A La Réunion, dans les années soixante-dix, des artistes ont fait le choix d’écrire de la poésie en créole afin de lutter contre une politique d’assimilation menée par l’état français. Une manière, pour eux, de faire vivre leur langue, alors interdite d’existence dans les écoles, les administrations, les radios, etc. Ces poèmes étaient déclamés de façon maron (secrète) au sein de réunions appelées kabar poèm. Ce mot kabar s’est inspiré du mot malgache kabary. Les groupes fréquentant ces kabars se sont prénommés Lantouraz pintad (l’entourage pintade), parce que, selon le poète réunionnais Patrice Treuthardt, « les pintades se regroupent quand elles se sentent en danger ». En général, lors d’un kabar, lantouraz pintad était positionné en cercle autour des poètes. La « scène » formée ainsi au centre s’est appelée lo ron (le rond). Le maître de kabar est celui qui invite les poètes à rant dann ron (rentrer sur scène). Par sa créativité et son engagement, ce mouvement poétique de résistance a alors participé à l’évolution de la langue créole réunionnaise, dont les mots sont en permanente construction. Ainsi, poème se dit depuis les années 2000 Fonnkèr (Fond de cœur, fond de l’âme) et les poètes sont des fonnkézer. Le fonnkèr est bien sûr viscéralement lié au Maloya. Aujourd’hui les kabar fonnkèr continuent d’exister et sont rendus publics. Malgré la persistance des a priori qui existent encore, écrire en créole amène à une liberté de dire. Faire vivre cette puissante langue vernaculaire permet aussi de décaper cette couche de honte générée, entre autres, par ce système d’assimilation. Le kabar a cette force poétique qui chuchote, hurle, dénonce, moukat (se moque), chante le subtil, le beau, le sale, « l’aliénation », la douleur, la joie, l’amour, le lien aux ancêtres, à l’autre, au monde et à ses pouvoirs jamais anodins. Le lieu est intimiste, amical, on aime se retrouver ensemble pour comprendre aussi kisa nou lé (qui nous sommes).

En regardant, lot koté la line blé terlaba (l’horizon), on peut imaginer les terres mères liées au peuplement de l’île réunionnaise : Madagascar, Europe, Mozambique et divers pays d’Afrique, Comores, Inde, Chine… Un peuple et une langue construits sur une terre d’exil, liés à des migrations souvent violentes (entre autres l’esclavage, l’engagisme…) et à des métissages fruits de domination ou d’amour. « C’est dans ces conditions infernales que les gens se sont offerts le cadeau d’une langue à partir de lambeaux de langues venues de partout pour pouvoir parler entre eux, rendre cette terre habitable […] et vivre ensemble là ! » témoigne le fonnkézer et linguiste Carpanin Marimoutou. Les fonnkèzers (poètes) ont cherché à mettre en mots, à travers leurs fonnkèrs, cette histoire réunionnaise douloureuse et non reconnue, en fouillant ce qu’il y avait dans le fénwar, (dans le “fait noir” l’obscurité, le passé caché…) afin de mieux comprendre leur identité faite d’origines multiples. Pour le fonnkézer Christian Jalma dit Floyd Dog (ex Pink Floyd) ; « si on ne reconnaît pas une partie de ses ancêtres, est-ce que l’on peut soi-même être ancêtre ? »

