Plus encore en forêt tropicale humide que dans tout autre écosystème continental, où la biodiversité est moindre, les compétitions inter et intra spécifiques font rage au sein de la communauté animale, pour assouvir les besoins prioritaires de chaque individu, notamment l’accès à la ressource trophique et le besoin impérieux de survivre, pour perpétuer l’espèce. Les représentants de la faune tropicale ont ainsi développé, au fil des temps et des événements subis, de remarquables stratégies d’adaptation à leur environnement, aussi nombreuses que variées. De tels particularismes et spécificités sont, entre autres, l’apanage des Reptiles et Amphibiens,tout autant que d’une multitude d’invertébrés. Suivons donc ces pygmalions à la découverte du génie animal, dans les arcanes luxuriants de la forêt guyanaise…

 

Quand « inné » et « acquis » se combinent…

Du point de vues éthologique et biologique, le fameux adage « manger ou être mangé », certes réducteur mais oh combien réaliste, a probablement à lui seul prévalu à l’émergence d’une grande diversité du monde du vivant, dont l’esthétisme de façade, toujours subjectif et parfois des plus audacieux, interpelle néanmoins la sensibilité humaine depuis des siècles. L’indifférence ne fait que s’estomper davantage à la découverte du pragmatisme de la nature qui prévaut bien souvent à une telle explosion de vie : quand « inné » et « acquis » se combinent, au bénéfice de la communauté, la beauté des formes et des couleurs dissimule des stratégies de survie parfois bien froides…

Certains des comportements adaptatifs ci-dessus évoqués, a priori développés dès la naissance, semblent effectivement innés et sont donc vraisemblablement inscrits dans le génome, témoignage d’une pression sélective exercée sur les nombreuses générations passées… Néanmoins, mœurs et apparences des animaux se forgent également au quotidien par l’apprentissage et l’expérience, reposant donc, pour partie, sur des notions acquises. Cette coexistence de l’instinct et de l’acquis semble avoir joué un rôle moteur dans le développement de stratégies d’adaptations parfois fort complexes, dont le décryptage permet de reconstituer petit à petit le vaste puzzle de surprenants mécanismes de coévolution…

La fuite de prime abord ?

Si l’instinct, qui pousse de nombreux animaux menacés à fuir plutôt qu’à faire face, semble être un comportement typique, adopté par nombre de mammifères et d’oiseaux, la condition sine qua non n’en demeure pas moins que l’animal en question possède des qualités de vitesse, de fond et de perception autorisant cette fuite précoce. D’autres choix tactiques ont donc parfois été privilégiés et, à l’inverse, certaines espèces animales ne fuient pas devant un danger, du moins de prime abord. C’est le cas par exemple des taxa qui développent un comportement territorial et qui sont susceptibles de se défendre en cas d’agression, d’un grand nombre d’espèces venimeuses ou vénéneuses, ou encore des animaux qui chassent à l’affut ou dissimulés sous un abri quelconque, recherchant le bénéfice d’un effet de surprise pour s’alimenter. Cette stratégie adaptative, audacieuse, n’en demeure pas moins très fréquente, notamment chez les Reptiles, les Amphibiens et les invertébrés qui font montre de qualités particulières d’aposématisme, de mimétisme ou de mimèse, termes encore bien énigmatiques qu’il convient d’aborder avec un certain discernement…

Aposématisme : quant les couleurs s’affichent…

DARWIN pensait que les couleurs voyantes arborées par certains animaux pouvaient s’expliquer dans le cadre de la sélection sexuelle, mais que cela ne pouvait pas expliquer par exemple les couleurs voyantes de quelques espèces de chenilles, non sexuellement actives. Ainsi est né le concept de couleurs aposématiques, en tant que mécanisme évolutionniste acquis de protection. Le terme de « coloration aposématique » (ou coloration d’avertissement, ou bien encore coloration prémonitoire), est donc utilisé pour caractériser un animal, ou un végétal, qui présente des zones de couleurs vives et contrastées en avertissement de sa toxicité. L’aposématisme n’est donc ni plus ni moins qu’un mode de défense passif. Le message adressé au monde environnant est clair : « je ne suis pas mangeable ». En contrepartie, l’animal doit bien entendu présenter un danger ou un désagrément : mauvais goût, mauvaise odeur ou projection de liquide malodorant, toxicité, venin…

