Mme Kim Sontosoemarto, directrice du centre culturel Sana Budaya, plisse les yeux. Son visage se fait grave, elle se concentre pour répondre à ma question. Comment se fait-il que la culture javanaise subsiste à plus de 20 000 kilomètres de l’île qui lui a donné naissance ? Non loin, dans la chaleur de ce mois d’août 2009 à Paramaribo, la fête indonésienne bat son plein. Aux alentours du centre culturel, un marché de petites baraques de bois, tenues par des javanais, rassemble le temps du dimanche des maraîchers, des poissonniers et même un vendeur de disques, fan de soul music. Il ne m’aura fallu que quelques kilomètres à partir du centre ville pour me retrouver ainsi au cœur de l’une des seules communautés de ce type hors de Java.
Symboliquement, le lieu est dominé par une gigantesque statue de gunungan haute de 9 mètres, représentant les forces primordiales de la vie dans le théâtre d’ombre javanais (wayang). C’est à son pied que se déroule le climax des festivités, lorsque les anciens s’installent pour jouer du gamelan, un ensemble musical instrumental traditionnel rythmant la danse et les transes du Jaran Kepang (cf. encart). Rien ne semblait pourtant destiner cette culture pluriséculaire à s’implanter aussi loin de chez elle.
Mme Kim a rouvert les yeux. Non, dit-t-elle, les choses n’ont pas été simples pour en arriver là. Pour m’expliquer la présence des siens sur les rivages de l’Atlantique, il lui faut remonter aux conditions ayant poussé des javanais à s’expatrier, voici maintenant 120 ans…

L’arrivée des javanais au Suriname

En 1863, l’abolition de l’esclavage par les Pays-Bas pris totalement de court les colons du Suriname. Leurs plantations reposaient sur cette main-d’œuvre soumise aux traitements les plus durs et non rétribuée. Imitant les expériences anglaises et françaises dans la région, ils se résolurent bientôt à recruter des ouvriers agricoles dans les Indes anglaises.
Ce système montra vite ses limites. « Servis » après anglais et français, les bataves se plaignaient de ne pas récupérer les sujets les plus robustes. C’est du moins sur ce compte qu’ils mettaient les pertes d’effectifs terrifiantes entre l’embarquement en Inde et le débarquement au Suriname. Plus sûrement, les manques d’hygiène et de soins à bord des navires ainsi que dans les baraquements au Suriname avaient raison des plus robustes comme le déclara un médecin néerlandais chargé d’inspecter les débarquements. De plus, les « engagés » devaient servir sur place durant 5 ans sous peine de se voir infliger des châtiments pour ce qui était assimilé à une désertion : leur travail était en effet censé couvrir les frais de recrutement, de transport et leur entretien. Un maigre salaire venait compléter le quotidien, souvent suspendu ou saisi comme amende à la moindre incartade. Sans surprise, des plaintes de mauvais traitement parvinrent ainsi de façon répétée aux oreilles du consul britannique à Paramaribo pour des chatiments proches de ceux infligés aux anciens esclaves.
Si bien que tacitement, l’Angleterre décida par intermittence de suspendre l’envoi de coolies* vers Paramaribo.
Cette migration présentait par ailleurs pour les néerlandais deux inconvénients majeurs : d’une part les Indiens, de nationalité britannique, restaient libres d’en appeler au consul de Grande Bretagne pour faire annuler les châtiments imposés dans les plantations ; d’autre part, leurs effectifs croissants menaçaient de donner rapidement à ces sujets étrangers la majorité dans cette colonie néerlandaise.
Aussi, après des tractations serrées avec le gouverneur des Indes néerlandaises, 62 javanais et 32 javanaises parvinrent au Suriname entre août et novembre 1890. Tous ne semblaient pas des mieux informés sur leur sort. Ainsi, lorsqu’à leur arrivée leurs droits leur furent lus– et notamment le fait qu’un refus était passible d’emprisonnement – certains se dirigèrent directement vers la prison. Durant l’année qui suivit, tous prirent néanmoins le travail. Présenté sous forme d’expérience, cette première vague d’immigration fut suivi de bien d’autres au fil des années : les javanais étaient réputés dociles, travailleurs et moins velléitaires que leur collègues indiens.
Les conditions de recrutement à Java étaient plus que douteuses. Payés au nombre de personnes recrutées, des « rabatteurs » abusaient souvent des miséreux, victimes à Java du manque de terres, des impôts prélevés par l’administration coloniale et d’un manque d’éducation. Des recruteurs sans scrupules faisaient miroiter des promesses de terres, de mariages, d’argent facile. Lorsque cela ne suffisait pas, des dettes de jeux créées de toute pièce étaient une contrainte supplémentaire. L’infraction aux règles sociales javanaises, contraignantes, des amours interdites ou encore l’aventurisme complétaient les motivations des migrants pour se rendre dans cette « terre d’en face » (tanah seberang) au-delà des océans.
Dans les années 1930, la situation s’améliora pour les migrants, les autorités néerlandaises considérant que l’absence d’une population établie freinait l’essor de la colonie. Les sanctions pénales liées aux infractions dans les plantations par les ouvriers furent abolies en 1931. En 1932, l’administration interdit les contrats d’engagement ayant prévalu jusque là, les limitant à une année maximum, et prit en charge totalement les frais de transport des migrants. L’administration compléta ce dispositif en proposant aux migrants, au terme de leur contrat, des terres contre un renoncement à leur voyage de retour.
Les projets étaient désormais de permettre la constitution de villages autonomes en « javanisant » le Suriname par le transfert de 100 000 javanais sur une période de 10 ans. Ils devaient développer la riziculture pour les besoins de la colonie et ses exportations. La guerre mis fin à cette expérience débutée en 1939.
De 1896 à 1939 m’explique Mme Kim, ce sont près de 33 000 migrants javanais qui accostèrent au Suriname, dont seulement un cinquième fit le choix de retourner au pays. Mais les choses n’ont pas été faciles pour ceux qui sont restés, parfois malgré eux. Mme Kim reprend son récit…

