Carnaval 1910

«Cyrus, dépêche-toi, tu vas manquer la bataille de fleurs !
Cyrus n’était pas prêt. Son cousin Agénor pouvait toujours le presser, il était hors de question qu’il descende maintenant. Ils rentraient à peine de la cavalcade, et déjà il fallait repartir. Peut-être qu’il serait plus sage de se reposer un peu. Ce qui lui importait maintenant, c’était d’être en forme pour ce soir, pour le kasécò… Agénor apparut à l’entrée de sa chambre.
« Tu vas revoir ton institutrice, s’écria Agénor sur un ton enjoué.
– Heu oui, dis-moi plutôt si tu vois mon béret ? »
Bien sûr qu’il allait voir Amélina, elle serait sa cavalière pour le grajé* et, qui sait, peut-être même pourraient-ils remporter le concours de danse. Il avait retrouvé son couvre

-chef.
« Ce soir, tu vas au Château ou au Casino-Théâtre ? »
Agénor se moquait : l’entrée au Château n’était pas du niveau de sa bourse.
« Et tu comptes retrouver ta promise en arrivant les mains vides ? »
Cyrus se figea. Comment ? Pour une fois Agénor avait mis dans le mille, il ne pouvait pas rejoindre Amélina comme ça. Ce n’est pas sans une certaine émotion qu’il se souvenait, quand ils avaient cassé la galette à l’épiphanie. Il avait gagné la fève, elle avait été sa reine… et une reine devait être comblée de cadeaux.
Cyrus était désemparé. Agénor le regardait le sourire aux lèvres.
« Djab* ! Cela devient sérieux. Du calme, mon cher cousin. Regarde cette réclame dans le journal, tu devrais y trouver ton bonheur. Ah oui, excuse-moi… »
Agénor était le seul à savoir lire dans la famille.
– « Chez H. Chouanard : corsages de soie et satin, tissus pour robes de toutes nuances, chapeaux, gants, jupons, écharpes et mantilles, souliers vernis. » Prends ma bicyclette, elle est en bas devant la porte, je n’en ai pas besoin pour aller à la bataille.
Cyrus ne prit pas le temps de la réflexion. Il s’élança en donnant une tape amicale à son cousin. La boutique n’était qu’à un pâté de maison.
« Cyrus ! » Il s’arrêta net, c’était la voix de grand-mère Zoé. « Où vas-tu comme ça mon petit ? Ah oui, tu cours au carnaval. Tu en as de la chance. Moi, je suis bien trop fatiguée maintenant, il ne me reste plus que mon jardinet ». Zoé le regarda :
– Tu veux être un gentil garçon…
– Bien sûr grand-mère, répondit Cyrus, en pensant déjà à autre chose.
–Alors tu vas passer au jardin botanique. Aujourd’hui, on y distribue gratuitement des semences et des plants. Il me faut des cacaoyers, des jacquiers et des graines d’Hévèa.
– Mais gran manman…
– Oui, mon enfant. Zoé se servit un verre de Quinquina* des Princes. Il n’y a plus que mon fortifiant pour me maintenir en vie…
– J’y vais grand-mère.
Le jardin botanique était en banlieue, à l’autre bout de la ville. Il traversa le canal Laussat sur le pont chaîne, et s’élança à toute vitesse dans les rues de Cayenne. Ce n’était pas une mince affaire de circuler aujourd’hui. Ici et là, des groupes traversaient la rue. Quelques-uns portaient redingotes et haut-de-forme, d’autres allaient masqués, mais la plupart s’étaient simplement déguisés avec de vieux habits. Des musiciens, avec banjo et accordéon jouaient tout en marchant. Cyrus ralentit à peine pour écouter l’annonce d’un crieur publique, un ancien bagnard :
« Ce soir, le chef d’orchestre Symphorien, et ses clarinettistes Stellio et Isambert, vous attendent au Casino-théâtre, à partir de 20h. Buvettes pour les spectateurs et concours de danse ! »

C’est passablement essoufflé que le cycliste arriva au Jardin. Celui-ci était presque désert. Une dizaine de personnes s’essayaient au jeu de croquet. Un couple flânait. Il trouva le gardien devant le kiosque central.
L’affaire fut vite entendue. La caisse de graines bien attachée sur son guidon, il roula encore plus rapidement, grisé par la vitesse. Il pensa à Amélina, à leur second rendez-vous, aux Amandiers. Ils avaient acheté des sorbets au komou* puis étaient allés écouter l’Harmonie cayennaise jouer des polkas et mazurkas. Il revoyait son visage… et, soudain, au virage d’une rue, des Jwé farin*, tout en blanc, avec leurs longs chapeaux côniques. Avant d’avoir pu l’éviter, il fut recouvert de farine. Un instant, il ferma les yeux. Quand il les ouvrit, ce fut pour voir un cavalier juste devant son guidon. Le cheval rua. Il l’évita d’un coup de guidon vers la droite et c’est à ce moment précis que tout un orchestre de tambours et flûtes décida alors de traverser la chaussée.

