En Guyane, la levée de deuil, ou puubaaka est un moment de grande importance pour les descendants des Noirs-marrons. Cet événement, qui se compose de nombreux rituels, condense les savoir-faire, les codes et l’extraordinaire qui régissent le quotidien.

Les ruelles et les arrière-cours ont retrouvé leur calme enveloppant dans le village de Papaïchton après des nuits et des aubes de danse, de percussions et de prières. Jeffan, 28 ans, a participé pendant plusieurs jours aux préparatifs et au dénouement de la levée du deuil porté par trois habitants de ce petit village de l’Ouest guyanais, installé entre le puissant fleuve Maroni et la forêt pluviale. Jeffan Asaiti n’est pas un jeune trentenaire comme les autres, d’autant qu’il est habité depuis deux années par un « komanti » (un esprit à vocation médicinale). Il est particulièrement marqué par la loi des esprits, qui régissent les interactions et les comportements à Papaïchton, et ce depuis qu’il est tout jeune. C’est pour cela, qu’en ce mois de novembre, il a pris part de manière active au cérémoniel du puubaaka, la levée de deuil pratiquée par les Bushi kondé sama.
Ce « peuple de la forêt » rassemble les citoyens qui portent l’héritage des « Noirs marrons », leurs ancêtres qui s’étaient rebellés dès le XVIIe siècle contre le système esclavagiste de la colonie hollandaise du Suriname. Ceux-ci mirent à sac de manière plus ou moins marquée les plantations et luttèrent pour fonder des sociétés nouvelles d’hommes libres au Suriname et en Guyane, le long des grands fleuves, comme le Maroni.
« Le maintien de notre culture passe avant tout le reste, livre Jeffan. C’était important pour moi de participer au puubaaka : de piler et faire bouillir la canne à sucre [essentielle pour les libations par exemple, NDLR], de participer aux prières, de couper le bois pour le feu, de chanter et danser », se remémore l’homme.
Pour honorer Ma Sokodong, une dame âgée de Papaïchton morte un an plus tôt, les préparatifs se sont enchaînés pendant de nombreux jours, jusqu’au grand final, la grande nuit d’insomnie et le rassemblement auprès de la « maison des pleurs », qui permettent la libération des esprits. Cette libération est double : elle permet au défunt de quitter le monde des vivants pour le royaume des morts. Elle marque aussi la délivrance tant attendue par celles et ceux investis du deuil et dont le quotidien était soumis à un ensemble d’interdits et d’obligations, exacerbés par le degré de parenté.
Porter correctement le deuil et le respecter à la lettre sous peine de malédiction, « c’est très important, c’est très lourd », prévient Paul Afuya Kago, chef coutumier des Ndjuka de la ville de Kourou. « Quand ça ne va plus entre un mari et une femme, ils peuvent se séparer. S’ils se battent, ils peuvent venir voir le chef coutumier qui va les aider à résoudre leurs problèmes. Mais quand vous devenez veuf.ve, vous ne pouvez pas vous séparer du mort comme ça ! C’est pour ça qu’on est obligé de faire le puubaaka, ça nous permet de nous en libérer ».
« Tout le monde ici comprend l’importance des esprits » , complète Jeffan. Mirta Tani, femme aluku, le sait bien. Elle a frôlé de près la charge du deuil. à la suite de la disparition de sa mère, elle aurait pu être tenue de s’alourdir de l’esprit et de la mémoire maternelle, mais c’est sa sœur qui a accepté de le faire. « J’ai échappé à cela » souffle la jeune femme, qui garde en tête l’exclusion partielle dont souffre la personne récipiendaire marquée d’un collier de graines noires porté autour du cou, symbole de l’étreinte au corps de la coutume et de la mort. « Pour nous, le baaka (le “noir”), c’est quelque chose de mauvais. Et le jour de la levée de deuil, on enlève le baaka, par un bain dans la rivière », détaille le chef coutumier Kago.
L’importance du puubaaka explique que ce cérémonial se déroule en grand comité, notamment avec celles et ceux qui connurent le défunt au cours de sa belle vie. Ce moment marque la résurgence des liens extraordinaires qui unissent les villageois à leur patrimoine ancestral et à leur communauté contemporaine.
Comme la fête se déroule toujours dans le village maternel, c’est l’occasion de renouer avec les êtres chers que les distances géographiques ont rendus moins proches. À 70 ans, Paul Kago n’a plus beaucoup de parents dans son village natal, au Suriname. En 2010, il y était retourné pour l’enterrement de sa mère. « On est restés quelques jours là-bas pour encourager notre beau-père. C’était un jour très important, car on a appelé tous les capitaines [chefs coutumiers, NDLR] et les basia [“ les assistants ”] ». Pour cet homme, qui n’a jamais présidé au puubaaka puisque les rites ne se déroulent jamais sur le littoral guyanais, mais « au pays », c’est à dire dans les villages ancestraux, le déroulé de la cérémonie a « un peu changé » en quelques décennies. Selon lui, l’évolution la plus notable concerne la durée du port du deuil : alors qu’autrefois on le respectait pendant un an, désormais, le cérémoniel final est souvent organisé de six à huit mois après le décès. Les évangélistes ont encore plus écourté le dispositif. Les citoyens qui pratiquent le culte ancestral et sont sous l’influence de l’Église « l’organisent au bout de 40 jours  », sourit le chef coutumier de Kourou, en écho aux évangiles qui datent l’ascension de Jésus à quarante jours après sa résurrection.
D’une manière générale, tout est affaire de codes. L’organisation fait appel à une multitude de savoir-faire : broderies, cuisine, artisanat, habileté à la chasse et à la pêche, restitution des rythmes aux percussions, chorégraphies et jeux d’esprit. Lors du pressage de la canne qui marque une étape importante dans l’au-revoir au défunt, les hommes et les femmes s’enorgueillissent des magnifiques pangi chamarrés qui enveloppent leur taille et leur buste. Ces pagnes sont aussi utilisés pour gréer les pirogues et comme apparat des tables chargées de riz, de galettes de manioc, de beignets de banane et de soupe à l’empois et au poisson.
Dans la ville de Saint-Laurent du Maroni, située à deux jours de navigation de Papaïchton, les femmes manient avec intérêt et habitude le point de croix. Fils de coton et aiguille en main, plusieurs mères sont en train de colorer leur pangi pendant que d’autres leur tressent les cheveux. Les formes géométriques et l’art figuratif floral aux couleurs vives ornent ces pièces de tissu portées au quotidien, mais aussi utilisées au cours des rituels. « Au début, nos ancêtres brodaient en fonction de leur imagination, ils ne regardaient pas sur un dessin. C’est seulement par la suite que nous avons commencé à reproduire les jolies choses que l’on voyait dans les livres », explique cette Saint-Laurentaise, au micro du média Chronique du Maroni. La couture et la broderie demeurent des activités de premier ordre dans la communauté. Ce qui n’est pas le cas de tous les savoir-faire liés aux funérailles. Sur le perron de sa porte, entourée d’amazones aourou en cage, Fania Loesmaidoe est l’une des dernières artisanes de Saint-Laurent du Maroni à sculpter, façonner et graver les calebasses cérémonielles. « Ce que je trouve dommage c’est que si je meurs, je disparais avec ce savoir. Si seulement d’autres venaient s’initier, tout cela pourrait perdurer », confie la femme à Chronique du Maroni.
Les funérailles amènent évidemment à se questionner sur la survivance des codes. La consignation des connaissances, en complément des transmissions orales, anime plusieurs vidéastes guyanais comme Mirta Tani et Jeffan Asaiti, qui interviennent en tant que co-auteurs auprès de Nicolas Pradal, réalisateur du long-métrage « Kawaï na ana » (titre provisoire) produit par Chercheurs d’Autres et Neos Films sur le puubakaa consacré en 2015 au Gaan man Paul Doudou, autorité suprême des Aluku.
En cette fin d’année 2020, la saison des pluies a fait son grand retour et avec elle les puubaaka après un coup d’arrêt forcé pendant plusieurs mois par la pandémie de Covid-19.