La solidarité, gage d’intégration et de sauvegarde du patrimoine culturel

Les épreuves ont tissé des liens de solidarité puissants entre les membres de la communauté javanaise. Ainsi par exemple entre compagnons d’un même bateau s’instaurait une fraternité. C’est l’âge qui déterminait le statut social et le respect porté à un individu, l’expérience attribuée aux anciens étant synonyme de sagesse et de savoirs, censés garantir l’harmonie du groupe (rukun), vertu essentielle de la société javanaise. Les gens formés alors à l’école religieuse islamique (pesantrèn), puis les interprètes, intermédiaires entre les propriétaires des plantations et les travailleurs, possèdaient un statut social respecté. Cependant ces positions de responsabilités étaient déterminées par les autorités et non par la communauté.
Celle-ci parvint à préserver les rites clés de sa culture d’origine : slamatan (repas communs propitiatoires*), sajèn (offrandes aux esprits tutélaires), nyekar (pélerinages sur la tombe des défunts) ont conservé leur fonctions encore aujourd’hui. En 1918, la première fondation culturelle javanaise Tjintoko Moeljo (pauvre mais respectueuse) crée sur la plantation de Marienburg avait pour but l’entraide aussi bien économique que sociale, mais aussi des visées culturelles et sprituelles comme de nombreuses organisations créées sur ce modèle ensuite.
La cohabitation avec les autres groupes ethniques n’allait pas de soi : créoles et hindous percevaient les javanais plus dociles comme les nouveaux esclaves. Un sentiment de privation et de menace persiste ainsi jusqu’après la seconde guerre mondiale.
L’indépendance de l’Indonésie, déclarée en 1945 mais effective seulement en 1949 après une guerre d’émancipation, marque une étape dans la communauté surinamaise. En effet, elle intensifie le sentiment nationaliste, encouragé aussi par des représentants du gouvernement indonésien à partir des années 50. Ainsi, 1946 voit la naissance du premier parti politique javanais (Kaum Tani Persatuan Indonesia-KTPI). Son principal objectif à l’époque : le droit de retour en Indonésie…
Aujourd’hui, les 70.000 descendants des migrants javanais sont présents dans tous les secteurs de la société surinamaise. Ils ont atteint de nombreux postes dans la fonction publique (santé, enseignement), donnant également un président au parlement national en 2004. A titre individuel, ils se réalisent également dans le secteur privé ou les arts. Leur patrimoine gastronomique a légué au Suriname les fameux Bami (nouilles sautées) et Nassi (riz cuit) à travers les nombreux Warungs*.
Des liens se sont tissés entre les deux pays, notamment entre familles que l’histoire a divisé. Mme Kim marque une pause, évoquant le sort du dernier groupe de rapatriés javanais du mouvement Mulih nDjowo (« rentrer à Java ») en 1954. Elle avoue pourtant ne pas connaître ce qu’ils sont devenus. Piqués par la curiosité, nous avons cherché à en savoir plus.

l’histoire des rapatriés

Djakarta, capitale de la république d’Indonésie, fin septembre 2009. Autrefois appelée Batavia, c’est ici que le voyage des migrants commença il y a 120 ans. Aujourd’hui, la ville compte 12 millions d’habitants, le pays environ 240 millions. L’Indonésie est gigantesque. On comprend la fascination des surinamais d’origine javanaise pour leur pays, au moment de l’indépendance.
Grâce à l’aide de Mr Saimbang de l’ambassade du Suriname, nous retrouvons Mr Sarmoedjie, colonel à la retraite. Il faisait partie des rapatriés du Suriname. Il me conte dans un anglais assez fluide son histoire et celle de ses compatriotes ; en 1954, il n’avait que 8 ans.
L’initiative était partie de l’un de ces mouvements pour le retour au pays, autour d’un leader charismatique. Le contact avait été établi avec l’administration indonésienne, qui avait promis des terres : 2,5 hectares par foyer. Initialement, la destination était Lampung, séparée de Java par les quelques dizaines de kilomètre du détroit de la Sonde. Java, surpeuplée, n’avait pu fournir de terrain. Une seconde vague de rapatriés devait suivre, aussi c’est en toute confiance que certains laissaient derrière eux une partie de leur famille en montant à bord du Langkoeas, qui prit la mer fin 1954 avec 1018 personnes. Ce fut le seul navire à entreprendre ce voyage.

