Le monde spirituel kali’na est particulièrement riche. Derrière la figure centrale du shamane, appelé pɨiyai localement, se trouve un univers complexe accordant une place importante aux esprits. Petite initiation.

Il parle aux esprits

Les Occidentaux considèrent souvent les shamanes comme des guérisseurs possédant, éventuellement, des pouvoirs d’ordre magique. Si le pɨiyai kali’na peut guérir certains maux, son rôle est avant tout de dialoguer avec les esprits.

Le monde spirituel kali’na accorde une place particulièrement importante aux esprits. Toutes les entités naturelles ont le leur : l’esprit de l’eau (tuna akɨlɨ), l’esprit de la forêt (itulu akɨlɨ), l’esprit d’une espèce animale, par exemple celui des tortues marines (katalu yumɨn)… Un animal ou un arbre en particulier peut posséder un esprit individuel, et même plusieurs pour les grands arbres comme certains fromagers (kumaka). À leur mort, les hommes peuvent aussi se transformer en esprits errants (akatonpo). Si certains de ces esprits sont bons, beaucoup sont mauvais. Les fâcher, notamment en ne respectant pas certains interdits, n’est pas sans conséquences négatives.

Le pɨiyai est la personne qui fait le lien entre le monde des humains et celui des esprits. Lorsqu’une personne en souffrance vient le consulter, le shamane kali’na va communiquer avec ses esprits alliés, ses yakuwa, afin de comprendre l’origine du mal. Ces mêmes esprits alliés interviennent ensuite sur le corps du malade ou dictent au shamane ce qu’il doit faire.

Plus généralement, le pɨiyai est le garant de l’harmonie entre les Kali’na et leur environnement physique et spirituel. Ainsi, la création du village de Yalimapo à l’emplacement du bagne des Hattes n’a été possible que grâce au travail de puissants pɨiyai, capables de faire partir les esprits des bagnards encore présents sur le site.

Il existe différents types de shamanes généralement nommés en fonction des végétaux employés lors de leur formation. Le plus classique est le pɨiyai takini, du nom de l’arbre sacré (Brosimum acutifolium) dont le shamane doit boire le jus d’écorce macérée pour valider sa formation. Mais il existe également des shamanes kuwasini, du nom d’un autre arbre sacré, et certains anciens évoquent des pɨiyai particulièrement puissants initiés au piment (pomɨi) ou au tabac (pota).

Lors de la formation, les maîtres pɨiyai kali’na présentent les apprentis shamanes aux esprits alliés. Les

yakuwa choisissent alors ou non de s’associer aux apprentis. Une fois unis, le pɨiyai peut conserver certains de ces yakuwa en lui ou dans sa malaka, un instrument sacré réalisé à partir d’une calebasse. C’est la maison des yakuwa. Aussi le shamane prend soin de son instrument, parle aux yakuwa présents à l’intérieur et ne doit pas le faire tomber.

Lorsqu’il officie, le pɨiyai se retire dans un tokai, petit carbet de feuilles hermétiquement clos, spécialement conçu pour sa pratique shamanique. Il enfume le tokai avec des cigares à base de feuilles de tabac et d’écorces d’arbres (ulemali) afin de permettre la communication avec les esprits. Il joue de sa malaka et entonne les chants sacrés (alemi) pour appeler les esprits alliés.

à la mort d’un pɨiyai, ses esprits protecteurs peuvent rester et protéger la famille et les personnes soignées. La famille doit impérativement conserver son malaka dans la boite en vannerie tressée (yamatu) qui contenait tous ses instruments de travail, jusqu’à ce qu’un des descendants prenne la relève.

Le monde secret des tulala

Le monde des shamanes kali’na est principalement un monde d’hommes. Au point que les jeunes femmes n’ont pas le droit de servir à boire ou à manger à un pɨiyai, même au sein de leur propre foyer. L’univers spirituel des femmes kali’na n’en est pas moins riche et puissant. Tout d’abord, les veuves de shamanes ayant atteint la ménopause peuvent elles-mêmes devenir pɨiyai. Surtout, les femmes possèdent la connaissance des tulala, ces plantes ayant des pouvoirs particuliers. Comme le souligne Rita Malajuwara, « les tulala ce n’est pas pour la santé ». Si les Kali’na utilisent certaines plantes médicinales, les tulala portent sur d’autres domaines.

