Clément scrute intensément l’horizon depuis plusieurs heures, à l’affut d’une irrégularité sur la surface couleur d’acier qui s’étend à perte de vue. Le soleil tape fort à cette heure de la journée, le vent quasiment absent, les voiles du KEA 45 claquent indécises, à peine bousculées par la brise. L’équipe du catamaran, constitué de bénévoles et de salariés du GEPOG et de deux skippers de OSL (Ocean Scientific Logistics), ronge son frein à une centaine de miles nautiques au large de la Guyane. Depuis deux jours et l’embarquement au port de Kourou, l’absence de vent a freiné la progression vers la zone d’intérêt, celles des abysses, là ou le talus continental du plateau des Guyanes s’effondre dans les profondeurs océaniques. Pour l’instant, le voilier file péniblement , propulsé par l’un de ses deux moteurs diesel, à 1 noeud face au vent et au puissant courant des Guyanes.

Cette mission d’inventaire des espèces pélagiques, c’est à dire des espèces situées au large s’est pourtant présentée sous de bons auspices. Dès les premiers miles nautiques, avant les îles du Salut, quelques sotalies ont pointé leur bec. Appelés souvent à tort « marsouins », ces dauphins d’estuaire, ne sont pas « pélagiques », ils vivent seulement dans les eaux brunes de nos côtes. Les choses sérieuses ont donc commencé pour la mission le lendemain, à une cinquantaine de kilomètres au large. Alors que je prends mon quart de nuit (le bateau ne cessera pas de naviguer durant toute la mission), la lune est pleine, et donne à la mer une ambiance argentée. 3h, le sommeil me rattrape, un son aquatique distinct me tire de ma torpeur, un souffle répété, caractéristique de cétacé. Les dauphins entourent le bateau et émergent deux par deux à droite puis remontent jusqu’à la proue. Deux ou trois coups de flash photo plus tard, nous pourrons les identifier grâce à leur flancs mouchetés, il s’agit de dauphins tachetés de l’Atlantique (Stenella frontalis).

Les espèces de mammifères marins vivant au large de la Guyane sont méconnus. De nombreux dauphins, des baleines, des orques y vivent ou y transitent, mais les données recueillies sont insuffisantes, la plupart ont été acquises lors de récents survols aériens réalisés par le Centre de recherche sur les mammifères marins pour le compte de l’Agence des aires marines protégées, puis lors des études liées aux prospections pétrolières de la société Tullow Oil. C’est paradoxalement aujourd’hui, alors que l’on s’apprête à exploiter les hydrocarbures situés sous le fond océanique, que l’État décide de s’intéresser aux espèces pélagiques. Il est en effet urgent de mieux évaluer la richesse de cet écosystème, un patrimoine qui devrait théoriquement peser de tout son poids face aux arguments finançier du pétrole.

Clément, Johan, Antoine et Roger, sont coéquipiers d’observations pour cet inventaire marin, je suis quant à moi dédié à la photographie, un outil indispensable pour identifier les espèces aperçues à distance et pendant quelques courts instants. En plus des cétacés, les oiseaux marins sont au centre des préoccupations. Sternes! Océanites ! Mouettes ! Labbes ! Munis de jumelles, Johan et Clément identifient un « piaf » à près d’un kilomètre, alors que la forme observée ne m’évoque le plus souvent qu’un vague point à l’horizon. Chaque observation (« obs » pour les initiés) est répertoriée, accompagnée du point GPS et de l’heure.

Mais ce qui nous fascine tous, ce qui déclenche vraiment l’agitation sur le pont, c’est une dorsale vue par l’un d’entre nous. La tension devient alors palpable, l’intensité de la concentration pour distinguer le moutonnement de l’écume lié au vent et celui d’un animal nous tient en haleine. Intensité probablement similaire aux regards de chasseurs, de baleiniers d’antan… mais regards de naturalistes.

Cette fois, pas de cétacés, la dorsale appartient à un énorme et étrange poisson, qui semble se dorer au soleil. Ce sont des môles (Mola mola), des poissons-lune, une espèce qui peut faire jusqu’à une tonne, et qu’on suppose se déplacer au gré des courant, comme le plancton. Avec près d’un mètre cinquante de hauteur, ce sont de beaux spécimens que nous croiserons toute la journée.

A plus de 100 km des côtes guyanaises, la couleur de l’eau garde une teinte verte, les courants complexes générés par le roi des fleuves et par le courant océanique tourbillonnent au gré des saisons, sur plusieurs centaines de kilomètres. Difficile de prévoir la turbidité de l’eau au large de la Guyane, qui peut aller d’un bleu outremer au vert sur lequel nous naviguons. Nous filons désormais au dessus de la falaise sous marine, le talus continental qui plonge en quelques kilomètres, de 200 à 3000 mètres de profondeur. C’est ici que la présence des mammifères marins devrait se manifester. Au loin, un gigantesque porte-conteneurs, parfois un super-tanker naviguant vers le Brésil, illumine la nuit, ou dessine le jour une silhouette rectangulaire. Cependant la ZEE guyanaise reste très calme dans sa partie nord, pour l’instant tout du moins, car l’arrivée de la première plateforme offshore  à l’Est pourrait changer la donne.

Au crépuscule de notre troisième jour de navigation, nous avons déjà identifié près de quatre espèces de delphinidés : le dauphin tacheté pantropical (Stenella attenuata), le dauphin tacheté de l’Atlantique (Stenella frontalis), le dauphin commun à long bec (Delphinus capensis), et le dauphin sotalie (Sotalia fluviatilis guianensis). Mais le plus grand des mammifères marins que nous observerons, semble vivre sur ces fonds abyssaux de 2000 à 3000 mètres : le globicéphale (Globicephala macrorhynchus).. De couleur noire, pourvu d’une grande dorsale massive, il nous apparaîtra par petits groupes de deux ou trois, séparés entre eux de quelques centaines de mètres. Nous tentons de les approcher avec le zodiac, mais contrairement aux dauphins tachetés pantropicaux, ils ne semblent pas apprécier la présence de notre annexe. Leur gueule ronde dépourvue de bec, leur taille imposante (ceux observés font bien 4 / 5 mètres de long, et ils peuvent atteindre 8 mètres ), pourraient leur donner l’air d’orques ou de pseudorques, mais si les globicéphales sont pourvus de dents, ils ne sont pas des prédateurs aussi actifs. Dans l’eau et alors qu’ils fuient en sondant, j’entendrai quelques secondes leur chants, part immergée du dialogue de l’univers océanique des Guyanes. La porte du monde des cétacés guyanais a été entrouverte pendant quelques jours, mais l’étude, réalisée par le GEPOG en partenariat avec la DEAL et la Réserve naturelle de l’Ile du Grand Connétable, ne fait que débuter, la prochaine mission qui aura lieu en novembre pourrait encore amener son lot de découvertes…