L’arrivée à Tongar

Le village de Tongar est situé à l’ouest de Sumatra, au nord de la ville de Padang [cf carte], dans le pays des Minangkabau. C’est une région magnifique et tristement célèbre pour ses risques sismiques. Nous atterrirons ainsi à Pekanbaru, à l’est de Sumatra, afin de ne pas nous trouver au milieu de la tourmente des secouristes, présents suite au 30 septembre 2009. La route nous mènera à Bukittinggi, au lac Maninjau (cf. photo de droite page d’entrée), puis vers Pariaman, et enfin Simpang Empat. Là, nous téléphonons au contact que nous a donné le colonel Sarmoedjie, qui nous propose de le retrouver un peu plus loin sur la route. Basar Surdi avait 14 ans lors de son départ de Paramaribo, et vit à Tongar depuis son arrivée sur les lieux en 1954. Avec son ami Sarmidi, ils vont me raconter l’histoire du village des surinamais.
Arrivés sur les lieux de leur installation à Tongar, le 15 février 1954, les rapatriés doivent défricher le lopin de forêt vierge qui leur a été alloué. Rien n’a été aménagé. Il faut soit même construire sa maison ou parcourir 5 km à pied pour rejoindre le premier village. Le terrain volcanique est bien plus accidenté que prévu, les tigres rodent autour des villages, singes et phacochères ruinent les cultures. Certains se découragent, gagnant les villes indonésiennes ou retournant même au Suriname, dépités. La ville proche de Pekanbaru, ou l’ou vient de trouver du pétrole, propose justement des opportunités de travail. Ils sont souvent plus qualifiés que la main d’œuvre locale et certains par exemple deviendront mécaniciens dans les entreprises pétrolières américaines.
Aujourd’hui, il ne reste qu’environ 34 de ces migrants à Tongar, âgés en moyenne de 60 ans et vivant parmi leurs enfants et petits enfants. Basar Surdi est l’un d’eux.

Basar a choisi d’être agriculteur à Tongar et s’investit localement dans les projets de développement de son village. Les premières rizières, laissent aujourd’hui place aux palmiers à huile, qui donnent l’huile de palme dont la rentabilité économique est bien plus importante. Utilisée dans la cosmétique et l’industrie alimentaire (margarine notamment en Occident), elle est même la base d’un nouvelle agro carburant. Cette monoculture est ainsi responsable de la destruction d’une partie de la forêt de Sumatra. En dix ans, celle-ci s’est réduite de 24% sous l’impulsion de firmes nationales et étrangères avides de profits. Les palmiers sont exploités durant tout au plus quelques dizaines d’années. Puis ils laissent place à un sol très appauvri et inutilisable par d’autres cultures. Aujourd’hui, Tongar possède son école, sa mosquée et une antenne d’une société exploitant l’huile de palme. Ironie du sort, cette entreprise réclame la propriété des terrains sur lesquels est construit Tongar, les mêmes que le gouvernement indonésien avait promis aux rapatriés en 1954. Mais les certificats n’ont jamais été attribués aux habitants, qui sont désormais à la merci des palmiers à huile.
L’année dernière, Sarmidi, le plus ancien des rapatriés, a fait son premier voyage de retour au Suriname depuis la traversée sur le Langkoas en 1954. Comme pour Basar et aussi le Colonel Sarmoedjie, sa famille réside encore au Suriname. Il a été surpris par ce qu’il a trouvé là-bas. Un pays et des javanais prospères, propriétaires de belles maisons. Il faut dire qu’après le départ des rapatriés, le gouvernement colonial de la Guyane hollandaise, de peur de voir l’exode s’amplifier, a mis alors en place des facilités pour l’accès à la propriété.
Mais à 76 ans, arborant fièrement un tee-shirt de l’équipe de football Surinamienne, Sarmidi ne regrette rien. Comme ses acolytes de Tongar, il a suivi jusqu’au bout un rêve commun à tous les rapatriés, celui de retrouver un pays qu’il ne connaissait pas, et qui était celui des aïeux.

Texte de Dominique Maison et Pierre-Olivier Jay
Remerciements à Kim Sontosoemarto,Toekiman Saimbang, H. Sarmoedjie, Basar Surdi, Sarmidi, l’Alliance Française de Paramaribo.
Illustration Vany – Photos P.O. Jay