Il souria. Amélina était penchée sur lui… Non, ce n’était point elle, c’était le visage moustachu d’un agent de police municipale.
« Voilà qui n’est pas croyable ! s’écria l’agent. Mais à quoi pensiez-vous donc mon brave ?»
Cyrus essaya de se relever, mais il était à moitié empêtré dans sa bicyclette. Autour de lui, baguettes, tambourins, plantes, tout était éparpillé sur la chaussée. Les musiciens n’avaient pourtant pas l’air fâché, ils l’aidèrent même à ramasser ce qui pouvait l’être. Cyrus regarda l’agent avec inquiétude.
« – Je devrais vous verbaliser, mais vous avez de la chance, c’est carnaval. Sachez cependant que la réglementation stipule que cette machine doit être munie d’un appareil sonore avertisseur dont le son puisse être entendu à cinquante mètres.
– Oui monsieur…
– File mon garçon, avant que je change d’avis !

Poussant son vélo inutilisable, Cyrus arriva chez lui. Agénor était parti tout comme sa grand-mère. Il ne restait que sa sœur Anna et son jeune frère Joe.
« – Où est grand-mère ?
- Elle est partie avec Agénor à la bataille des fleurs. Elle a bu un verre de Madère et elle a dit qu’elle souffrait beaucoup moins.
Cyrus haussa les sourcils.
– Ensuite elle a expliqué que tu devais aller chercher ses lunettes chez Mr Sparrock.
A ces mots, Cyrus demeura les bras ballants, les yeux écarquillés.
« C’est une plaisanterie ! dit-il. Et puis, Sparrock n’est-il pas dentiste ?
– Oui, mais il est aussi opticien. Les Américains, ils savent tout faire ! répliqua Joe.
C’est alors qu’il remarqua la tenue ridicule de son frère, en culotte courte et maillot informe.
« Où comptes-tu aller affublé de la sorte ?
– Je vais jouer au football, et Agénor a dit que tu devais m’emmener avec sa bicyclette.
– kisa* ? Il se souvint alors que l’oncle Paulius lui avait parlé de ce jeu de balle au pied.
– Ce n’est pas de chance, j’ai cassé la bicyclette…
– Oh, non !
– Mais au Comptoir Parisien on peut louer une bicyclette Gladiator pour 1 franc l’heure, s’exclama Anna.
Bon ! se dit Cyrus, aujourd’hui il était dit que je n’aurais pas le dernier mot.

Avec la bicyclette de location, il passa prendre les lunettes de grand-mère Zoé puis déposa Joe non loin du village chinois. Leur oncle Paulius, qui avait fait fortune dans l’exploitation du bois de rose, les attendait. Cyrus les laissa à leur nouveau sport : il préférait les courses au vélodrome.

Cyrus arriva enfin chez H. Chouanard. Le volet était déjà à moitié descendu mais le patron était à l’entrée, comptant sa monnaie sur son trône-caisse.
« Nous sommes fermés, mais comme c’est carnaval… Qu’est-ce-qu’il vous faut ? Nous venons de recevoir par le dernier cargo, du tabac de New-York, du saucisson de Lyon, du saindoux. Nous avons aussi des derby box-calf forme américaine : les meilleurs souliers de la ville pour danser. Nous n’avons pas souvent de pareilles aubaines ! Cyrus regarda les fameuses chaussures d’un air envieux.
– Non, merci, c’est pour… l’anniversaire de ma sœur.
– Ah ! Et bien pour 12 francs, vous pouvez acheter un jeu : dominos, dames, loto. Nous avons aussi des rubans, et ces superbes souliers de tennis aux semelles de balata.
– Ma sœur est une doumwèzèl*…
Le commerçant haussa les sourcils. Cette-fois, il jeta un coup d’œil à Cyrus.
« Je vois, je vois. Alors, je peux vous proposer de magnifiques étoffes de madapolam et jaconas*, des foulards en madras, un katouri*…
Cyrus n’entendait plus rien, il avait trouvé. Il posa sur le comptoir une ombrelle en dentelle.

Après avoir rapporté la bicyclette, Cyrus rentra chez lui au pas de course pour se préparer. Il s’arrêta seulement pour acheter un pâté banane et des parépous cuits à Philomène.
Boulevard Jubelin enfin, le Casino-théâtre était impossible à manquer, avec toutes ses lanternes japonaises à l’entrée. Le cousin Agénor, kostim* tout de blanc, cravate et chapeau de feutre noir, lui faisait de grands gestes :
« Il était temps, le concours va commencer !
– Amélina… Cyrus n’eut pas le temps de terminer sa question, son cousin le prenait déjà par l’épaule, et il lui chuchotait à l’oreille :
– Va faire virevolter ton amoureuse, elle t’attend. C’est toi le rwé* ce soir !