En Polynésie, le rãhui fait référence à la décision d’interdire ainsi qu’à l’objet d’interdiction. Il est dans ce cas un espace délimité terrestre et ou marin protégé. Abandonné depuis l’arrivée des missionnaires, il fait son grand retour. Les Polynésiens comptent sur lui pour protéger leurs ressources et leurs activités.

« Tout ça, c’est pour l’avenir de nos enfants, c’est pour ça que je suis à fond », affirme Patrick Rochette. « Même s’il y a des noms d’oiseau par-derrière, globalement, c’est bien accepté et respecté. »
Patrick Rochette est agriculteur et pêcheur sur la presqu’île de Tahiti. Il fait partie du comité de gestion du rãhui de Teahupoo. Il porte ce projet depuis dix ans et continue à en faire la promotion dans son district, mais également dans les communes qui en font la demande.
Le rãhui en tant que verbe fait référence à la décision d’interdire, en tant que nom, il désigne l’objet de l’interdiction : un espace et/ou une ressource. Dans ce cas, le rãhui est l’espace, la vallée, le lagon, la rivière ou bien le poisson, le crustacé, la ressource agricole interdits. Tamatoa Bambridge est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il travaille au Centre de recherche insulaire et observatoire de l’environnement (Criobe) à Moorea sur les savoirs traditionnels associés à la biodiversité, le foncier, la communication, l’anthropologie juridique. Il a co-signé un ouvrage paru chez Au Vent des îles et intitulé Communs et océan : le rãhui en Polynésie ou bien encore The rahui Legal pluralism in Polynesian traditional management of ressources and territories paru au Presses universitaires australiennes. Il explique que le rãhui était « un attribut de chefferie. Il donnait la possibilité de poser un interdit sur un territoire ou une ressource ». C’était un attribut de tous les chefs, peu importe leur place dans la hiérarchie. « La société polynésienne était pyramidale et, même les manahune situés en bas de l’échelle avaient le pouvoir de mettre en place un rãhui. »
L’interdiction était instaurée pour différentes raisons importantes comme la naissance d’un premier né, la fin d’un conflit, l’intronisation d’un chef… Elle était associée aux notions sacrées de tapu (objet, personne ou lieu « marqué », « contenu », « restreint » ou “ mis de côté ») et au mana (le pouvoir divin). L’officialisation du rãhui comprenait la mise en place d’autorité, de rituels et de cérémonies spéciales sur le « marae » (plateforme associée à des cérémonies culturelles, religieuses, politiques), des formes de délimitation du territoire soumises aux interdictions et diverses formes de sanctions en cas de non-respect. Sanctions qui pouvaient être surnaturelles, mais qui pouvaient aussi, dans la communauté des mortels, dégénérer en guerre ouverte.
Le rãhui a été petit à petit, avec l’arrivée des missionnaires au XVIIIe siècle, évacué du quotidien. Les missionnaires lui trouvaient « trop de liens avec l’ancestralité ». Eux étaient là pour faire table rase du passé. Mais il a traversé les âges. « Il est à rapprocher de l’habitus au sens où Bourdieu l’entendait », résume Tamatoa Bambridge. L’habitus forme un patrimoine social et culturel qui s’exprime dans les pratiques quotidiennes. « On respecte le rãhui comme on ne monte pas sur un marae, on ne fait pas de feu dans certains endroits, etc. » Le terme, aujourd’hui encore, est fort. Patrick Rochette confirme : « il fait toujours peur. Il m’arrive encore d’entrer chez les gens le matin, à 6 heures quand tout le monde est encore à table, pour expliquer ce qu’est le rãhui aujourd’hui ». Avec ses mots, il rassure et le rend accessible.

Renaissance à Rapa iti
En Polynésie française (le rãhui est un concept connu de tout le triangle polynésien compris entre l’Île de Pâques, Hawaii et la Nouvelle-Zélande), il est réapparu sur Rapa iti.
Rapa iti est une île de l’archipel des Australes très isolée. Elle se trouve à 1 450 km au sud-est de Tahiti et compte entre 300 et 500 habitants. Il n’y a pas d’aéroport, le seul moyen pour s’y rendre est le bateau. « Au début des années 1980, on a commencé à voir arriver de nouvelles techniques de pêche », se rappelle Narii Tua. Il est l’actuel maire de la commune et faisait partie du conseil municipal à l’époque. « Certains utilisaient des projecteurs, des bateaux à moteur, ils étaient équipés de congélateurs et réfrigérateurs. » De ce fait, ces pêcheurs qui n’étaient pas de Rapa iti, pouvaient stocker les poissons, ils prélevaient donc de grandes quantités de ressources. « Nous avons instauré un rãhui que nous levons exceptionnellement une à deux fois par an en fonction des besoins. » Souvent, en décembre, pour le retour des enfants partis étudier à Tahiti. La pêche est alors autorisée quelques heures. De retour à terre, les prises sont réparties équitablement entre les familles de l’île. À cette occasion, « nous faisons la démonstration de l’intérêt du rãhui aux jeunes générations, nous constatons tous ensemble son efficacité ». Le contrôle et la gestion de la zone sont faits par les habitants eux-mêmes. Takurua Parent, une enfant de Rapa iti actuellement étudiante en master à l’université de la Polynésie française raconte : « il arrive que certains enfreignent les règles. On dit qu’avant, on attachait les contrevenants toute une nuit à un arbre par exemple. Aujourd’hui, il n’y a plus de sanctions si ce n’est l’humiliation. Et, dans une petite île comme la nôtre, c’est sans doute la pire des peines ».
Peu après, un rãhui a été mis en place à Maiao, une île isolée de l’archipel de la Société. Puis, dans les années 2010, les habitants de Teahupoo ont décidé de faire de même. Le projet a été officialisé en 2014. Le territoire protégé fait 760 hectares et, après des heures de discussions au sein de la population, il est un espace où toute activité est interdite. Seule une zone de 50 mètres de large tout au long du littoral reste praticable. « On peut, dans cette bande, circuler, se baigner en famille et pratiquer des pêches traditionnelles ponctuelles, comme celle du ina’a », précise Patrick Rochette. Le ina’a est un alevin de gobidés, des poissons migrateurs. Une amende de 170 000 FCFP ainsi que la saisie du matériel sont prévues en cas de fraude.
À Teahupoo, les habitants ont été accompagnés dans leur démarche par Tamatoa Bambridge. Ce qui a permis la réalisation d’études de la biomasse, notamment. Les résultats œuvrent en faveur de ce genre de gestion. « On a relevé un taux de biomasse de poissons commerciaux de 50 kg pour 1 000 mètres carrés avant la mise en place du rãhui, on est à 390 kg pour 1 000 mètres carrés maintenant. » Depuis six ans, les interdictions perdurent. La question de l’ouverture fait débat.
Ailleurs, d’autres rãhui voient le jour comme à Tautira, Pueu, Afaahiti, Huahine. Faaone, Paea, Bora Bora s’y intéressent. Dans chaque commune, les besoins et territoires étant différents, les zones d’interdiction et les espèces protégées varient. Si des représentants de la Polynésie comptent parmi les membres des comités de gestion, ils n’ont pas le dernier mot. Le gouvernement a son propre outil de protection des ressources : les Zones de pêche réglementées ou ZPR. Pour Tamatoa Bambridge, qui commence à constater des tensions au sein des comités dès lors que des fondations privées et/ou les instances prennent le dessus, les deux outils doivent rester indépendants. Patrick Rochette, Takuroa Parent et Narii Toa confirment. Ils le vivent au quotidien, et en ont besoin.

Texte & Photos de Delphine Barrais