une nouvelle écrite et illustrée par Marc Gayot

Tu te rappelles ? Oh tu n’as pas pu oublier : je passais mon temps à attraper des picolettes ! Je suspendais dans les savanes une cage avec un mâle chantant et attendait qu’un mâle sauvage vienne tenter de le chasser. Je le capturais alors avec des filets japonais ou le bernais avec une cage à trappe posé à côté de l’autre cage. Au début, je mettais même simplement de la glue sur quelques branches où venaient fréquemment les oiseaux, et quand le mâle se posait, il restait piégé… amoché, mais piégé. Après ça, je vendais les passereaux aux copains, à la sortie du lycée. Qui allaient bien souvent les revendre plus chers. J’ai gagné de quoi t’acheter cette petite bague stupide, celle avec le zircon que tu m’as jetée au nez dès que tu as compris d’où venait l’argent.

- Va t-en avec ta bague ! À cause de types comme toi, bientôt y aura plus de picolettes dans les savanes ! Tu n’avais pas vraiment tort. Tu étais déjà responsable et soucieuse. Quant à moi, j’avais rêvé te faire plaisir et voilà que tu me quittais.

Pour une histoire de picolette ! Le malheur voulut que ce soit avant les grandes vacances. Sans ça, j’aurais peut-être pu te reconquérir, te convaincre, organiser des lâchers de picolettes ! Mais tu es partie comme dans une chanson de Brel : chez ta mère. À Macapá. Et à la rentrée suivante, je t’ai guettée. En vain : tu étais partie plus loin encore, pour Belém. Combien d’amours se fourvoient ainsi sur un malentendu ?
Beaucoup rencontrent leur moitié pendant les grandes vacances. Moi, je l’ai perdue.

En atterrissant tout à l’heure à “Marengwen”, oui, “Marengwen”, c’est ainsi qu’on appelle l’aéroport maintenant, les Guyanais étant fatigués de devoir l’appeler successivement, au gré des lubies politiques, Rochambeau, Sépélu, Éboué, Taubira, Malouda, Cheng, Ribeiro, Horth, etc.
Le surnom de l’aéroport a surgi avec la prolifération des moustiques, ces chers “Marengwen”, qui ont envahi le tarmac à mesure que les palétuviers envahissaient les abords des pistes, accompagnant la montée lente et continue des océans. Le peuple espiègle rebaptisa donc l’aéroport de la discorde «Marengwen», renvoyant ainsi les politiques à leurs stériles luttes symboliques ; bref, en atterrissant, j’ai repensé à toi, comme à chaque fois que je remets les pieds au pays. J’ai pourtant passé toute ma vie à vouloir t’oublier… mais le temps n’a fait que souligner ton absence. Je m’étonne toujours qu’avec l’âge les souvenirs les plus lointains deviennent les plus tenaces. L’homme qui vieillit court souvent après son enfance. Voilà sûrement ce qui nous fait tous retourner au pays quand nos cheveux grisonnent. Nous cherchons les odeurs, le ciel, les éclats de voix de notre jeunesse. Et moi, je te cherche toi, ma voisine, mon amie d’enfance et ma première aimée, qui m’a quitté pour quelques picolettes. Comme dans un mauvais zouk-love.

Je scrute les passagers de l’avion, espérant malgré moi retrouver ton visage ; sûr de pouvoir le reconnaître malgré cinquante années passées.
L’hôtesse qui nous conduit jusqu’au train te ressemble d’ailleurs. La même grâce dans sa façon de balancer sa main en cassant son poignet.
Elle est plus jeune évidemment, mais as-tu vieilli comme j’ai vieilli ?

À mes côtés, deux jeunes “Chinois” causent un créole haché d’interjections chinoises. Les immigrés chinois sont devenus rares à mesure que la Chine est devenue puissante. Aujourd’hui, tous ces “Chinois” ont leurs arrières grands-parents en Guyane. Et les anciennes épiceries ont été abandonnées : les jeunes, plutôt que de vendre de l’alimentaire ou des camelotes en plastique, se sont mis à vendre du hi-tech de luxe venu de Chine, qu’ils achetaient là-bas à prix modique.

