Il se cache parfois derrière certains arbres des histoires en faisant plus qu’un arbre. Le tamarinier de Mana est de ceux-là. 

Il plonge ses racines dans un temps ancien où l’on arrivait à Mana par bateau et où, sur la place du bourg, se déroulaient des combats de lutte pour lesquels les hommes des environs affluaient… en bateau justement. Aujourd’hui encore, le vieux tamarinier dont le tronc noueux s’étire à l’emplacement de l’ancien dégrad offre son ombre aux passants. L’histoire raconte qu’il n’aurait pas été planté là par hasard…

Les habitants de Mana qui la connaissent la tiennent d’aïeux ayant vécu au temps où elle se déroulait ou ayant connu des gens qui eux-mêmes connaissaient… Cette transmission mémorielle nous fait remonter à la seconde moitié du XIXe siècle. Mana était alors un bourg commerçant, bénéficiant de l’orpaillage mené sur le fleuve Mana à partir de 1880.

Se souvient-on de qui planta un arbre ? Pour le tamarinier de Mana, ces mémoires s’accordent. Enfin, presque car une version discordante attribue la maternité de l’arbre à la Mère Javouhey, figure tutélaire de Mana. Cette religieuse qui fonda la commune durant la première moitié du XIXe siècle est tellement incontournable qu’il est peu surprenant qu’un lien lui soit attribué avec cet arbre mythique. Mais en attendant d’autres sources, cette version isolée a été écartée.

Car toutes les autres versions tendent elles vers une même personne. Un homme. Un certain Monsieur Gabarret, Jean-Baptiste de son prénom. On le dit originaire de l’Approuague, mais installé à Mana, où il arriva certainement un jour par bateau lui aussi.

Gabaret ? Gabarret ? Voire Gabbaret ou Gabaré ? L’histoire orale n’a jamais écrit son nom. Aucune occurrence de ce patronyme dans les archives, au détour d’un acte de décès ou d’autres documents administratifs qui permettent de saisir par écrit des traces éparses du passé. Si les mémoires s’accordent presque toutes sur l’existence de ce Monsieur Gabarret – que nous écrirons ainsi puisqu’il faut bien trancher – les archives elles restent muettes.

L’homme était un dôkô. Le dôkô de Mana. Un maître, un virtuose de la lutte, du « lévé féssé  ». C’était un temps où des combats animaient la place de Mana bordée par les manguiers. Des combats organisés, comme la lutte ou la boxe. Monsieur Gabarret était l’un de ces combattants, le meilleur. Suite à sa première victoire à Mana, il y avait installé ses quartiers. Et il était devenu, et resté, le meilleur lutteur de Mana. Sa réputation d’homme invaincu – et invincible ? – courrait jusqu’au Suriname.

Un jour, notre lutteur s’était fait planteur d’arbre. Il avait planté le tamarinier à un endroit hautement stratégique, un passage obligatoire. Sans pont, ni route, on arrivait à Mana par bateau. Tapouyes, voiliers, bateaux à vapeur reliaient le bourg à Sinnamary et à Saint-Laurent en longeant la côte. Le quai était un haut lieu de retrouvailles, de chargement et de déchargement. C’était ainsi un passage obligé pour tout nouvel arrivant à Mana. Qu’il soit étranger ou enfant du pays, le bateau qui l’amenait à bon port s’arrêtait au bout du ponton et en quelques mètres le passager se retrouvait sur le quai de Mana passant sous le tamarinier.

En plantant l’arbre, Monsieur Gabarret aurait peut-être enfoui quelque chose à côté de la graine. Le tout est qu’il se dit que cet arbre possédait le pouvoir d’affaiblir les hommes passant dessous pour venir défier au combat le dôkô de Mana. Le laissant invaincu. Et nous faisant entrer dans l’univers des croyances…

Un jour, un homme était spécialement venu du Suriname voisin pour affronter ce Gabarret. Il avait débarqué au dégrad de Mana, en bateau comme il se doit, passant sous le tamarinier sans y prêter attention. Il avait demandé Monsieur Gabarret. Ce dernier profitait de la vie à l’ombre des manguiers, sirotant un rhum en bonne compagnie.
« A pou ça ou vini mo colèg, é ben bon d’akô assise nou ké bwouè roune fé » [c’est pour ça que vous êtes venu mon camarade, eh bien bon d’accord asseyez-vous nous allons boire du rhum] lui répondu Monsieur Gabarret, l’invitant à boire un coup avant de passer aux coups.

La chaleur du rhum se répandant dans leurs corps puissants, les deux hommes se lèvent et sur la place des manguiers ils se font face. Le Surinamais donne un coup. Gabarret le reçoit sans broncher. L’attention des spectateurs est piquée : qu’arrive-t-il au grand dôkô de Mana ? Le Surinamais lui assène un nouveau coup. Gabarret le reçoit sans broncher. Tel un piquet planté sur la place des manguiers, il ne semble ni vouloir esquiver ni rendre les coups. « Sa to ka fè nou a, to vin pou briga to pa ka briga ! » crie-t-on à Gabarret ! [qu’est-ce que tu nous fais, tu es venu pour te battre et tu ne te bats pas]. Jamais deux sans trois, le Surinamais remet ça, Jean-Baptiste Gabarret reste impassible. Puis nonchalant, il lâche à l’étranger interloqué « bon ou gangnin mo colèg » [bon vous avez gagné mon collègue]. Regards d’incompréhension sur la place des manguiers. Le grand dôkô de Mana a-t-il perdu son titre sans même combattre ?

Un bateau repart, le Surinamais embarque sans attendre. Sur la place des manguiers, l’on n’ose questionner Gabarret…, mais entre deux rhums on échange des regards inquiets. Quand soudain résonne la sirène du bateau dans le lointain. Les Mananais sursautent. Monsieur Gabarret ne semble pas surpris. Le Surinamais est mort apprend-on. Comme ça, sur le bateau.

Aujourd’hui, Jean-Baptiste Gabarret le dôkô de Mana n’est plus là. Les souvenirs qu’il a laissés dans les mémoires s’estompent. Les traces dans les archives restent lacunaires et muettes sur sa personne. Les visiteurs n’arrivent plus par le fleuve et le passage sous le ramage du tamarinier n’est plus obligatoire.

Annie-Claude Clovis, chargée d’études du Patrimoine Culturel Immatériel au Service Langues et Patrimoine à la Collectivité Territoriale de Guyane, a recueilli l’histoire orale du tamarinier auprès d’habitants de Mana et, plus précisément de feu Adolphe Achille. Cette Mananaise d’origine essaie de croiser ces témoignages oraux avec des sources historiques écrites. Mais le tamarinier de Mana ne semble pas avoir retenu l’attention des plumes de l’époque.

L’arbre est toujours là aujourd’hui. Personne ne veut le couper : à Mana, on raconte que le dernier à s’y être essayé est tombé malade. Le tamarinier de Mana tient le coup discrètement, mais sûrement. Agit-il encore comme protecteur du village ? Ou bien cette histoire ne protège-t-elle maintenant plus que lui-même, lui évitant tout au mieux une coupe prématurée ?

Texte de Hélène Ferrarini
Illustration de Anne-Cécile Boutard