Ainsi le tulala tukuluwe, du nom kali’na des petites colombes généralement observées en couple, permet de conserver son ou sa bien-aimé(e) à ses côtés, de garantir sa fidélité. Le tulala “ feuille d’iguane », fera fermer leur bouche aux bavards, à l’image de l’iguane qui mange ces feuilles et que l’on n’entend jamais. D’autres tulala permettent de stopper les violences, de favoriser la fertilité, de désenvoûter… mais aussi d’empoisonner.

Les tulala ne sont pas considérés localement comme de la magie. Il s’agit de plantes qui, lorsqu’elles sont traitées et utilisées d’une certaine façon, possèdent un pouvoir. Certaines sont administrées en bain, d’autres en ingestion ou doivent juste être portées sur soi. Vous souhaitez connaître le nom de ces plantes et ces préparations ? Bon courage. Car le monde des tulala est secret. À tel point que généralement, au sein des villages, les tulala ne se donnent pas. Ils se volent. Raison de plus pour conserver à l’abri des regards et des mots ces jardins secrets.

Une crise de vocation

Il y a quelques décennies, quasiment chaque chef de famille kali’na était un pɨiyai. Aujourd’hui, il ne reste que deux shamanes à Awala-Yalimapo, un seul pratiquant encore occasionnellement. Car être un pɨiyai est à la fois contraignant et dangereux.

Contraignant, car le shamane doit respecter de nombreux interdits : ne pas côtoyer sa femme pendant ses menstruations, ne pas manger certains aliments… De plus, la pratique shamanique ne peut s’exercer pendant la journée. Elle nécessite de longues nuits de veille pour soigner les malades, mais aussi de dialoguer régulièrement avec les esprits et ainsi entretenir ses pouvoirs. Le tout sans rétribution, car les vrais pɨiyai kali’na ne demandent pas d’argent. Comme le disait l’un des derniers pɨiyai de Awala, Yaluwai Inainulawa : « L’argent tue les yakuwa ! »

Devenir pɨiyai est aussi dangereux, car la sève du takini, bue à la fin de l’initiation est toxique. Michel Thérèse, chef coutumier de Awala, rappelle que « deux des derniers apprentis pɨiyai formés à Galibi au Suriname sont morts après l’avoir ingérée ».

Malgré la concurrence de la médecine occidentale et des diverses religions, le besoin de consulter les pɨiyai est toujours présent. Les habitants de Awala-Yalimapo vont donc consulter les shamanes des villages proches comme Galibi ou village Pierre à Saint-Laurent-du-Maroni. Ils se déplacent même parfois jusqu’à Paramaribo, la capitale du Suriname. Mais la pratique de ces shamanes est souvent bien différente de celle des pɨiyai traditionnels kali’na. Des apports venant des cultures busi nenge ou asiatiques sont notamment intégrés, tels le rhum ou les plantes… et souvent le paiement de la prestation.

Si sur le plan médical la disparition des shamanes kali’na est en partie palliée par les apports de la médecine occidentale, au niveau spirituel, elle laisse un grand vide. Faute de spécialistes amérindiens capables de décrypter leurs relations entre eux et avec leur environnement, certains Kali’na se tournent aujourd’hui vers la religion ou les sectes pour donner un sens à leur vie. La préservation du monde spirituel kali’na apparaît donc aujourd’hui nécessaire au bien-être de la communauté. Avant que ces savoirs ne disparaissent, il semble urgent d’aider la nouvelle génération à reprendre les malaka de leurs aînés afin que perdure une lecture kali’na du monde.

Texte Jocelyn Thérèse & Johan Chevalier
Photos Karen Paulina Biswell