Je me rappelle des derniers sound-system, il y a trente ans : tous sponsorisés par Hang & Huang ou Ho-Chen… Je remarque d’ailleurs que ces deux jeunes reviennent visiblement de Chine : ils ont des t-shirts électrostatiques de la dernière mode et leurs lunettes noires, chics et multifonctions, sont toutes neuves. Je m’aperçois à cet instant que j’ai laissé les miennes dans l’avion. Comment vais-je écouter le journal ?
Une passagère me rattrape alors et me tend mes lunettes oubliées tandis que je monte dans le train. Je m’assieds sur la première banquette libre et carresse de la main les boiseries fatiguées de la fenêtre, sans remarquer tout de suite la nouvelle décoration de la rame qui rappelle que le Carnaval a commencé. Dans quelques semaines, les wagons du samedi soir seront bondés de touloulous allant au bal. Tandis qu’imperceptiblement le train démarre, j’enfile mes lunettes, rabats leurs écouteurs sur mes oreilles et me passe, en audio seulement, le Journal des Guyanes. En portugais car j’ai la flemme de choisir la langue. Dans cinq minutes, la rame principale sera arrivée à Cayenne. La mienne a déjà bifurqué vers Kourou et le train sort soudain du couloir de forêt marécageuse pour emprunter le pont du Larivot. C’est marée montante et il y a des pêcheurs partout. La voix de la journaliste dans mes oreilles est douce, ferme et rapide ; les tonalités portugaises montent et descendent sans cesse. Me bercent. Nous passons devant le bord de mer de Macouria, très joli depuis qu’ils ont détourné la nationale et construit ce petit port d’où on rallie Cayenne en cinq minutes. La mangrove de mon enfance a disparu et Macouria s’ouvre sur l’océan. Le réchauffement climatique a eu quelques à-côtés qu’on se surprend à apprécier. Je n’écoute plus la journaliste. Elle évoque des actualités trop récentes pour que je les comprenne – encore un vague scandale politico-sexuel au travers duquel deux fameux cabinets internationaux d’avocats s’affrontent. En face de moi, j’aperçois justement un passager articuler silencieusement des chiffres et des noms. Il doit être connecté à un site de paris politico-mediatico-judiciaires et mise sans doute sur l’un des deux cabinets. Agacé, je tapote une de mes oreillettes et le programme bascule sur une vieille biguine, vaguement jazzy. Je reconnais même l’air ; voilà un plaisir pour moi de plus en plus rare… qui me ramène en arrière, vers toi, tandis que le crépuscule enveloppe rapidement la Guyane pour mieux m’isoler dans ma rêverie nostalgique. Je t’avais cru au Brésil, toutes ces années, mais j’ai su récemment que tu étais revenue en Guyane, laissant tes enfants et tes petits enfants. C’est Jimmy qui a makrellé. Évidemment. Sais-tu qu’il m’a même appelé pour me le dire ? Par amitié. Ou pour me taquiner.

Le train s’arrête à Kourou quelques instants. Au large de la ville, le long de la plateforme portuaire, je contemple les lumières des transatlantiques du centre spatial qui déploient leur cerfs-volants rigides géants, prêts à prendre l’alizé pour repartir vers le nord puis l’Europe. Des collégiens bruyants montent dans le wagon, lunettes noires vissées sur le nez, dansant je ne sais quelle chorégraphie qu’ils doivent sans doute visionner derrière leurs verres. Le train repart sans à-coups. De Marengwen à Kourou, en vingt minutes, je n’ai presque rien vu du pays. Les savanes piquetées de balisiers oranges ont défilé en silence, seule la succession des lignes de palmiers bâche rappelaient notre vitesse. Je voulais voir les champs surélevés près de Macouria, mais tout est passé trop vite. Dommage, j’étais curieux de voir les nouveaux modules suspendus utilisés pour cultiver ces champs. J’aimerais te revoir rien que pour te complimenter à ce sujet. Qu’importe, je t’écrirai bientôt. Mais rien ne presse. Je n’ai plus peur de troubler ton couple… ni le mien. Nous ne sommes plus que deux vieux célibataires à présent.

