De nombreuses communautés vivent en dehors de l’économie mondiale, comme dans les îles Andaman, l’Océan Indien ou les montagnes de Nouvelle-Guinée. Mais les dernières tribus isolées de la planète se trouvent essentiellement en Amazonie, notamment à l’ouest du Brésil et à l’est du Pérou. Elles ne sont pas immunisées contre bon nombre de maladies occidentales, ne disposent pas d’armes modernes pour se défendre contre les «envahisseurs» armés – trafiquants de drogue et bûcherons clandestins par exemple- et n’ont pas voix au chapitre dans le débat national. Analyse du correspondant du Science Magazine Andrew Lawler (New York Times, 9/08/15). Extraits.

Les communautés isolées ont de bonnes raisons de rester cachées. Suite au débarquement de Christophe Colomb, des dizaines de millions d’Amérindiens ont péri victimes des maladies européennes et africaines. Il y a un siècle, des milliers d’entre eux furent contraints au travail forcé pour le compte des barons du caoutchouc. Même les étrangers en apparence bienveillants semèrent la mort. Ainsi, dans les années 1950, un ethnographe allemand porteur d’un agent pathogène décima quelque 200 personnes. Les anthropologues et les ONG affirment que le trafic de drogue, l’exploitation forestière, minière et pétrolière, ainsi que le changement climatique, la disparition d’espèces et le déclin du couvert forestier mettent ces tribus en péril. Même les équipes de télévision [à la recherche du scoop] constituent une menace. Selon le rapport d’un anthropologue péruvien (2008), quelque 20 décès dus à la grippe sont imputés à une équipe TV qui avait franchi sans autorisation une zone réglementée.

Le Brésil et le Pérou ont adopté des approches radicalement différentes envers les peuples isolés. Pour le Brésil, qui s’est inspiré des missionnaires de la fin du XIXe siècle, l’Amazonie a longtemps été une frontière à domestiquer. Les agents du gouvernement installèrent de petits postes frontières dans la jungle, cultivèrent des jardins potagers et laissèrent les tribus s’approprier les récoltes. Poussés au contact, les «indiens isolés» troquaient ornements et produits de la forêt contre des outils et autres objets métalliques, et étaient progressivement «recrutés» comme main d’œuvre par les colons.
Mais le contact brutal avec les étrangers engendra des maladies dévastatrices et créa une dépendance débilitante. Les Nambikwara, par exemple, étaient environ 5 000 autour de 1900. À la fin des années 1960, ils n’étaient plus que 550. Les anthropologues et les pionniers brésiliens appelés « sertanistas » parlèrent de génocide. L’un d’eux, Sydney Possuelo, qui dirigea l’unité des tribus isolées de la Funai [1] persuada le gouvernement à la fin des années 1980 d’interdire tout contact pour protéger les peuples isolés. Pourtant, le Brésil a récemment réduit le budget de la Funai. Des anthropologues en colère, des groupes autochtones et des sertanistas y voient la conséquence de la ruée vers les terres amazoniennes. Depuis l’arrivée de Dilma Rousseff au pouvoir, le processus d’attribution des terres aux peuples autochtones est pratiquement à l’arrêt.

Quant au Pérou, ce n’est que très récemment qu’il a reconnu l’existence de ses peuples isolés. Lima est traditionnellement tourné vers le Pacifique plutôt que vers la forêt pluviale de l’arrière-pays. 9 Péruviens sur 10 vivent dans les Andes ou le long de la plaine côtière alors que la majorité du territoire est située dans le bassin de l’Amazone. Voilà quelques années encore, Alan García, alors président, considérait les tribus isolées comme une pure fiction créée par des écolos fanatiques. Depuis, face à l’évidence, le gouvernement péruvien a décidé de créer cinq réserves [d'une superficie représentant le tiers de la Guyane française]. Mais, les compagnies pétrolières conservent le droit d’explorer et exploiter le pétrole si ladite réserve est déclarée d’intérêt national. Avec de graves conséquences : « Dans la région, les prospecteurs de pétrole ont semé massivement la mort dans les communautés isolées », selon l’anthropologue péruvienne Beatriz Huertas.

Nous ne devons pas commettre un autre génocide
Les deux pays considèrent l’Amazonie comme une fabuleuse réserve de pétrole, de bois et d’or. Les deux méga projets transfrontaliers – l’autoroute interocéanique, 2 500 km, 2,8 milliards U$D, et la voie ferrée interocéanique, 5 300 km, 10 milliards USD sur financement chinois – stimuleront sans aucun doute l’économie des deux pays, mais à un coût excessif. La ligne ferroviaire que le premier ministre chinois Li Keqiang est venu vendre lors de sa visite en Amérique du Sud en mai dernier [2], s’étirera dans la savane et la forêt profonde à travers la région éloignée de Madre de Dios, refuge de centaines de communautés autochtones.
On ne peut pas arrêter le progrès, mais on peut y parvenir d’une façon plus intelligente et humaine sans répéter ce qui est arrivé au XIXe siècle aux États-Unis. Nous savons ce qui fonctionne. Les postes frontaliers sur les petits cours d’eau peuvent protéger les réserves des envahisseurs. Le personnel médical vacciné peut fournir des soins d’urgence et éviter les risques d’épidémies parmi les peuples isolés qui appellent à l’aide. Les exploitants forestiers et les opérateurs miniers illégaux peuvent être poursuivis. [Les touristes et missionnaires peuvent être raisonnés]. Les projets routiers, ferroviaires et pétroliers peuvent respecter les frontières des réserves et parcs. Cela ne représente pas un investissement financier énorme mais nécessite un dialogue politique, auquel doivent participer toutes les parties intéressées, et une sensibilisation à l’histoire. […]
Nous pouvons reconnaître que certaines personnes ne veulent pas rejoindre l’économie mondiale. Et nous pouvons les protéger jusqu’à ce qu’elles soient prêtes à s’insérer dans notre société, tout en exploitant les richesses naturelles dont nous avons besoin. Nous ne devons pas commettre un autre génocide.

[1] Organisme public chargé de la protection et de la défense des peuples indigènes.
[2] Lire CHINE BRESIL : Un projet ferroviaire insensé au service des exportations  (Cf. lien ci-dessous)

Photo : enfants d’une tribu jurunas menacée par le barrage Belo Monte sur les rives du Xingu dans la région du Volta Grande. P-O Jay / Atelier Aymara 2012.

Titre original : Do the Amazon’s Last Isolated Tribes Have a Future? New York Times, 9/08/15, Andrew Lawler
Œuvre de l’auteur : “Why Did the Chicken Cross the World: The Epic Saga of the Bird That Powers Civilization.”

http://www.nytimes.com/2015/08/09/opinion/sunday/do-the-amazons-last-isolated-tribes-have-a-future.html?_r=0

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