A la fin du XVIIIe siècle, les systèmes de production de la canne à sucre et du sucre connaissent de grands changements : les terres basses* de l’île de Cayenne et de l’Approuague sont poldérisées. Le gouverneur Malouet missionne un ingénieur suisse venu du Suriname, Jean Samuel Guisan, pour fonder une habitation modèle sur la rive gauche de l’Approuague, le Collège, afin d’attirer les colons dans cette région très pluvieuse et marécageuse.

 

L’habitation de M. Besse

Neuf habitations sucrières ont été localisées et prospectées le long de l’Approuague et de son affluent, la Courouaï. L’habitation La Garonne de M. Besse, fondée en 1783, et ayant fonctionné jusqu’à la fin du XIXe siècle, fait l’objet d’un programme triennale de fouille. Située à 1h30 de l’embouchure du fleuve et du premier village, Régina, elle a été implantée en terre noyée, sur un promontoire entouré de pinotière (palmier proliférant dans les marécages). Cette localisation rend difficile les travaux archéologiques. Le terrain est presque toujours gorgé d’eau ; l’acidité des sols ne permet pas de retrouver des éléments organiques, notamment le bois qui constituait l’architecture principale des bâtiments. Par ailleurs, la Courouaï est un lieu de passage de nombreux garimpeiros*, ce qui ne permet pas d’installer un campement durable sur le site et nous oblige à des allers-retours quotidiens entre Régina et le site archéologique.
Un criquot, perpendiculaire à la Courouaï, permet d’accéder à un canal qui entoure le promontoire sur lequel a été installée l’habitation. On accède à la zone résidentielle par un escalier monumental. Cette zone est organisée autour d’une cour centrale dominée par la maison de maître dont l’architecture est traditionnelle : de plan rectangulaire, elle est encadrée par une véranda sur trois côtés et trois couloirs la rythment dans le sens est-ouest (de l’escalier vers la cour intérieure). Elle est décrite dans l’inventaire des biens de l’habitation effectué après la mort d’Henri Besse en 1823 : elle était en bois et à étage et comprenait trois pièces en rez-de-chaussée dont deux carrelées et trois chambres à l’étage. Cet inventaire indique également que cette maison a été construite sur un bâtiment plus ancien. Une fouille permettrait peut-être de mettre en lumière ces deux états d’occupation et des remaniements éventuels au cours de son siècle d’occupation. La maison fait face à une grande cour sur les côtés de laquelle ont été construits d’un côté la cuisine, de l’autre peut-être un magasin. Nous avons repéré dans un espace faisant face à la maison de maître un ensemble de 6 trous de poteau qui ont été creusés dans le socle naturel de la cuirasse ferralitique. L’observation des cases créoles actuelles, notamment dans le village de Ouanary, qui a très peu évolué dans le temps, permet de proposer l’hypothèse de l’emplacement de cases. Grâce aux inventaires, on sait qu’en 1823 il y avait 15 cases pour 36 esclaves, qu’en 1830, 114 esclaves travaillaient sur l’habitation et qu’en 1848, ils étaient 80. Dans cette région dont les sols sont constamment lessivés par les pluies, le socle naturel de la Guyane, la cuirasse ferralitique, est apparente. Il n’y a pas d’accumulation stratigraphique. Il est donc impossible de déterminer les deux périodes d’occupation des cases : par les esclaves puis par les ouvriers (probablement quelques esclaves affranchis mais aussi des immigrés, africains ou indiens).