Quand j’ai su que tu étais partie étudier les terres noires d’Amazonie pour ton doctorat, avec l’idée fixe de relancer leur culture et de promouvoir leur expansion, je n’ai pas douté que tu réussirais. À l’époque, une poignée de chercheurs s’intéressait à ces terres enrichies des siècles durant en charbon et matière organique par les Amérindiens.

Des terres extraordinairement fertiles, capables de s’autorégénérer.

Suffisantes pour nourrir d’immenses communautés. Cela bouleversait l’histoire précolombienne et expliquait les indices de sociétés complexes au coeur de l’Amazonie. Pendant ce temps, le Brésil plantait des vaches et du soja en abattant la forêt, sans se soucier du futur qu’il compromettait. Et puis tes collègues et toi avez su convaincre. Et tandis qu’au Brésil, les terres noires séculaires étaient ré-exploitées, les agriculteurs des Guyanes se souvinrent des champs surélevés créés dans les savanes inondables entre Macouria à Paramaribo, au cours de deux derniers millénaires, par les Amérindiens. Une partie de la deuxième génération des Hmongs implantés à Saint-Élie vint alors s’installer avec d’anciens immigrés haïtiens le long des savanes inondables du littoral. Au milieu de celles-ci, ils créèrent ou agrandirent les champs surélevés, ramenant à l’air libre, sous forme de petites buttes bien drainées la terre fertile des sols inondés. La culture était bien différente des terres noires d’Amazonie mais presque aussi productive.

J’aurai dû t’écrire depuis longtemps pour te féliciter. Mais les années ont passé sans que je sache jamais par où commencer ma lettre. Je la rêvais si belle, celle-ci, que je n’ai jamais su l’écrire. Aujourd’hui, je n’ai ni peur d’être ridicule, ni besoin de t’éblouir. Je t’admire simplement. Tu as changé la face du monde, discrètement, sans que personne ne se souvienne de ton nom. Les vieilles cultures intensives ou extensives d’Amazonie ont cédé le pas aux terres noires et à des techniques novatrices nées de ce nouvel élan agricole. La xylophagie* brésilienne a été contenue et l’Amazonie que l’on croyait voir brûler avant la fin du siècle à force de rapetisser a continué à réguler le climat, ou du moins a contribué à contenir un peu ce satané réchauffement. Je me dis parfois que si je n’avais pas eu la bêtise de capturer par amour quelques picolettes, tu n’aurais peut-être pas été si radicale dans tes choix. J’ai donc moi aussi changé la face du monde, vois-tu.

Le train passe le joli pont d’acier de Sinnamary, tu sais, le pont de Madame de Maintenon (il n’a pas changé de nom, lui !). Les piles ont été refaites mais la peinture mériterait un coup de pinceau. Le restaurant “Pakira” est toujours là, avec ses tables sobres et sa terrasse proprette posée sur le fleuve sombre dans laquelle elle se reflète. Le pont a bien failli me faire passer pour fou. J’avais convaincu tous les élus que le premier tronçon de la ligne Caracas-Macapá devait être Cayenne-Saint-Laurent et non pas Cayenne-Oyapock ; une gageure à l’époque tant le Brésil obsédait nos édiles* ; ils voulaient tous une ligne vers leur géant voisin dont la prospérité nouvelle les faisait fantasmer ; ils rechignaient à aller vers le Suriname qu’ils méprisaient ! Peu leur importait de savoir qu’il nous fallait d’abord prouver que notre train novateur était fiable et durable avant de se lancer dans les lourds et coûteux travaux d’une traversée de la forêt de l’Est et de toutes ses collines. J’avais convaincu, disais-je, tous les élus de rallier d’abord Saint-Laurent, mais quand je leur ai dit que notre train ultra-léger pouvait passer sur le vieux pont de Sinnamary, et que ce serait même notre vitrine, j’ai bien cru qu’ils allaient m’envoyer à l’asile. Ou aux îles. Mais le maire de Saint-Laurent – c’était Pierrot !

