Son pays à elle, c’est cette île de 25 km2, parsemée de maisons colorées, battue par les vagues qui s’acharnent et qui cassent les falaises en granit. Issue d’une famille locale de Saint-Pierre-et-Miquelon, elle vit avec ses grands-parents jusqu’à l’âge de partir faire ses études, comme il est coutume localement. C’est au cours de ces années, en Bretagne, qu’elle affirme sa passion pour la voile. En décembre 2014, elle a 26 ans et a enfin économisé suffisamment pour acheter un First 32 Bénéteau, qu’elle nommera Joaquim. Elle largue les amarres de Brest et hisse les voiles en direction du sud. Après une transat’ en solitaire, elle navigue dans l’arc antillais puis retrouve St-Pierre-et-Miquelon en 2017. Entretien avec une jeune femme de l’atlantique nord.

Pourquoi cette passion pour la voile ?
Je dirais que c’est avant tout cette envie de liberté qui me travaille depuis toute petite, ce besoin d’aller où je veux quand je veux à l’instant, à la seconde près, sans concessions. Ensuite, quand je me suis aperçue que la voile était l’instrument de cette liberté, c’est là que je me suis mise à vraiment creuser.

Est-ce que l’on peut dire que ce sentiment est lié à l’insularité ?
Comment en être sûre ? Lorsque l’on grandit sur une île, le bateau nous apparaît comme le seul moyen d’évasion. On ne peut pas prendre la voiture ! à part le voilier, aucun autre moyen ne m’aurait permis de partir quand je voulais. Lorsque l’on m’a embarqué pour passer quelques jours de vacances au mouillage dans les Fjords de Terre-Neuve, j’ai réalisé que le seul moyen d’accéder à ces endroits magnifiques c’était par la mer. La voile faisait de nous des privilégiés.

à quel moment dans ton souvenir est apparue la voile ?
Cela s’est passé un été où je travaillais pour le centre de voile et j’ai vu arriver deux jeunes français sur deux voiliers… c’était assez étonnant, car d’habitude c’est plutôt des gens plus âgés, Canadiens, Américains, avec plus de moyens qui venaient avec des bateaux, donc cela n’interpellait pas forcément l’ado que j’étais, ce n’était pas mon monde. Mais là je vois débarquer ces deux jeunes, chacun avec son propre voilier, et les voir aussi libres, aussi heureux… j’étais intriguée. Après avoir passé l’hiver aux Antilles, ils remontaient, à leur rythme, la côte est américaine et ont fait escale à Saint-Pierre-et-Miquelon. Ils comptaient rester là deux jours et puis ils sont restés trois semaines, après ils ont dit « on va voir du côté de Quebec, si on trouve un job… » Je me suis dit qu’il y avait là quelque chose à creuser et je me suis inscrite à des cours de voile.

La voile a-t-elle influencé ton orientation professionnelle ?
Complètement ! Le problème c’est qu’à Saint-Pierre il n’y a pas de filière d’études en relation avec la mer. à l’époque le contexte social et familial poussait à faire des études générales. Ensuite, pour les études supérieures, il fallait de toute façon quitter l’archipel donc je suis partie et j’ai continué des études en économie sans trop savoir dans quelle direction m’orienter, j’étais un peu perdue… Les écoles maritimes ça m’aurait plu, mais je ne savais même pas que ça existait. Pour nous, la voile c’était un job d’été, un loisir. On ne faisait pas “carrière” dans ce secteur. C’est après une licence en économie gestion que j’ai vraiment cherché comment me raccrocher à la mer… pas évident ! Et puis j’ai trouvé sur internet un master en économie et gestion de la mer et de la pêche. Voilà, c’était ça qu’il fallait que je fasse !

Comment expliques-tu que l’identité maritime de l’archipel n’ait pas joué un rôle plus déterminant ?
L’évènement marquant de l’histoire de l’archipel a été le moratoire sur la pêche en 1992, il y a eu un avant et un après… moi je suis de la génération d’après, j’étais trop petite quand cette rupture s’est produite, la page était déjà tournée, je n’ai jamais vu les grands chalutiers qu’il y avait dans le port de Saint-Pierre…

Cette identité a été fortement impactée et mise en péril par cet évènement ?

Oui. La pêche s’effondrait, la plaisance, personne n’y croyait, on ne parlait pas encore de développement portuaire. Cet évènement a été un bouleversement profond dans l’identité et la raison d’être de l’archipel. Pour moi on l’a oublié, on l’a mis de côté. Pendant plusieurs années on n’a plus regardé le port, on a regardé la ville. On s’est recentré sur le développement urbain. Comme si on avait oublié qu’on avait été des marins. Mais heureusement on y revient, d’ailleurs on parle à présent de nouveaux projets de développement du port.

