1 – ÉTAT DES LIEUX :

 La culture écrite en Guyane traverse en ce moment la pire période de sa courte histoire. A la mi-2012, le bilan peut se résumer ainsi :

 - Il reste à ce jour en Guyane :

           – Trois librairies à Cayenne, dont une en redressement judiciaire à cette date, sans grande perspective d’avenir.

           - Une société (GUYALIRE)  librairie en ligne et autre. Cette jeune entreprise cherche sa voie.

           – Plusieurs points de vente de livres, dont six dans les grandes surfaces commerciales de Cayenne, Kourou et Saint-Laurent et dans quelques boutiques ayant un petit rayon de livres, généralement sans projet défini.

           – Une librairie à Kourou,

           – Une librairie ( ?) à Sinnamary,

           – Une librairie à Saint-Laurent.

            – Deux éditeurs : IBIS ROUGE et LA PLUME VERTE,

           – Une association éditrice, MKT, qui édite en partie à compte d’auteur.

IBIS ROUGE est le seul éditeur à offrir un éventail complet de genres d’édition : il a publié 420 livres depuis sa création en janvier 1995, dont 24 ont obtenu un prix. L’éditeur offre un important secteur d’éditions universitaires, (180 livres publiés dans presque toutes les disciplines dans sa collection « Espace Outre-mer ») littérature générale (roman, poésie.) Ibis Rouge et MKT sont les seuls à avoir tenté de faire vivre une littérature guyanaise contemporaine. Ibis Rouge publie également des livres pour enfants et adolescents, des beaux livres et des livres de voyage. L’éditeur est représenté en Martinique et en Guadeloupe et se veut un éditeur régional. Mais depuis quelques années, ses ventes ont chuté aux Antilles suite à l’apparition d’éditeurs locaux. Un récent déplacement à Georgetown, Guyana, m’a permis de constater à quel point nos voisins, très démunis en ce domaine, considéraient comme un avantage inestimable la présence dans notre pays d’un éditeur. Malheureusement cet avantage n’est pas perçu chez nous. Trois chiffres montrent bien les difficultés de l’entreprise : le chiffre d’affaires d’Ibis Rouge était de 420.000 € en 2001, 350.000 € en 2005, 210.000 en 2011 et aura du mal à atteindre les 100.000 € en 2012. Actuellement le gérant de l’entreprise est son seul employé !

 LA PLUME VERTE édite, outre des cartes postales, des livres pour enfants et de beaux livres illustrés sur la Guyane. MKT édite (éditait ?) de la littérature générale.

A cette date, et exception faite de L-G Damas, aucun auteur de Guyane n’est édité par un éditeur métropolitain, sauf à L’Harmattan.

 Depuis quelque mois, de graves problèmes de distribution (voir note) ont fait que les grandes surfaces commerciales, à l’exception d’une seule,  refusent  de vendre des livres édités en Guyane, (sauf ceux de LA PLUME VERTE) privant ainsi l’édition guyanaise de son principal débouché. En conséquence la situation de l’éditeur IBIS ROUGE est très vite devenue désastreuse.

 Une particularité de la Guyane est l’existence d’un important secteur d’édition à compte d’auteur. Il y a une quinzaine d’années encore, c’était le seul moyen en Guyane de publier un livre. Les « écrivains » font imprimer leurs livres, localement ou pas puis se présentent auprès des responsables politiques et obtiennent facilement des subventions quelquefois très importantes, accordées sans aucun contrôle de la qualité ou de l’intérêt de l’œuvre, ni du prix réel des prestations pour lesquelles on demande une aide. Ainsi est détournée de son projet une partie des aides à la culture écrite prévues par les budgets des collectivités locales.

 La fréquentation des librairies n’a cessé de diminuer depuis une dizaine d’années. Dans l’ensemble on peut dire que le grand public ne se rend plus dans les librairies. La plupart des livres vendus le sont dans les grandes surfaces. En conséquence, les libraires sont devenus timides à l’extrême, ne commandent les livres qu’à quelques unités et ne renouvellent pas les commandes. A cette date, juin 2012, on peut dire sans exagération que la culture écrite en Guyane est morte. Le marché, pour un livre publié aujourd’hui en Guyane, ne dépasse guère la cinquantaine d’exemplaires. Ajoutons qu’entre juin et octobre il est quasiment impossible d’acheter un livre dans une librairie en Guyane, les librairies se concentrant sur le juteux marché des livres scolaires.