D’instinct, la plupart des prédateurs a une aversion pour les animaux aposématiques. À défaut, si l’un d’eux essaye tout de même de s’en prendre à un membre de cette communauté, et qu’il survive à ce geste, il en gardera un souvenir cuisant et évitera ultérieurement de s’attaquer de nouveau à un animal présentant de telles couleurs, quelle que soit son espèce d’appartenance. Dans ce cas de figure, comportements acquis et innés s’entremêlent donc, au bénéfice non exclusif de la fratrie aposématique. Effectivement, celle-ci paye tout de même un tribut certain au « pot commun », puisqu’il existe vraisemblablement une proportion de perte chez ces animaux, nécessaire à l’éducation des prédateurs par l’acquis… La stratégie aposématique est donc tout autant à l’avantage du chassé… que du chasseur, avec pour finalité un désintéressement mutuel.

Dans le monde de l’aposématisme, les colorations rouge et jaune comptent parmi les plus fréquentes. Elles sont souvent associées au noir avec lequel elle contrastent de façon très tranchée. L’animal n’en est que plus visible et peut baguenauder très librement à l’assouvissement de ses besoins primaires, comme un défi aux prédateurs de la place…

Mimèse : pour vivre heureux, vivons cachés…

On distingue la mimèse du mimétisme proprement dit. Selon la définition du professeur Michel BOULARD, entomologiste au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, la mimèse est synonyme de camouflage cryptique. Elle consiste en l’imitation d’un élément visuel, plus ou moins complexe, de l’environnement naturel immédiat : objets inanimés, comme une pierre (cas des poissons), ou éléments du vivant, comme une feuille ou bien encore une écorce (cas des phasmes et des criquets du genre Proscopia en Guyane, qui ont l’apparence d’une brindille qu’un oiseau insectivore dédaignera)….

Ainsi, à l’inverse des patrons hauts en couleurs développés avec force de fanfaronnade par l’engeance aposématique, les espèces qui cherchent à se fondre dans leur environnement se camouflent au moyen de couleurs et de formes qui gomment à la vue leur silhouette animale, à des fins défensives ou offensives. Qu’un être animé puisse ainsi se confondre avec des éléments inanimés, différents par nature, ne manque pas de surprendre. Cette similitude animal-végétal a donc attisé la curiosité des naturalistes depuis le début du dix-neuvième siècle, où l’on parle alors de « ressemblance naturelle » et de « ruse »…

Si ce « trompe l’œil » permet à un petit animal d’être confondu avec un élément du milieu, les espèces les plus grosses, quant à elles, n’imitent pas un objet particulier mais plutôt un ton. Ainsi les robes tachetées des jaguars se fondent dans la végétation. Deux types de camouflage peuvent néanmoins coexister en forêt guyanaise : l’homochromie, ou mimèse des couleurs, et l’homotypie, la mimèse des formes.

Pour rendre la mimèse plus efficace, la plupart des Amphibiens et quelques Reptiles, en Guyane comme par ailleurs, ont développé une capacité plus ou moins développée à changer leur couleur entre le jour et la nuit, notamment pour mieux se fondre à leur environnement en fonction de leur cycle nycthéméral (cette stratégie est aussi bien agressive que défensive). Certaines cellules de leur peau sont ainsi capables de générer de tels changements de coloration, dite « coloration énigmatique ». Certaines mimèses sont réellement prodigieuses et les sauterelles-feuilles ou encore les mantes religieuses en sont un bon exemple : leurs ailes antérieures reproduisent à merveille l’image des feuilles des arbres, vertes ou mortes. Le réalisme est poussé à l’extrême chez certains orthoptères dont les contours font croire à l’action de quelques larves grignoteuses alors que des taches simulent parfois le développement de champignons.

En Guyane, les mimèses sont fréquentes et remarquables, notamment chez certains crapauds de litière de la famille des Bufonidae, ou encore chez plusieurs espèces de serpents venimeux de la famille des Viperidae, à tel point qu’il est fréquent de passer à leur proximité immédiate sans jamais les discerner dans leur environnement, sauf circonstance particulière… La situation est identique avec la plupart des petites espèces de lézards de Guyane. Qu’il s’agisse de complexes d’espèces cryptiques ou d’espèces clairement différenciées, la plupart à opté pour des patrons de couleur dans les tons verts ou marron, dont l’homochromie parfaite avec l’environnement exploité est un exemple de mimèse cryptique, permettant d’échapper à la vision du prédateur…

Mimétisme : un jeu de dupes ?