Et toi, tu as mis aussi la mer de côté pendant les études ?

Au contraire, c’est pendant mes études que j’ai le plus réussi à naviguer. Pendant tous mes week-ends et mes vacances, je partais naviguer. Au début de ma troisième année de licence, j’ai trouvé un site internet qui proposait des offres pour être équipier sur des bateaux. Je suis allée voir mes professeurs et je leur ai dit que je partais convoyer un voilier à Malte. J’ai pris quelques bouquins et j’ai étudié pendant tout le premier semestre sur le bateau, en naviguant.

Quelle place occupe la femme dans le monde de la mer à Saint-Pierre ? Connaissez-vous d’autres navigatrices, des femmes pêcheurs ?

Beaucoup de femmes ici aiment embarquer pour des sorties voile à la journée autour des îles ou bien participer à remonter les casiers de homard, à pêcher de la morue ou du maquereau à la ligne… mais il me semble que peu d’entre elles oseraient partir seules en mer. La femme reste souvent dépendante de l’homme pour pouvoir aller en mer pour le loisir. Récemment, j’ai rencontré à Saint-Pierre quelques jeunes femmes qui sont venues de l’Hexagone pour s’embarquer sur des navires de transport maritime ou de pêche. On en voyait pas avant dans la composition des équipages. J’imagine que ce sera de plus en plus commun à l’avenir. En politique avec Annick Girardin, dans la voile avec Isabelle Autissier, pensez-vous qu’il s’agit d’une véritable évolution ou révolution contemporaine du statut des femmes ? Je crois que ni l’une ni l’autre n’ont envisagé leur nature de femme comme étant une donnée à prendre en compte, un argument ou un obstacle dans leurs décisions de vie.

Les habitants de St Pierre reviennent toujours sur leur île ?

Mais pourquoi auraient-ils besoin de partir ? On vient bien ici, les gens ont leur maison, leur famille, leur travail. Ils ont leurs vacances et partent tous les ans en février ou à Pâques au soleil à Cuba ou au Mexique. Je crois que cela leur suffit, mais moi c’est sûr que cela ne me suffit pas ! Les gens d’ici ont une relation forte avec la mer mais ce n’est pas la même que moi, ce sont des pêcheurs, ils retournent à leur maison tous les jours. Pour moi, la mer et la voile représentent le départ, l’évasion, je ne suis pas dans l’attachement. Depuis qu’on a perdu les goélettes à voile dans cette zone de l’Atlantique, la culture de la voile s’est perdue. L’identité maritime est présente mais différemment, les gens ont des bateaux à moteur, que ce soit sur l’archipel ou dans les fjords de Terre – Neuve. Ils ont une plate comme ils auraient une voiture. Le moyen de locomotion pour s’échapper est l’avion pour partir dans l’Hexagone ou au soleil. Je ne serais jamais revenue à Saint-Pierre, sans avoir mon bateau pour pouvoir en repartir comme je voulais. J’ai un ami qui m’a emmenée sur son voilier dans les fjords de Terre-Neuve, c’était magnifique ! C’est là que je me suis dit qu’on avait à Saint Pierre et Miquelon un terrain de jeux extraordinaire et sans voilier on ne peut pas y accéder.

Comment vois-tu l’avenir de Saint Pierre et Miquelon ?

J’espère qu’on gardera le cap d’un retour à l’identité maritime, notamment avec le développement du port. J’espère que la plaisance trouvera également une place importante, énormément de bateaux passent par l’archipel pour monter au Groenland. Les Antilles sont saturées et beaucoup de navigateurs privilégient maintenant des destinations plus sauvages, l’Atlantique Nord est très prisé et nous avons une carte à y jouer. Entretien par Maria Gonzales Photo Chantal Briand   Bio 1988 : Naissance à Saint-Pierre & Miquelon 2006 : études en Licence Eco-Gestion à Vannes 2010 : Première navigation en solitaire sur un Nordica 20 (6 m), découverte des fjords du sud de Terre Neuve 2011 : Master économie de la mer, spécialisation en économie des pêches 2014 : Contrat à l’OCDE, dans la division des pêches 2017 : Transat en solitaire de l’ïle de Palma à Tobago.

Bio
1988 : Naissance à Saint-Pierre & Miquelon
2006 : études en Licence Eco-Gestion à Vannes
2010 : Première navigation en solitaire sur un Nordica 20 (6 m), découverte des fjords du sud de Terre Neuve
2011 : Master économie de la mer, spécialisation en économie des pêches
2014 : Contrat à l’OCDE, dans la division des pêches
2017 : Transat en solitaire de l’ïle de Palma à Tobago.