Texte de Marion Briswalter
Photo de David Damoison & Jean-Marc Aspe

L’association Chercheur d’autres
Créée en 2008, l’association Chercheurs d’Autres ancrée en Occitanie et en Guyane s’intéresse aux mémoires et aux patrimoines. Elle mène plusieurs programmes d’action culturelle et de création artistique tels que « Le triangle des cultures », projet d’échanges entre Afrique, Europe et Amérique ; la réalisation de longs-métrages : « Anuktatop, la métamorphose » de Nicolas Pradal et Pierre Selvini sorti en 2015 et « Kawaï na ana », attendu pour fin 2021. L’exposition photographique « Puu baaka, dernier repas avec les morts » de David Damoison et Jean-Marc Aspe sera présentée en 2021 en Guyane.

Jean-Marc Aspe
Né en 1982 en Allemagne, est un photographe autodidacte qui s’est formé par passion et a tout d’abord utilisé la photographie comme outil d’action sociale suite à un Master en sociologie. Il a réalisé plusieurs projets artistiques et socio-culturels entre la France, l’Amérique du Sud et l’Afrique. Passionné de l’image, il s’est orienté vers la sérigraphie afin de traduire en trames et couleurs ses photos et son imagination. Depuis il travaille de manière transversale entre photographie, sérigraphie et installation et sera exposé à la COP22 de Marrakech, aux Chemins de la Photographie d’Ascain. Investi dans le tissu culturel local, il s’emploie à développer le collectif artistique « Frissons & Hanneton » dont il est un des 2 fondateurs.

David Damoison
Né en 1963 d’un père martiniquais et d’une mère française du Tarn, vit et travaille à Paris.
Après des cours de photographie à l’École Boulle de Paris, il devient assistant dans les ateliers de l’American Center de Paris. Ses œuvres ont été publiées notamment par Revue Noire, Libération, l’Événement du Jeudi, Le Nouvel Observateur, Télérama. De Cuba à Haïti, de La Dominique à la Guadeloupe ou la Martinique, du Congo au Mali, il a réalisé des séries de photos qui ont fait l’objet de diverses expositions et publications. Ses images interrogent les identités créoles et africaines à travers les territoires parcourus. Il a notamment collaboré avec des écrivains comme Raphaël Confiant pour « Les Maîtres de la parole créole » (Éditions Gallimard).