Par deux fois, le corps de Roseman Robinot s’est trouvé particulièrement secoué face à un dessin. Le premier temps se produisit au Musée d’art moderne de New York (MOMA) en 1965. C’est « là que je suis née peintre », explique cette femme d’envergure de qu 72 ansi est née en Martinique et vit en Guyane depuis 1978.
C’est en tant que danseuse au ballet de la Martinique qu’elle est envoyée à New York. Le séjour inclut un arrêt par le MOMA. « Je découvre La Repasseuse de Picasso. Je suis prise d’une émotion, car je revois ma mère » Les épaules proéminentes de cette blanchisseuse affairée secouent la jeune martiniquaise et lui imprime une première « marque ». Elle se revoit, enfant, dans l’atelier de sa mère « modiste » à Rivière salée. « Je suis venue à la peinture par la couleur. J’ai grandi dans le tissu, dans la créativité » se remémore-t-elle. Roseman Robinot revient affamée de ce voyage : « J’avais un besoin physique de mettre des choses aux murs et je ne voulais accrocher ni photos, ni reproductions, et je n’avais pas les moyens d’acheter des œuvres alors je me suis dit “ je vais le faire moi-même”. »

« Nous recevons des marques dans la vie » explique-t-elle. Elles sont nombreuses, collectives, familiales et individuelles, vivifiantes ou mortifères : « un regard dans la rue, un sourire », « l’impérialisme français » outre-mer, les décennies de courts-circuits avec l’institution culturelle guyanaise, les rouges et les verts éclatants de l’Amazonie, l’affirmation d’une existence artistique, saluée dans les années 90 par les Biennales de Santo Domingo, São Paulo et du Marronnage, et dès les années 1970 par Aimé Césaire et Raymond Honorien. Ces allants et ces blessés, ont concouru et concourent à caractériser l’œuvre et le comportement de Roseman Robinot, laquelle s’est imposée en 50 ans comme l’un des immanquables de la scène contemporaine guyanaise.

« Chez moi il n’y a pas d’école » répond-elle aux académiques. « Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’école que je dois penser que je suis incapable. Ma mère m’a donné envie de faire, de réaliser de belles choses. Je me suis mise à regarder ce que j’avais dans mon panier : du tissu, de la couture, du bricolage.» Ce cabas a été rempli en 1987 par une deuxième rencontre picturale décisive. Les roches gravées de la Crique pavée, classées Monument historique de Guyane, « m’ont bousculée ». Dans ces pétroglyphes anthropomorphes de la Route des Plages de Rémire-Montjoly, pareils à des losanges imbriqués, l’artiste perçoit « la cage thoracique, le ventre, le tronc. Ce qui fait de nous des Hommes, qui offrent les repères par rapport à nous-mêmes, aux autres. C’est là qu’on a faim, qu’on a soif, qu’on aime. » Ce buste fait siège imprenable de l’humanité et de la socialisation caractérise durablement le travail de la plasticienne dans les séries Corps couturés, Empreintes ou Mortevalide  et offre une résonance émotionnelle forte, d’une vie notamment marquée par un terrible accident de la route, le fauteuil roulant, des accouchements difficiles, et la perte de sa mère. La place donnée au corps est totale, puisque la plasticienne désormais à la retraite a travaillé toute sa vie comme professeure d’éducation physique. La marque rupestre de Rémire-Montjoly, « je me la suis appropriée. Cette image persiste jusqu’à aujourd’hui ». Les œuvres sur lesquelles cette forme est « agrandie, déstructurée, déchirée, miniaturisée » convergent vers une pratique « sérielle » pour interroger le « marquage des propriétés », les scarifications corporelles, la résilience. à ceux qui y voient une « technique » faite de pochoir, Mme Robinot répond par le « concept ». « C’est notre corps qui fait que nous sommes intelligents. C’est pour cela que j’ai considéré cette empreinte comme un concept, une partie du corps humain. »

Autrefois dense, sa peinture connaît un tournant ces dernières années, puisque la toile s’allège, s’épure. Les couleurs primaires, les camaïeux et le rouge ferrugineux autrefois « mangés » par la plasticienne, cèdent la place au sobre du noir et du blanc. Le mouvement devient « calligraphique » et suit « le rythme du souffle ». Ce « besoin de vide, de dépouillement » permet à l’artiste d’assumer la densité forestière de l’Amazonie parfois oppressante, et traduit son souhait de produire un art « qui fait respirer l’âme ». L’atelier de Rémire-Montjoly entouré d’un clos fleuri et ombragé dans lequel elle crée est dominé par le mont Rorota et par une belle ébène verte, qui fleurit déjà au loin. Ce cadre de travail reconnu par le ministère de la Culture, l’imprègne et l’apaise dit-elle, car « le lieu marque un individu ». Prochainement, un lieu d’exposition devrait d’ailleurs ouvrir. Il signera une nouvelle étape dans cette existence difficile de l’artiste contemporain guyanais qui souffre d’une méconnaissance et mésestimation par le public et les institutions. « Un artiste est un individu qui cherche à questionner la vie. On n’est pas dans l’intellect, on est dans la sensualité, dans le faire sens. L’art sert à ça, dire aux gens de ne pas avoir peur, d’aller chercher, d’éprouver, voilà à quoi sert l’art », en toute « liberté ».

Texte de Marion Briswalter
Photos de M. Linguet assistante photo Marika Thébia et Easyguyane,
R. Liétar, P-O Jay