2 – QUELQUES CONSIDÉRATIONS DE POLITIQUE CULTURELLE :

 La Guyane est un département français, situé à 8.000 km de Paris. Le pays fut considéré pendant longtemps comme terre d’immigration, ou de peuplement. Cet isolement (que les moyens de communication d’aujourd’hui ont à peine entamé) a entraîné la nécessité d’une relative autonomie culturelle. Il y a, même si certains immigrants de fraîche date continuent à le nier, une culture guyanaise à plusieurs composantes, réunies par des liens rendus nécessaires et, en gros désirés, par le partage du territoire. Mais la faible population du pays, les péripéties politiques et sociales qui ont marqué son histoire et les carences en matière d’éducation ont entravé le développement d’une véritable littérature guyanaise vivante et prospère, au contraire de ce qui s’est passé aux Antilles. Il y eut quelques bons écrivains, qui ne sont guère lus, en dépit des efforts très méritoires de certaines associations comme Krakémento. Les médias locaux se sentent peu concernés et se réfugient derrière la banalité stérile et répétée ad nauseam que la culture guyanaise est (et doit rester ?) une culture orale pour laquelle on a même inventé le mot d’oraliture. Le plus médiocre disque de zouk ou de slam bénéficie sur les radios d’un matraquage publicitaire intense sans qu’entre en compte la qualité du produit. Le copinage (souvent communautariste) est roi.

 Les moyens de distribution, librairies et grandes surfaces commerciales, sont aujourd’hui (il n’en a pas toujours été ainsi) tenus par des commerçants qui ne sont pas d’origine guyanaise et se sentent donc très peu concernés par la culture guyanaise : « Métropolitains » ou Antillais, le livre n’est pour eux qu’une marchandise comme les autres, peu rentable, donc à écarter quand il s’agit de production locale tenue comme sans intérêt et n’ayant que de faibles débouchés. La littérature guyanaise se trouve ainsi privée de toute exposition et disparaît peu à peu, dans l’indifférence générale.

 Il y a là une grande contradiction. A chaque fois qu’un hypermarché s’est ouvert en Guyane, les producteurs locaux, agricoles, artisanaux ou industriels se sont émus de l’irruption d’une concurrence jugée dangereuse pour l’économie locale et ont demandé aux groupes commerciaux concernés de réserver une part de leurs ventes à la production guyanaise. Ce qui, dans l’ensemble a été accepté. Mais personne n’a jamais pensé qu’il pouvait en aller de même pour les productions culturelles. Les livres, il est vrai, ne figurent pas dans la liste des produits de première nécessité, ni, bizarrement quand il s’agit d’édition locale, dans les produits locaux. Ceci, sans doute, à cause de la confusion entre édition et impression.

 Enfin, pour répondre à ceux qui croient que les budgets de la culture sont là pour pallier ce manque, la facilité avec laquelle les aides supposées à la culture se transforment en billets d’avion (qu’en faire d’autre ?) est notoire. Des sommes, devenues énormes à force d’être répétées ont été dépensées sans aucune retombée pour aller exhiber tous les ans à Paris, mais aussi au Brésil voire au Canada les mêmes livres d’une littérature guyanaise quasi-inexistante, cependant que des écrivains locaux se voyaient privés de toute possibilité d’édition. Paris est loin, et les Antilles encore plus, peut-être.

D’autre part le CNL n’a pas pour vocation de remplacer le marché naturel du livre. Son aide reste rare et très choisie, et met longtemps à arriver.

D’où les propositions ci-dessous, qui ont pour but de sauver ce qui peut l’être encore.

 Il faut faire comprendre aux commerçants du livre et aux médias que la culture écrite n’est pas une marchandise comme les autres. Mise à mal par la montée prodigieuse des techniques audio-visuelle et informatique, elle est en grand péril de disparition dans un petit pays comme la Guyane, dont la société a été fragilisée, sur le plan culturel, par une croissance trop rapide due à une immigration massive, suivie d’une non-scolarisation importante et d’une mauvaise scolarisation de beaucoup de ceux que l’école pouvait accueillir. La situation est aujourd’hui, assez grave pour que nous demandions un effort à tous.

 Il ne s’agit pas de prôner des mesures coercitives. On ne peut obliger les citoyens à acheter des livres et à les lire. Mais on peut faciliter la mise à disposition de ceux qui le désirent des moyens de la lecture et les inciter à les utiliser. Voici donc quelques propositions qui vont dans ce sens.

3 – QUELQUES PROPOSITIONS.