 

Architecture sucrière

La sucrerie a été installée à l’Est pour éviter les pollutions odoriférantes. Elle est constituée de deux ensembles. En contrebas du promontoire, dans l’axe de la sucrerie, le long du canal, a été installée la machinerie à vapeur. A partir de 1822, le gouvernement fait venir en Guyane des machines à vapeur pour les vendre à crédit aux colons et pallier le manque de main d’œuvre. Ce sont des machines de type Watt venant principalement des usines Fawcett and Preston de Liverpool (huit des neuf machines de la Courouaï et de l’Approuague). Deux ingénieurs anglais accompagnaient les machines pour assurer le montage sur place car elles étaient livrées en pièces détachées. La famille Besse se dote d’une telle machinerie à partir de 1830. La roue de la machine à vapeur a été démontée et on observe sur le sol les pièces détachées parfaitement alignées sur le sol. Le maire de Régina nous a raconté que dans les années 80, des pilleurs avaient coulé leur embarcation près de l’îlet Pinot car ils avaient mal évalué le poids des pièces de machinerie.
Le deuxième ensemble est constitué par la sucrerie elle-même. De plan en L, elle mesure 17,90m x 13,40m x 4,70m. La poldérisation des sols et l’introduction de la machine à vapeur s’est accompagnée de l’adoption du fameux tunnel de chauffe à l’anglaise mis au point à la fin du XVIIIe siècle. Ce système permet de multiplier par deux les rendements de production. En effet, les marmites enchâssées dans une maçonnerie fermée en briques sont toutes reliées à un seul foyer à une extrémité et à une cheminée à l’autre. La chaleur se répand sous et autour des marmites ; elle est intense au niveau de la plus petite des marmites, la batterie, située au niveau du foyer, et plus modérée au niveau de la grande, la première des marmites dans le processus de fabrication. La maçonnerie est également installée sur un plan incliné, ce qui permet de transférer plus facilement le contenu d’une marmite dans l’autre. Sur le site de La Garonne, le tunnel est organisé selon un plan en L, la cheminée étant désaxée par rapport à la sortie du canal de chauffe. Le foyer a été installé dans une fosse creusée dans la cuirasse ferralitique qui a été étanchéifiée par une épaisse couche d’argile et de briques. En effet, à 1,30m de profondeur de l’entrée du foyer, la fouille a été interrompue par des résurgences importantes de la nappe phréatique. Le cendrier a donc été installé dans le mur nord du tunnel. La structure de chauffe est une maçonnerie en brique encastrée dans la cuirasse ferralitique taillée et suit le dénivelé de la pente dans un axe nord-sud. Dans l’axe de chaque marmite, encastré dans le mur ouest a été construit un cendrier en briques. Le canal de chauffe ainsi que les cendriers sont voûtés.
La cheminée est désaxée par rapport au tunnel de chauffe. La fouille a mis au jour la préparation d’un deuxième tunnel qui n’a jamais été terminé. Le canal est bouché au niveau de la jonction prévisible avec l’équipage. Aucune archive ne nous permet à ce jour de donner une explication à l’interruption de sa construction. Des difficultés économiques ? Un projet trop ambitieux face à un sucre qui a du mal à s’écouler sur le marché national ? On sait, par les archives, qu’en 1834, une cargaison de sucres produit à La Garonne est saisit à bord de la goélette qui les emportait vers Cayenne. En 1842, une autre procédure de saisie est en cours pour non paiement de la machine à vapeur.
La sucrerie de La Garonne présente à son tour une architecture remarquable en comparaison des autres sucreries de la même période. En effet, toutes les sucreries du XIXe siècle qui ont été observées présentent des maçonneries en briques intégralement érigées hors sol, reposant sur un soubassement en pierre : Saint-Perrey, la Jamaïque, Couy (sur l’Approuague), La Marie, Quartier Général (sur le Canal Torcy). Ces maçonneries sont d’ailleurs renforcées par des barres métalliques qui permettaient de maintenir la cohérence de la construction soumise à de très fortes chaleurs. On peut supposer que la structure de chauffe de la sucrerie de La Garonne a été encastrée dans la cuirasse ferralitique pour profiter de ses propriétés calorifiques, le fer étant conducteur de chaleur, et s’extraire de l’humidité des sols. Les sucreries construites sur le canal Torcy et sur l’Approuague étaient posées sur un système de grillage pour ne pas s’enfoncer dans les sols hydromorphes et lutter contre l’humidité.
Le relevé des polders n’a pas pu se faire en raison de l’épaisseur du couvert forestier. Nous avons tenté en 2012 de le faire grâce à un GPS Statique mais il fallait entre 30 minutes et 1 heure pour relever chaque point. Nous avons toutefois réussi à suivre le canal jusqu’à une bifurcation, marquant probablement la fin de la concession. La découverte, récente, d’un plan terrier indiquant l’emplacement de borne pourrait nous faciliter le travail lors d’une future campagne de fouille. Le site de La Garonne a été occupé en continu jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans ces régions il n’y a pas d’accumulations stratigraphiques, on marche sur le même sol qu’il y a mille ans. Il est donc quasiment impossible de différencier archéologiquement ces deux périodes d’occupation (esclavagiste et post-esclavagiste).
Le matériel mis au jour s’étale sur une fourchette chronologique allant du début du XIXe siècle au début du XXe siècle (principalement des céramiques Vieillard & Johnston). Deux fragments de pearl wear, ramassés en surface, donnent une date de la fin du XVIIIe siècle. Trois fragments de watrakan, des cruches à eau fabriquées par les Amérindiens uniquement pour la consommation des colons au cours du XIXe siècle ont été mis au jour. Il faut souligner le fait qu’aucune forme à sucre ni pot de raffineur n’a été mises au jour dans les remblais de destruction ou sur les sols. Il semblerait qu’au XIXe siècle, les sucriers guyanais cessent de fabriquer du sucre terré (blanchi) pour produire uniquement du sucre brut qui était exporté dans des tonneaux. Les marmites à sucre, quant à elle, sont toutes à rebord débordant, alors que sur les sites du XVIIe-XVIIIe siècle, les marmites à sucre sont à oreilles ou tourillons. Une note du ministère de la Marine et des colonies datant du 7 février 1821 nous permet de dater ces éléments. En effet, celle-ci préconise la fabrication des chaudières à sucre avec rebord débordant de cinq pouces sur toute la circonférence afin d’augmenter l’efficacité du tunnel de chauffe ; les anciennes chaudières étaient fabriquées avec des oreilles situées à cinq ou six pouces du rebord, ce qui obligeait à les envelopper entièrement jusqu’au rebord dans la maçonnerie.

