Les tortues marines font depuis toujours partie du quotidien des habitants de Awala-Yalimapo. Animal traditionnellement craint dont ils consommaient les œufs, puis animal étudié et protégé générant une activité touristique, kawana a joué un rôle important dans l’histoire du territoire.

Tout à la fois craintes et respectées, longtemps ressource alimentaire et économique pour les villageois, les tortues marines n’ont cessé d’être présentes dans l’histoire du “ pays kali’na ” des estuaires de la Mana et du Maroni. Les esprits des tortues marines, ces êtres hybrides, aquatiques et terrestres, qui apparaissent dans la nuit sortant des profondeurs de l’océan, occupent ainsi une place significative dans les récits traditionnels que les anciens peuvent aujourd’hui encore délivrer, qui rappellent les risques liés à un comportement non respectueux des interdits qui les entourent. Depuis une trentaine d’années, les liens avec ces animaux ont sensiblement changé, notamment pour les générations qui ont participé aux opérations de préservation des tortues aux côtés des équipes non kali’na. Mais tous ont en mémoire les mises en garde de leurs aînés, inquiets de cette familiarité imprudente avec l’animal.

Une ressource saisonnière

Si dans la plupart des familles des villages kali’na on ne mangeait guère la viande des tortues marines, les œufs qu’elles pondent en quantité sur les plages étaient traditionnellement ramassés et consommés. De la même manière que les Kali’na désignaient une “ saison des toucans”, ou une “ saison des iguanes ”, il y avait une “ saison des tortues”, au cours de laquelle on savait que cette ressource deviendrait abondamment disponible pour la consommation familiale – œufs préparés en omelette ou boucanés – ou pour la vente à l’extérieur des villages.
De fait, ce que les auteurs anciens appelaient la “ pêche à la tortue ” a été pratiquée tout au long de l’histoire de la Guyane, représentant une part marginale mais non négligeable des ressources vivrières de la colonie – pour la consommation locale ou pour l’approvisionnement des navires en viande salée. Et il n’y a, somme toute, pas si longtemps, alors que se fermaient les portes du Bagne à Saint-Laurent-du-Maroni au début des années 1950, l’administration pénitentiaire incitait toujours les Kali’na à capturer des tortues pour la nourriture des derniers bagnards ou pour l’approvisionnement de la porcherie de Saint-Laurent. Aujourd’hui, à Awala-Yalimapo, lorsque l’on débat des contraintes imposées par la protection de l’espèce, les plus anciens évoquent avec une certaine ironie cette époque, et rappellent aussi les rangées de tortues disposées sur les rives du Maroni à Saint-Laurent, attendant vivantes l’heure d’être vendues.

La « découverte » des tortues marines

Au cours des années 1960, des biologistes commencent à étudier les tortues marines du Suriname. Les pêcheurs kali’na leur rapportaient fréquemment la présence d’une plage de ponte importante en Guyane. Ils organisent alors un survol de la zone, au cours duquel ils localisent ce qu’ils estimaient être le plus important site de ponte de tortues luths du monde. Quelques années plus tard, à partir de 1977, Jean Lescure et Jacques Fretey du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris organisèrent des missions afin d’étudier plus en détail ces tortues. Daniel William actuel chef coutumier de Yalimapo a participé aux premières missions : « au début les tortues luths pondaient vers les îlets Bâches près de la crique Irakumpapi, mais surtout sur une longue langue de sable en face d’Awala au bout de la Pointe Isère. Nous l’avions appelé presqu’île Kawana. Nous avions donc un camp là-bas. À Yalimapo, il y avait surtout des tortues vertes, peu de tortues luths. Mais après quelques années les tortues luths se sont rapprochées et au début des années 1980 elles pondaient en grand nombre en face du village ».
Progressivement, ces missions scientifiques se développèrent et prirent la forme des campagnes Kawana, mises en œuvre par Greenpeace puis le WWF France. Au cours de ces campagnes, le travail sur les plages était assuré par des équipes de volontaires associés à des habitants de Awala et de Yalimapo salariés. Presque chaque année, Sylvain Lieutenant participait à ces campagnes : « à cette époque il y avait plusieurs centaines de tortues luths sur la plage de Yalimapo chaque nuit. C’était impressionnant. Le matin nous ramassions les œufs pour les mettre à l’écloserie, un ancien bâtiment du bagne reconstruit. Nous faisions aussi un suivi sur les plages isolées plus à l’est comme Irakumpapi ou Aztek ».
Chaque saison de ponte voyait ainsi arriver des équipes de recherche et des dizaines d’écovolontaires, le plus souvent français, mais venant aussi d’autres pays, qui résidaient sur place pendant plusieurs mois. Il faut se représenter le brassage qui se produisait alors entre les habitants des villages et ces jeunes arrivés d’un « autre monde ». Les relations amicales ou amoureuses qui pouvaient se nouer ouvrant chacun à la culture de l’autre, même si les préjugés et les fantasmes restaient souvent tenaces, de part et d’autre.
Et sur la plage, le travail en commun entre les chercheurs et des spécialistes kali’na, fins connaisseurs du terrain et des tortues, permettait un échange de savoirs mutuellement enrichissant. Parmi ces spécialistes, Daniel William, a marqué de son empreinte pendant plus de deux décennies le travail des équipes intervenant sur les plages de ponte. Et l’apport de ce spécialiste kali’na à la connaissance scientifique sur les tortues marines a fait l’objet d’une reconnaissance par le monde de la recherche, lorsqu’il s’est vu décerner en 2010, pour son travail avec les équipes de chercheurs, le prix de l’International Sea Turtle Society.