tu te rappelles ? – était clairvoyant. Il n’avait qu’une hâte : se débarrasser du vieux casino qui avait permis aux mafias du Maroni de prospérer – comme si l’or ne suffisait pas ! Et pour soutenir notre projet de voie ferrée, Pierrot avait obtenu des garnisons pérennes de Casques Verts de l’ONU pour lutter contre l’orpaillage dans l’arrière-pays.

Il avait bien compris ce que représentait le train. Il a rallié tous mes arguments et s’est battu avec moi. Maintenant, les Cayennais prennent le train presque chaque semaine pour profiter de Saint-Laurent qui ne dort jamais. Même les Brésiliens de Macapá descendent ici avant de poursuivre vers Santa Margarita, au Venezuela. Au fond, je sais bien que je n’ai imaginé cette voie ferrée que pour toi. Pour que tu puisses revenir un jour de chez ta mère. Longtemps d’ailleurs, je l’ai empruntée deux fois par mois, pour aller comme tout le monde prendre un vin d’ayahuasca près de Macapá. Ce n’était bien sûr qu’un prétexte dans l’espoir de te croiser dans la rue.

Le train arrive déjà à Saint-Laurent. J’espère que Pierrot m’attendra sur le quai. Il m’a dit qu’il avait une petite surprise pour moi. Je suis presque impatient malgré la fatigue. Les surprises de Pierrot sont toujours bonnes. Le train ralentit, je vois partout jeunes et vieux qui parcourent la ville avec leur picolette, qu’ils choîent en attendant de les faire chanter demain. Tout le monde est prêt pour le grand concours qui commencera aux aurores. Brésiliens, Guyanais, Guyaniens, Surinamiens… Il y aura du monde ! Je crois savoir quelle surprise m’a préparée Pierrot. En voyant cette affluence pour le concours de chant des picolettes, je souris malgré moi. Voici bien la seule chose que tu as su de moi, depuis tant d’années : la bague. Je souris car je t’imagine apprenant l’existence de cette bague baptisée “Marisa”. Tu as dû vite comprendre que je l’avais créée pour toi, ma belle et chère Marisa, cette bague infalsifiable, inaltérable, légère, qui ne peut être posée qu’à la patte des très jeunes picolettes d’élevage par un professionnel agréé. Et ne peut être ôtée. Sans elle, aucun oiseau ne peut concourir. Cela a mis fin à la capture de picolettes sauvages, qui ont depuis repeuplé les savanes. C’était la seule bague que je pouvais t’offrir, Marisa. Voilà pourquoi il n’est pas si urgent que je t’écrive : je sais que tu sais que j’ai toujours pensé à toi.

Le train est presque à l’arrêt. J’ai aperçu Pierrot sur le quai avec un paquet dans les mains. Ma surprise, sans doute. Il ne m’a pas vu, il parlait avec une dame, mais ce n’était pas Stella, sa femme que tu n’as pas connue.
Je descends du train. Pierrot me voit et m’appelle joyeusement.

- Eh, sa to fé ?!

Je ne le regarde même plus. Je regarde la surprise. La surprise n’est pas dans ses mains. Elle est à ses côtés, devant moi, grande, droite, émue. La surprise m’a pris les mains, puis les joues et a posé son front contre le mien. Et les yeux dans les yeux, Marisa, tu m’as souri et tu as dit :
- Tu vois, les grandes vacances sont enfin finies.