Le but est que les lecteurs guyanais puissent acheter et lire des productions littéraires guyanaises. Et accessoirement que la littérature guyanaise de qualité puisse exister d’abord, s’exporter ensuite.

Pour cela il est essentiel que les aides émanant aussi bien de l’Etat que des collectivités locales, qui vont en se raréfiant à cause de la crise économique, ne soient pas gaspillées.

 *  Il faut aller vers la suppression pure et simple de l’aide à l’auto-édition. Cette aide est accordée trop souvent sans contrôle de qualité à des auteurs dont le principal talent est d’avoir des amis dans les collectivités locales. L’avantage de l’édition « normale » est que l’éditeur accepte ou refuse d’éditer une œuvre qu’on lui propose selon des critères commerciaux qui reposent sur l’intérêt et la qualité d’une œuvre. Ce qui constitue une garantie, même s’il va de soi que l’éditeur puisse se tromper. Les rayons des bibliothèques publiques de Guyane, quand elles existent encore, sont couverts de livres auto-édités que personne ne lira jamais, mais qui ont englouti en vain des masses considérables d’argent public.

Une maison d’édition est une entreprise et doit pouvoir bénéficier d’aide  au même titre qu’une autre entreprise.

 * Je propose également que tous les commerçants impliqués dans la vente de livres, en particulier les grandes surfaces commerciales soient incitées par les pouvoirs publics (les seuls à pouvoir le faire !) à réserver une place permanente à la production locale. Ce qui est possible pour les œufs ou les fruits ne peut pas être impossible pour un livre. Les moyens de cette incitation sont à définir : il peut s’agir par exemple d’une sorte de charte de « bonne conduite » proposée par une commission, de préférence sous la conduite des services de l’Etat. Si les services de l’Etat ne peuvent ou ne veulent le faire, la Région pourrait s’en charger. Des exemples qui nous viennent de l’hexagone prouvent que ceci est possible pour les choux-fleurs ou les fraises.

 * Les services de l’Education Nationale devraient être associés à cette prise de conscience. Il est difficile de croire que les bacheliers (littéraires !) n’aient aucune idée de l’existence d’une littérature guyanaise, ce qui est pourtant encore trop souvent le cas. Le rectorat pourrait aussi être incité à rétablir une « distribution de prix » en fin d’année, sous une forme ou sous une autre, et privilégier pour cela la production locale. Et inciter les enfants à la lecture de livres…

 * D’autres propositions pourraient être faites : l’une des plus fertiles pourrait être la participation financière des pouvoirs locaux (Région, département, voire certaines municipalités) à l’édition guyanaise. Pour ceux qui s’étonneraient d’une telle proposition, il est bon de rappeler que la plupart des régions de France sont associées à un service d’édition, comme on peut le constater en allant visiter le Salon du Livre de Paris. Les imaginations doivent être sollicitées. Reste à savoir si les différentes administrations concernées tiennent véritablement à ce qu’on écrive, vende et achète des livres, et lise en Guyane…

*  En tout état de cause, je propose que la direction régionale des Affaires Culturelles se charge de réunir autour d’une table les différents acteurs du marché du livre afin que soient étudiés les moyens qui pourraient être mis en œuvre pour élargir les possibilités de vente du livre et tenter de sauver la culture écrite en Guyane. Le plus tôt sera le mieux…

 

NOTE : Les rayons « livres » des hypermarchés ne sont pas dénués de surprises. On  y constate que certains producteurs locaux (LA PLUME VERTE) ou semi-locaux (ORPHIE) sont assez bien représentés, et même que certains éditeurs qui n’ont aucune attache avec la Guyane (les éditions du Rouergue !) le sont aussi dès qu’un de leurs auteurs a écrit un livre ayant un rapport avec la Guyane. Les circuits commerciaux ont de ces mystères… à moins que le refus de ces commerçants de vendre les livres d’Ibis Rouge ne soit le résultat d’amicales pressions pleines d’arrière-pensées. Un employé de commerce à qui je faisais remarquer qu’Ibis Rouge avait un très riche choix d’œuvres universitaires m’a répondu : « ce genre de bouquins, on n’en a rien à foutre ! » Quand j’entends parler de culture…

Qu’on ne s’y trompe pas : les livres d’Ibis Rouge qu’on peut trouver en cherchant bien dans nos hypermarchés sont des vieux livres, ce qui se voit très bien à leur état, qui datent de l’époque lointaine où Ibis Rouge n’était pas à l’index, et que l’éditeur a refusé de reprendre. Il n’y a aucun livre guyanais datant de moins de deux ans.

 

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