanes aquatiques. A l’abri de la végétation, ils attendront de grossir avant d’évoluer plus librement dans le fleuve.

http://noticias.orm.com.br/noticia.asp?id=618409&|pescadores+s%C3%A3o+flagrados+com+16+tartarugas-da-amaz%C3%B4nia#.UfrLSW1UqRh