La Réserve naturelle de l’Amana

L’étude des tortues marines fut rapidement accompagnée d’une réflexion sur leur protection. Un arrêté avait interdit depuis 1991 tout prélèvement d’œufs sur les plages. Mais pendant plusieurs années, cette mesure est restée peu appliquée, les habitants kali’na des deux villages de Awala et Yalimapo continuant à ramasser des œufs, pour leur consommation familiale mais aussi parfois pour la vente. Cette vente était organisée en Guyane, à Mana, à Saint-Laurent-du-Maroni, mais surtout au Suriname où un marché s’était formé à partir de la fin du XIXe siècle, avec l’arrivée des populations asiatiques qui attribuent à ces œufs des vertus médicinales.

La création de la Réserve naturelle de l’Amana, en 1998, était l’aboutissement de la réflexion des biologistes sur les menaces naturelles ou humaines pesant sur les populations de tortues marines – même si ses objectifs d’étude et de protection étaient, de fait, plus larges. Parallèlement à la mise en place de la réserve, la répression du ramassage des œufs s’est durcie avec l’intervention de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) qui avait pour mission une application plus stricte de la réglementation. Cette période fut marquée par des arrestations, des gardes à vues et, plus rarement, des peines de prison. Cette réponse à une activité traditionnelle perçue comme habituelle et peu impactante dans les villages fut perçue comme une grande violence et avec un fort sentiment d’injustice localement. « Quand nous étions petits, ma mère allait prendre des œufs de tortues pour nous donner à manger lorsque nous n’avions rien, ça nous donnait de la force… Et moi je n’ai pas le droit d’en ramasser pour mes petits-enfants ? ». En manifestant son incompréhension et son agacement, cet ancien de Awala-Yalimapo, qui avait été arrêté en flagrant délit de prélèvement d’œufs, soulevait il y a quelques années une question que la communauté kali’na pourrait aisément aujourd’hui reprendre à son compte. La réserve, qui n’était pourtant pas à l’origine de cette fermeté dans la lutte contre le “ braconnage ”, s’est vu reprocher ce renforcement de la surveillance. En retour, les villageois ont exprimé un fort mécontentement et ont avancé la revendication d’un droit au libre ramassage des œufs, appuyée sur la référence à des pratiques “ ancestrales ” – qui n’a toujours pas fait l’objet de réponse réglementaire de la part de l’administration.
Aujourd’hui, la réserve naturelle de l’Amana s’est durablement inscrite dans le paysage de Awala-Yalimapo. Si l’on continue parfois de souligner les problèmes que pose à la population la réglementation mise en place pour la protection des tortues ou de la plage, nombre de villageois s’accordent à reconnaître qu’elle a permis la création de quelques emplois, permanents ou saisonniers, et qu’elle participe à la vie collective du territoire, notamment à travers des actions de nettoyage de la plage ou d’éducation à l’environnement.

L’économie de la tortue

Les campagnes “ tortues marines” ont profondément marqué les villages au cours des trois dernières décennies, et dans une certaine mesure elles ont contribué à les transformer. L’activité suscitée par la présence des ONG animant ces campagnes de protection a notamment eu un impact économique notable. Tout d’abord par le salariat des habitants des villages lors des campagnes et par les retombées indirectes liées à la présence des écovolontaires pendant plusieurs mois par an dans le village. Mais surtout, tout au long de ces années, le travail des biologistes et les campagnes de protection avaient placé les tortues marines sur le devant de la scène guyanaise, et les médias avaient diffusé largement les images de ces animaux, suscitant un nouvel intérêt, touristique cette fois. Jusqu’à aujourd’hui, “ aller voir les tortues à Awala ” reste une des destinations classiques des touristes en Guyane. « En 2012 nous avions réalisé une étude du tourisme sur la commune. À cette époque 73 % des visiteurs qui passaient au moins une nuit sur place venaient pour observer la ponte des tortues marines » souligne Marion Rodet. Et, les tortues ayant le bon goût de venir pondre sur les plages de villages kali’na, l’intérêt de ces nouveaux visiteurs pour le spectacle des luths gravissant la plage s’est longtemps redoublé d’une curiosité pour un monde amérindien que l’on espérait aussi découvrir à l’occasion.
Les tortues marines, envers lesquelles on manifestait naguère dans les villages de la crainte, de l’hostilité ou, pour le moins, de l’indifférence, représentent donc aujourd’hui à Awala-Yalimapo le moteur principal d’une activité touristique dont les familles des villages se sont emparées, chacune à son rythme, proposant accueil en carbet ou en gîte, petite restauration familiale, ou vente d’objets fabriqués selon les techniques traditionnelles, calebasses gravées ou céramiques figurant des tortues, colliers de perles ou de graines… Mais les transformations en cours du littoral de la petite région des estuaires de la Mana et du Maroni, les phénomènes d’envasement et d’érosion des plages, rendent plus difficile l’arrivée et la ponte des tortues et les conduisent à se déplacer vers des plages plus accessibles, du côté du Suriname ou vers l’île de Cayenne. Et, à Awala-Yalimapo, les mêmes personnes qui autrefois se plaignaient volontiers du poids que ces animaux faisaient peser sur le quotidien des villages s’inquiètent désormais des conséquences du départ des tortues vers des plages plus accueillantes.

Texte Gérard Collomb
Photos Thierry Montford, Jacques Fretey, Johan Chevalier