Emmanuel Nossin, pharmacien et ethnopharmacologue, ex-coordinateur du réseau Tramil, réseau de recherche appliquée à l’usage traditionnel des plantes médicinales dans la Caraïbe.

Boukan : Comment expliquez-vous le refus d’une grande partie des Martiniquais de se faire vacciner contre la Covid-19 ?
Emmanuel Nossin : Cette résistance au vaccin n’est pas juste une question de médecine. Il y a d’autres résonances à prendre en compte et forcément ça fait appel à l’Histoire, au chlordécone, à l’esclavage. Les autorités, les blouses blanches, imposent. Et à partir de ce moment-là on entre dans la sphère culturelle, le rejet. Il faut comprendre qu’on se situe plus dans l’identité que dans un débat médical. Plus on va imposer et plus il va y avoir de la résistance et ça peut aller jusqu’à des extrêmes. C’est ce qui est en train d’arriver en Martinique et Guadeloupe avec des personnes qui se radicalisent et vont rester radicales jusqu’au bout. C’est embêtant, car ces personnes vont faire de la pharmacopée le beignet de leur activité.

Boukan : Certains et certaines préfèrent au vaccin les remèdes traditionnels à base de plantes. Pourquoi ?
EN : Nous sommes dans un pays où il y a deux médecines qui ne discutent pas, sans passerelle officielle et ça c’est dommage. Il faut trancher une bonne fois pour toutes. La morgue de la médecine occidentale qui vient avec la colonisation pose problème. L’histoire de la médecine dans les Outremer c’est une histoire de la médecine du conquérant. L’Europe est le berceau de la biomédecine qui explique tout par la biologie et qui a complètement ratiboisé tous les usages populaires qui osent persister dans les Cévennes, dans les petites campagnes françaises, dans les Outremer. Il faudra qu’un jour l’Europe comprenne ce que sont les cultures qui ne sont pas les siennes. Jusqu’à présent en Martinique on utilisait les plantes aromatiques et médicinales de façon opportuniste. Mais avec la Covid ça devient évident qu’il va falloir dialoguer : est-ce que la médecine européenne fière d’elle-même va accepter de se mettre autour d’une table  ? C’est un autre débat, mais je rappelle que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a demandé depuis longtemps qu’il y ait une médecine intégrative : c’est-à-dire une médecine académique et une médecine traditionnelle. Et la France est un pays signataire de cette déclaration de l’OMS mais elle ne l’applique pas.

Boukan : Vous défendez la médecine intégrative. Vous dites d’ailleurs qu’elle avait donné des résultats concluants lors de l’épidémie de zika en 2016.
EN : Que ce soit lors des épidémies de zika ou de chikunguyna, chaque fois notre petit comité de vigilance sait que la population martiniquaise va d’abord se soigner avec les plantes aromatiques et médicinales. Avec le chikungunya, le zika, on se rendait compte que toutes les médications du système académique n’étaient pas opérantes, voire même dangereuses alors qu’on avait des possibilités en Martinique grâce aux tradithérapeutes. Pour la première fois, des médecins du centre hospitalier universitaire de la Martinique (CHUM) avaient accepté d’intégrer dans leurs protocoles des plantes de la pharmacopée martiniquaise validées scientifiquement. On avait sorti aussi au CHUM, à l’époque du chikungunya, une pommade car les médecins prescrivaient des tonnes d’ibuprofène et de doliprane [pour calmer les douleurs et la fièvre ], c’est tout ce qu’il y avait car la médecine académique a aussi ses limites, ses impasses. A la longue donc les gens n’utilisaient plus d’ibuprofène et ils faisaient plutôt des infusions de feuilles de papayer.
Par rapport à ce qu’on a vécu lors de ces épidémies précédentes et pour devancer la Covid nous avons sorti un livre sur la prévention et le traitement des troubles respiratoires.

Boukan : Vous avez été nommé par le président de la collectivité territoriale de Martinique Serge Letchimy, préfigurateur du futur centre territorial d’exploration de la biodiversité. De quoi s’agit-il ?
Il est urgent d’inventorier, d’étudier et de protéger la ressource phytogénétique. On est en train de monter un diplôme universitaire en ethnomédecine et en ethnopharmacopée. Le vœux des autorités locales est de créer un “ordre des tradithérapeutes” avec des compétences définies. [Le futur centre territorial veut “contribuer à la recherche de futures phytomédications, plus respectueuses de la culture et de l’environnement”].

Propos recueillis par Marion Briswalter, réalisé au Prêcheur, Martinique.