A l’occasion du Salon du livre international du livre de Guyane 2019, nous proposons de découvrir le premier livre format poche éditée par Atelier Aymara.

Pages envolées d’un carnet d’errance & 9 autres nouvelles rassemble l’ensemble des lauréat.e.s du prix Réné Maran. Ce prix René Maran, crée en 2004, a eu pendant 10 ans la louable ambition de promouvoir la littérature et les auteurs guyanais, en revisitant l’œuvre de René Maran, premier prix Goncourt noir de l’histoire pour son roman Batoula en 1924. Ce recueil regroupe aujourd’hui la totalité des prix lauréats décernés pendant les 5 éditions, composé par des écrivains amateurs ou confirmés, sous la forme de poèmes, de slams, de scénarios ou des nouvelles.

Vous retrouverez ce livre de 185 pages au prix de 14 € dans notre stand au salon ou à la librairie Casa bulles de Cayenne.
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Retrouvez la chronique de Marie Claude Thebia  sur Guyane La Première de l’une des auteurs de ce recueil, à propos de ce livre édité par Atelier Aymara

et l’article de Guyane Première
https://la1ere.francetvinfo.fr/guyane/pages-envolees-carnet-errance-hommage-rene-maran-premier-prix-goncourt-noir-origine-guyanaise-759097.html

 

Extrait n°1
Pages envolées d’un carnet d’errance - Laurent Pipet

6 Juillet 2006

Je suis né là-bas. Ailleurs. Ici aussi, c’est ailleurs.

Ailleurs…

Un terme qui m’est étranger, moi l’étranger.

Mon cher journal, je commence ici mon récit. Cher confident, j’ai besoin de parler. De te parler. Besoin de t’écrire, de laisser aller mes pensées. Pour me soulager…

J’ai ouvert ta première page, sur laquelle s’est avancée la pointe de mon stylo, hésitante. J’y ai écrit mon nom, et la date d’aujourd’hui. J’ai recherché un titre, pour te donner, cher ami, de l’allure, de l’épaisseur, mais l’inspiration n’est pas ce soir mon alliée. « Souvenirs d’une enfance brisée » ? « Mémoires d’un migrant » ? « Journal d’un homme venu d’ailleurs » ? Aucun de ceux-là ne m’a plu. Alors après avoir humecté mon doigt, j’ai délicatement tourné cette première page pour passer au contenu et décharger ce mal qui me ronge les entrailles.

Par où commencer ?

Pour débuter un récit, il me faut une introduction. Je l’ai appris à l’école. Et pour mener à bien mon introduction, j’ébaucherai un bout d’Histoire.

Je viens du Liberia. Le pays libéré.

Mon pays est né de la volonté d’une société américaine et philanthrope, – c’est-à-dire “ qui aime les Hommes ”-, qui a acquis, en échange de breloques et par la force d’un pistolet sur la tempe du chef d’une tribu locale, des terres africaines sur l’Ouest du continent. Elle y a rassemblé des esclaves récemment affranchis venant en majorité des plantations de tabac de Virginie, de Géorgie et du Maryland, aux États-Unis d’Amérique. Ces lieux ne te disent peut-être rien, cher journal. À moi non plus.
C’était en 1821. Vingt-six années plus tard, au gré de vagues d’immigrations successives, était proclamée la République du Liberia. La première du continent africain.

Mais l’entreprise s’est révélé un véritable échec. Les nouveaux arrivants, appelés “ américano-libériens ” ou parfois l’inverse, n’ayant vécu que dans un rapport de dominant-dominé, ont rapidement imité leurs anciens maîtres, et sont allés avec redingote, chapeau melon et gants blancs, réduire en esclavage les populations que l’on appelait “ les autochtones ”. Ceux-ci étaient considérés comme des moins que rien, des païens, des sans-droits, des incultes. Confinés dans l’intérieur du pays, ils n’ont obtenu le droit de vote qu’un siècle plus tard. Il faut croire que la servitude, lorsqu’elle baigne l’esprit dès la naissance, dénature l’âme et empêche toute forme de raisonnement.

La suite n’a été que succession de coups d’État et de guerres fratricides, avec l’aval bienveillant des toutes grandes puissances d’Europe et des États-Unis.

Sur fond de culture d’hévéa, puis d’exploitation de mines de fer et de diamants.
Sous la férule d’une litanie de despotes sanguinaires et corrompus.