De l’aposématisme et de la mimèse dérive l’utilisation, par certaines espèces d’animaux, du concept de mimétisme, qui est une stratégie adaptative d’imitation.
Lorsqu’il y a mimétisme, l’animal n’est pas confondu avec le milieu naturel comme dans le cas de la mimèse. Au contraire, il est confondu avec un autre animal, qui présente par exemple des caractères de dangerosité ou de toxicité, et en retire un bénéfice personnel. La ressemblance avec le modèle peut donc procurer un avantage d’ordre défensif, lorsque l’espèce imitée est aposématique par exemple. Le mimétisme peut également être d’ordre offensif, ou alimentaire. Tel est le cas de certains insectes qui imitent les signaux lumineux des lucioles, pour attirer les mâles et les dévorer…

Il existe donc une différence majeure entre le mimétisme et la mimèse du point de vue de leur évolution : si l’aptitude au camouflage, notamment par la couleur, peut apparaître et se développer rapidement au sein d’une espèce par le jeu des mutations et de la sélection naturelle, le mimétisme, au contraire, implique un mécanisme complexe de coévolution. Le mimétisme müllérien, d’après le nom du zoologiste suisse Fritz MULLER (1834-1895), est le fait, pour deux espèces distinctes, d’être toutes deux dangereuses et de présenter une coloration aposématique semblable. L’avantage de ce type de mimétisme est d’améliorer l’efficacité de la livrée, leurs prédateurs apprenant plus vite à se méfier d’elles, mais aussi de partager le fardeau des pertes, pour l’éducation des prédateurs. En outre, des études ont montré que le mimétisme müllérien est également avantageux pour le prédateur car, confronté à des expériences négatives plus nombreuses, il réduit rapidement la fréquence de ces erreurs en favorisant l’apprentissage des différents signaux d’avertissement…

Un bon exemple de mimétisme müllérien se trouve chez les insectes sociaux, dans l’ordre des Hyménoptères en particulier, où abeilles et guêpes se ressemblent énormément par leur coloration aposématique en étant toutes deux venimeuses… Un autre exemple est celui des espèces de papillons du genre Heliconius, si communes en Guyane. Plusieurs de ces espèces toxiques ont en effet évolué vers des motifs similaires sur les ailes, et cette convergence est avantageuse pour tous. Le mimétisme müllérien est donc de nature à expliquer, au moins partiellement, les fortes similitudes anatomiques externes que peuvent présenter deux espèces animales, pourtant parfois très éloignées entre elles, d’un point de vue phylogénique…

Le mimétisme batésien, du nom de l’entomologiste britannique Henry Walter BATES (1825-1892), naturaliste et explorateur ayant passé onze ans en Amazonie, fait référence quant à lui à deux espèces qui présentent une grande ressemblance dans les motifs, les couleurs ou bien encore les attitudes, mais dont l’une est dangereuse ou nocive et l’autre non. Ce type de mimétisme concerne tout autant l’imitation d’espèces aposématiques que d’espèces utilisant la mimèse. De nombreux exemples provenant du monde des insectes illustrent le premier cas de figure.

Ainsi, certains diptères (mouches, frelons…), lépidoptères et même des odonates, inoffensifs, reproduisent le patron de couleur des guêpes et des abeilles, comme les couleurs noires, jaunes et bleues, ainsi que la transparence des ailes… Certains papillons possèdent également la même livrée que d’autres papillons dont la chair est rendue toxique par la nourriture absorbée au stade larvaire

D’autres exemples de mimétisme batésien sont également fort bien connus des herpétologistes : il s’agit de la ressemblance de serpents aglyphes inoffensifs avec des espèces venimeuses, les serpents corail du genre Micrurus par exemple, ou bien encore certaines espèces de grages (Viperidae). En ce qui concerne l’imitation d’espèces non aposématiques, les cas de figure sont également multiples. Il s’agit par exemple de certaines espèces de couleuvres qui ressemblent à s’y méprendre à des Viperidae. Il s’agit également du comportement de certains serpents aglyphes adeptes du camouflage, qui imitent l’attitude offensive des grages lorsqu’ils sont dérangés, faisant semblant de mordre avec véhémence, gueule grande ouverte, ou imitant le signal sonore du crotale, en frappant l’extrémité de la queue au sol…

D’autres espèces peuvent également, par l’orientation de faux signaux d’alerte, tromper les perceptions du prédateur. Un exemple illustre cette tactique en Guyane : il s’agit du cas des serpents dit « à deux têtes », comme le faux-corail Anilius scytale qui, lorsqu’il est acculé, redresse sa queue en hauteur et la balance, dissimulant sa tête… une attitude caractéristique des véritables serpents corail…