Défendre le créole par le biais de la poésie était évidemment un acte militant fort pour les fonnkézers, car chaque langue a un pouvoir. Ce pouvoir réside, entre autres, dans la force de l’imaginaire que porte une langue. Comme le démontre très bien le fonnkézer Axel Gauvin, on n’exprime pas les mêmes imaginaires en fonction de la langue utilisée ; « Il y a un mot magnifique en français c’est : l’eau frémit, et de même en créole on dit : dolo komans perlé (l’eau commence à perler) ! C’est tout aussi magnifique, mais l’accent n’est pas mis sur la même chose ! Une langue compare ça à un corps et l’autre à la naissance d’une matière, d’une substance ». Ainsi, défendre les langues, les valoriser, est une façon de préserver une multitude d’imaginaires afin de ne pas appauvrir l’Humanité et de ne pas se perdre dans une uniformisation des pensées aux conséquences asservissantes. Faire vivre les langues, c’est finalement préserver la biodiversité de l’âme humaine. De même, considérer que nos imaginaires et nos perceptions puissent être différents de l’autre est une démarche saine pour rentrer réellement en “ relation ” avec celui-ci.
Le fonnkèr, pourrait-il être considéré comme une plante médicinale ? En effet, d’une certaine manière, il aide à soigner les traumatismes de l’histoire collective en activant les souvenirs sensoriels. Pour sortir d’un traumatisme mettre en mot aide, mais ne suffit pas à exorciser les blessures. Il est nécessaire d’activer les mémoires sensorielles (le goût, l’odorat, le toucher…). C’est ce que fait le fonnkèr notamment, grâce à la sensorialité des mots. L’acte de la parole fait ensuite passer les mots par le corps du poète, ils vibrent en lui, ils vibrent aussi avec l’entourage pintade et peut amener à une forme d’apaisement ou d’acte cathartique.

Comme le décrit Alain Lorraine, « Là où s’opère une vérité c’est quand le poète fait une rupture avec la poésie de la bonne conscience, pour tendre vers une poésie de l’inconscient, afin de devenir l’inconscient de l’île, au cœur de l’immense cicatrice bleue ». C’est en fouillant cet inconscient que l’on comprend ce que nous ont transmis nos ancêtres, le beau comme le sale et qui participe à nourrir l’inconscient collectif. Finalement, le fonnkèr est incroyablement nécessaire et d’actualité, puisqu’il nous invite à fouiller ce que nos âmes, nos cœurs et nos corps portent de l’Histoire afin de s’extraire de certains formatages et systèmes de croyances. Une manière aussi de mieux comprendre les enjeux de pouvoirs et de domination qui nous entourent et dont nous pouvons nous rendre complices. La poésie rendrait-elle nos âmes moins malléables tel un rempart contre toute forme d’extrémisme ?
La poésie ne change pas le monde, elle est plus puissante que cela, elle fait grandir nos univers et nous rappelle à notre pouvoir de résistance. La fonnkézèz Anne Cheynet raconte que « La poésie nous empêche de mourir dans le sens où elle nous fait garder le sens de la révolte, et le sens de la révolte, par corollaire, c’est aussi la capacité d’empathie ». Ce que m’ont appris les fonnkézer, au-delà de l’aspect militant, c’est que nous possédons tous en nous une merveilleuse force poétique qui nous permet de décaler notre regard et d’effleurer le subtil. Face aux enjeux planétaires d’importance qui se profilent, la poésie nous guide vers une reconnexion authentique à l’Autre, aux racines, à la terre et au politique dans son sens noble.
Ainsi, le fonnkèr pou lo zié (poème pour les yeux) “Fo in paké rèv pou viv” (il faut beaucoup de rêves pour vivre) d’André Robèr nous invite à nous saisir de cette “ arme miraculeuse ” qu’est le fonnkèr et que nous possédons tous au plus intime de nous.

Texte de Sophie Louÿs, Saint-Denis de La Réunion. Illustration Florence Van dermeersch

 

Setièm lam la mér
Sétiém lam la mer
Bord de la riviere citron ver
Mi larg mon traka
(septième lame de la mer,
au bord de la rivière citron vert
J’abandonne ma souffrance.)

Setiem lam la mér
Désièm limyér
Bal la pousyér
Silans la Dans lé amer
(Septième lame de la mer,
deuxième lumière
Bal la poussière
Le silence de la danse est amère)

Setiem lam la mor
Dann la rivier
Li la jet son kor
Ti fi la li la désot la mor
(Septième lame de la mort,
C’est dans la rivière
qu’elle a jeté son corps
pour aller au pays des morts.)