A suivre sur le  livre papier…

Extrait n°2
LA SŒUR DE DIEU
Stéphane Floricien

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L’enfance,
Qui peut nous dire quand c’est fini ?
Qui peut nous dire quand ça commence ?
C’est rien, avec de l’imprudence
C’est tout ce qui n’est pas écrit

L’enfance, Jacques Brel

Je ne connais que très peu de plaisirs supérieurs à celui de surprendre un ami qui vous sait vivre très loin et qui se retrouve nez à nez avec vous dans son propre chez lui. Un ami, un vrai, n’a, à ce moment-là, aucune hésitation sur la nature de ses sentiments : les yeux ne tergiversent pas comme le feraient ceux d’un ex-amour aigri croisé avec sa nouvelle moitié, ou ceux crispés d’une voisine cachottière sur qui vous tomberiez à l’autre bout de la planète.

Un ami, j’entends par là une âme avec laquelle la vôtre a grandi, sursaute de bonheur et ne s’en cache pas. Tout est dans les pupilles qui s’ajustent, dans le sourire irrépressible que dessinent au fur et à mesure les joues, les sourcils et tous les traits de son visage. Les lèvres frétillent, cherchant le meilleur timing pour la première syllabe.
Les tout premiers mots d’Henri, un Amérindien Téko aujourd’hui quasi sexagénaire, me ramènent à nos années au lycée Félix Eboué à Cayenne, il y a environ quarante-cinq ans :
— Oh oh. Un Saint-Lucien !

C’est ainsi qu’il m’avait accueilli un jeudi, jour pourtant sans classes, adossé au portail fermé du seul lycée du centre-ville. L’un avait dû insulter la mère de l’autre d’un air débonnaire et l’autre lui avait rendu la pareille d’un ton badin, le tout en plein milieu d’un cours d’Arithmétique. Le professeur avait dû décider de renforcer notre éducation avec deux heures de retenue qui, s’étant démultipliées par la suite, ne nous avaient plus fait, à force, il faut bien l’admettre, ni chaud ni froid.

C’était presque devenu un plaisir. Nous étions turbulents mais ponctuels et notre fierté reste d’être toujours arrivés avant le surveillant agacé d’avoir à travailler un jeudi pour deux zigotos censés rédiger d’inutiles pensums. Plusieurs fois d’ailleurs, le pion nous avait laissé partir en échange de notre silence aujourd’hui prescrit.

Ces mêmes mots par lesquels Henri me reçoit ce midi, à croupetons sur le ponton de sa maison-carbet à Saut-Monbin, à même la berge de la rivière Camopi, en disent long sur le lien qui nous unit encore alors que notre dernière rencontre date de plus de vingt-cinq ans.

A suivre sur le  livre papier..

Extrait n°3 
L’ÉPICENTRE DES EAUX (AQUÆ-MUNDUS)
Pierre CARPENTIER

Ho ! Piéro ! Ho ! D’où te vient ce petit Paul dont tu nous dis tous les jours qu’il est le produit éclos de la connivence rebelle des pays que l’on tente vainement d’abasourdir aujourd’hui, et des inépuisables créations de recours dont ils usent dès l’enfance de leurs petits pour qu’ils y dressent Résistance en beauté ?

Du cœur du continent noir, le Cameroun, mon compère ! Il y reçut comme premier soleil rétinien, la lumière d’une poétique en devenir. Son enfance chemine à petits flots de mots suivis, ceux qui à la faveur de signes cachés goulottent et dérivent en affluents de conscience ; y grossissent les rapides d’une jeunesse qui, à tout prendre, choisira les sauts basculés de roches alluviales d’une Guyane initiatrice de l’homme aux germinations du pays.

Ainsi drainé par leurs chants intérieurs jusqu’à son embouchure, il délivrera la parole fluviale de son peuple, et ce n’est pas là que “ se jeter à l’eau ” car les fleuves, par leurs conférences continentales, participent des océanies “ tranquilles ” du Pacifique tout autant que des canaux colériques des Caraïbes en Martinique. Un tel hydrodynamisme, développé dans son aquatique totalité, trouve son épicentre au cœur de l’infini des mers ou encore de l’aquasphère ; j’ai nommé l’archipel des îles Marquises.

L’intense charroi des courants contrariés et dominants de l’Histoire lui renvoie constamment du monde (au gré de ses rencontres) de nouvelles étendues de contestations humaines diversifiées, sous-marines et transversalement solidaires. Ce qui s’y joue l’enfant l’ignore mais le poète ainsi flotté est advenu.