par Gilles Boeuf, professeur à l’Université Pierre & Marie Curie, président du Muséum national d’Histoire naturelle

Maintenant que les principales collections mondiales dans les Grands Musées d’Histoire naturelle (les trois principaux sont à Washington, Londres et Paris) sont assez bien organisées, répertoriées, classées, numérisées pour certaines d’entre elles et que de nouvelles méthodologies sont développées en systématique et en taxinomie, grâce aux approches moléculaires, toute l’extraordinaire diversité de ce groupe d’arthropodes se dégage et interroge bien sûr. Nous avons aujourd’hui, archivées dans ces Musées, environ 1,9 million d’espèces, tous groupes confondus, des premières cyanobactéries aux métazoaires les plus élaborés et les insectes en représentent plus de la moitié ! Les collections du Muséum national d’Histoire naturelle à Paris comprennent la plus grande collection d’insectes au monde, avec plus de 41 millions de spécimens. Ces chiffres laissent rêveurs alors que nous savons bien, en outre, que nous n’en connaissons qu’une petite partie ! Les estimations du nombre d’insectes vivants aujourd’hui sur la planète oscillent entre 3 et 8 millions d’espèces, la fourchette est bien large ! Chaque inventaire quelque peu fouillé dans un « recoin » de la planète, s’il n’est pas trop “polaire”, donne toujours énormément d’espèces nouvelles. Pour la seule année 2008 (dernière liste exhaustive publiée), 9 000 espèces d’insectes nouvellement connues ont été publiées, soit sur une année presqu’autant que tous les oiseaux connus de la Terre (10 000). Alors, la Terre, une planète “insectes” ?

A eux-seuls, les coléoptères représentent aujourd’hui 400 000 espèces soit 40 % du nombre d’espèces d’insectes. Un être vivant sur quatre connus aujourd’hui est un … coléoptère, ce qui avait provoqué la célèbre réplique d’Haldane, « … si Dieu existe, il aime les coléoptères… ! ». Les grands ordres ensuite en nombre d’espèces sont les lépidoptères (175 000), les diptères (153 000), les hyménoptères (115 000 dont 12 000 fourmis !) et les hémiptères (90 000). Les orthoptères viennent loin derrière avec 25 000, puis les trichoptères avec 13 000 espèces. Si nous estimons à environ 300 000 le nombre d’espèces fossiles connues, 2140 nouvelles espèces (327 nouveaux insectes) ont été décrites en 2008.
Les insectes sont particulièrement nombreux dans la ceinture intertropicale, la très grande majorité d’entre eux vivant entre 17°N et 17 °S, ce qui bien entendu positionne la Guyane en très bonne place. 5251 taxons sont actuellement répertoriés en Guyane, dont 2 315 insectes dans l’Inventaire National du Patrimoine Naturel, ce qui démontre le travail d’inventaire à encore réaliser sur place et l’énorme tâche des entomologistes dans cette Région. Par exemple, la seule réserve naturelle de la forêt de la Massane, dans les Pyrénées Orientales en France, probablement le “point chaud” le mieux connu en Europe, abrite 6 400 espèces décrites dont 3 300 insectes sur seulement 336 ha ! Et si nous connaissons 240 espèces de coléoptères cérambycides en France, ils pourraient être plus de 1 800 en Guyane !
Une telle diversité chez les insectes est effectivement exceptionnelle et la question de la différenciation d’autant d’espèces une réelle interrogation scientifique. Revient souvent la question de la“valeur” d’espèce chez ces groupes ! Et surtout cela ramène à la remarque permanente, ne surtout pas considérer la biodiversité comme un unique catalogue d’espèces ! C’est beaucoup plus que cela ! Où y a-t-il plus de biodiversité, dans 300 000 plantes connues ou dans 400 000 coléoptères ? La biodiversité, c’est toute l’information génétique contenue dans un individu, une espèce, une population, un écosystème et c’est surtout l’ensemble des relations établies entre les êtres vivants entre eux et avec leur environnement. C’est en fait la fraction vivante de la Nature.

Les insectes, aussi populeux tant en nombre d’espèces qu’en abondances (par exemple la biomasse de fourmis sur la Terre est à peu près équivalente à celle des humains !), sont extrêmement divers. Le Traité de Zoologie de PP Grassé reconnaît 23 ordres d’insectes dont 185 familles pour les seuls coléoptères. Ils sont tous pourvus de six pattes (longtemps appelés hexapodes, alors regroupés avec les protoures et les collemboles) et segmentés en tête, thorax et abdomen. Beaucoup volent et possèdent deux paires d’ailes. Ils grandissent par mues successives ou subissent de profondes métamorphoses. Ils ont peuplé tous les milieux continentaux, des eaux douces aux sommets des montagnes. Ils sont apparus au Dévonien, il y a près de 400 millions d’années, et ont “explosé” en espèces une première fois dans les grandes forêts du Carbonifère vers 340 millions d’années, puis plus tard au Crétacé vers 110 millions d’années, où démarrera l’une de leur plus belle aventure, la coévolution avec les plantes à fleurs et la pollinisation. Sur les 1,9 million d’espèces connues aujourd’hui, 250 000 sont des pollinisateurs chez lesquels la proportion d’insectes est écrasante. S’il y a aujourd’hui autant de différences entre les diversités marine et terrestre, en dehors des aspects physiques liés aux considérations de diversité et d’abondances des niches, de continuité des milieux, de dispersion des gamètes et des larves et d’endémisme, c’est aussi en grande partie à cause des insectes.

Photos G. Quenette, G. Rouhaus,  S. Brulé