Foutor
Kok i dor dann korbeï dor
Ti kok la pou kromé,
sou son kor
(Fichtre !
Un coq dort dans les fleurs de corbeille d’or
son corps prenant alors des reflets dorés.)

Setièm lam la mér,
Desyèm limièr,
Dann simetièr
(Septième lame de la mer,
une deuxième lumière
est maintenant dans le cimetière).

Judith Profil dit Kaloune

J’ai choisi de partager avec vous un de mes fonnker, je décide ainsi de livrer aux non-initiés quelques messages subliminaux de l’héritage ancestral supposé rester secret.

J’ai parsemé ce poème, nommé au départ Amine (grâce), de mots à consonance arabe et malgache, inspiré d’une chanson traditionnelle sacrée que nous aimons bien chanter dans notre famille lors des
“  servis kabaré ”. Je l’ai longtemps chanté par réflexe. Jusqu’au moment où j’ai eu comme une révélation. Un jour, lors d’une cérémonie, je commence à la chanter en le groovant en lien avec le lieu et les gens, puis je continu avec beaucoup plus de ferveur, “ Ouyé Amine Amine ”.
Et je comprends enfin le sens des onomatopées, Ouyé ouyé ! Elles sont là aussi pour dire l’indicible. La douleur du déracinement, du voyage, les conditions insalubres, la mort… Puis deux syllabes plus loin, nous sommes déjà dans une joie exubérante celle de la joie, de l’acceptation, mais surtout de l’espoir d’une nouvelle vie, celle que Maya Angelou appelle “the gift of the ancestors ”.

Toute mon écriture est guidée par l’enseignement ancestral. Un grand vide existentiel est apparu en moi à l’âge de la vingtaine où j’ai commencé à m’interroger sur sa symbolique et ses sens. En écrivant Amine, c’était une manière de redonner de la valeur à l’onomatopée doudouiste des chants folkloriques et lui rendre son pouvoir salvateur pour nos ancêtres, mais aussi nous-mêmes. Le texte s’intitule aussi setièm lam la mér : la septième vague si connue dans les milieux afrodescendants.
à la Réunion, dans les pratiques afro-malgaches, plusieurs croyances sont liées à la septième vague. On récolte de l’eau pour purifier sa maison, on peut également se baigner dans la septième vague ou tout simplement donner à la mer “mère” un mélange de plantes dites “bain” qu’on aurait pris pour se purifier.

Dans ce poème, je décris le rituel et son intention par un jeu de son. Les sons que je fais lorsque ce fonnkèr prend corps avec moi me permettent de convoquer ces forces surnaturelles qui vont me permettre d’être l’alchimiste de ma propre vie.

Dans ce fonnkèr, mon héroïne se retrouve à l’embouchure entre la rivière et la mer, la vie et la mort, le réel et l’invisible. Je et Elle. Dans l’espace poétique, tout est à réinventer. On pourrait croire à un suicide “ li la jet son kor ”, mais aussi à une réincarnation “ li la désot la mor ” elle est allée aux pays des morts. Deux options de lecture s’offrent donc à nous. Après la convocation des ancêtres qui ont permis le rituel, je leur donne congé, ils peuvent repartir sur la terre sacrée ancestrale à Tamatave (Madagascar). Il reste une même et nouvelle Amine (grâce en arabe), avec une foi incroyable pour vivre dans le présent et une capacité infinie à se réinventer. Outre la présence invisible et sonore du magico-poétique, ce qui m’importe, et ce qui reste, c’est l’action, la présence, le corps, le choix du présent, la relation au lecteur, à l’auditeur, à l’entourage pintade.

De Judith Profil dit Kaloune, Bras Panon, La Réunion, le 8 janvier 2020, inspiré du recueil Kayé la sirèn ou le rèv de Fanja Editions K’A.