Nouvelle époque

En 1848, au moment de l’abolition de l’esclavage, les héritiers Besse proposent à leurs esclaves affranchis de passer au système du salariat. En 1852, soixante ouvriers agricoles travaillent sur l’habitation La Garonne. Il est probable que des engagés venaient d’Afrique ou d’Inde, comme il est attesté sur les autres habitations. En 1864, la production de sucre brut de La Garonne est présentée à une exposition industrielle à Nantes. On ignore, pour le moment, la date d’abandon de l’habitation, probablement à la fin du XIXe siècle.
Cette habitation est donc caractéristique de l’introduction de la Révolution industrielle en Guyane : elle adopte le tunnel de chauffe à l’anglaise et la machine à vapeur pour accompagner la poldérisation* des terres basses*. Les fouilles archéologiques ont permis de comprendre les stratégies d’installation et les adaptations à l’environnement qui ne sont pas visibles dans les sources. Les recherches archéologiques effectuées dans l’estuaire amazonien montrent au contraire que les colons brésiliens ne poldérisaient pas les terres et utilisaient des moulins à marée pour broyer la canne ; ils se spécialisèrent de plus dans la fabrication du tafia.
Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, la Guyane connaît une nouvelle évolution économique. L’abolition de l’esclavage a mis fin à une économie sucrière qui était déjà mal en point compte tenu d’un climat et d’un sol peu propices à l’agriculture commerciale. Le quota de sucre dévolu à la Guyane depuis 1830 est également le plus faible des colonies. En 1856, de l’or est découvert sur les berges de l’Arataï (affluent du haut Approuague) provoquant une ruée massive de Créoles et d’aventuriers venus de la métropole mais également des Caraïbes. Le temps du sucre s’achève, l’aventure du rhum commence…

Texte de Nathalie Cazelles – Association AIMARA.