Le mimétisme concerne donc l’imitation d’une espèce dangereuse, qu’elle soit aposématique ou non, par une espèce inoffensive. Toutefois, dans l’univers des Reptiles, quelques cas inverses sont rapportés en littérature. C’est alors l’espèce mortelle qui imite l’espèce la moins dangereuse, pour tromper le prédateur et faciliter ainsi l’action de chasse. Ce cas de figure, très particulier, est appelé mimétisme mertensien et doit son nom à l’herpétologiste allemand Robert MERTENS (1894-1975). Un tel cas de figure concernerait par exemple, pour ne parler que des espèces présentes en Guyane, le serpent corail Micrurus collaris qui a quasiment abandonné toute couleur aposématique et dont la ressemblance prête à confusion avec plusieurs espèces de serpents aglyphes de la famille des Dipsadidae, aux mœurs semi-fouisseuses…

Il existe encore bien d’autres cas de mimétisme, comme « l’automimétisme ». Il s’agit des animaux imitant une portion seulement du corps d’un prédateur ou de leur propre corps (on parle d’adaptation physique). Par exemple, de nombreux papillons et espèces de poissons d’eau douce arborent des ocelles simulant l’œil d’un animal beaucoup plus grand qu’eux. Ces ocelles ont également pour effet de créer la surprise sur le prédateur, lequel dirige son attaque vers des parties non vitales de la proie, donnant à celle-ci un répit pour fuir…

En affaire de mimétisme, l’espèce inoffensive bénéficie donc d’une protection contre les prédateurs, sans avoir à dépenser de l’énergie pour consommer ou produire elle-même des toxines. A contrario, l’espèce imitée souffre quant à elle de ce mimétisme, car les prédateurs risquent de comprendre que, dans de nombreux cas, le signal d’avertissement n’est pas honnête, et s’en prendre dès lors à des membres d’une espèce pourtant réellement dangereuse…

Le mimétisme en devient-il, dès lors, comparable à une relation de parasitisme ? La question mérite en tout cas d’être posée… Quelle qu’en soit la réponse, le mimétisme est sans conteste un jeu habile de coévolution, dont le « modèle » est l’espèce animale imitée, également appelée espèce « de référence ». Le « mime » est quant à lui l’espèce qui imite le modèle alors que le « dupe » est l’espèce trompée par le mime, bien souvent un prédateur dont les sens perçoivent de la même manière les stimuli émis par le modèle et par le mime. Au final, c’est donc au dépend du dupe, également appelé « opérateur », que la pression sélective s’exerce. Ce dernier est donc bien souvent considéré comme le premier acteur de l’évolution du mimétisme, poussant sans cesse le modèle et le mime à évoluer… Au jeu de dupe, n’est pas dupe qui croit…

Et en dernier ressort ? Un grand bond…

Les actes suicidaires n’ayant jamais été décrits dans le règne animal ailleurs que chez l’homme, et toute stratégie trouvant ses propres limites face à d’autres stratèges plus créatifs, l’instinct de survie pousse bien souvent à la fuite nombre d’espèces dont la stratégie de défense initiale aura échoué. L’affaire n’étant pas si simple pour les petites espèces, aux capacités de déplacement limitées, quelques unes d’entre elles ont développé des « plans B » particulièrement ingénieux : certaine grenouilles terrestres font des bonds aériens successifs dans de multiples directions opposées alors que certains anoures aquatiques troublent l’eau en remuant le sédiment avant de s’enfoncer dans les tapis de feuilles immergées, à l’instar des pipas.

En Guyane, une espèce de lézard par exemple, Uranoscodon superciliosus, est très difficile à observer tant la ressemblance avec le support végétal de la ripisylve auquel elle s’accroche est marquée. Néanmoins, dès qu’un prédateur potentiel se rapproche de trop prés, ce lézard se laisse tomber à l’eau. Il est alors capable de se déplacer à la surface de l’élément liquide sur plusieurs mètres ce qui, cumulé à l’effet de surprise produit par son geste, lui procure généralement assez de répit pour se mettre à l’abri de tout danger…

Un petit saut pour un lézard et un grand saut pour l’évolution ? Conclusion des plus facile mais l’ontogenèse ne résume t’elle pas la phylogenèse ? Perspective intéressante… Si l’évolution de l’humanité n’est que la somme des petites victoires individuelles contre le destin commun, chaque individu est appelé à gagner en importance… et en humanité !

David Massemin