Il est l’architecte de la politique spatiale européenne, à l’initiative de la plupart des grands programmes spatiaux dont Rosetta fut l’aboutissement. Du jeune chercheur des années 50 à l’actuel directeur de l’International Space Science Institute, nous avons parcouru avec lui les sujets qui ont jalonné sa longue et exceptionnelle carrière.

Comment avez-vous connu la Guyane ?

La première fois, c’était en 1965, nous revenions avec Jacques Blamont du CNES d’un colloque scientifique en Argentine. Nous devions nous arrêter en Guyane pour visiter les lieux envisagés pour le champ de tir de la base spatiale. À l’époque, il n’y avait qu’une route en latérite, l’unique nationale 1, et un bac pour traverser le fleuve. C’est le site de Kourou, qui avait été préféré plutôt qu’un autre vers Cayenne et un vers St-Laurent du Maroni, car il avait l’avantage de son accès facile vers le fleuve pour les navires. J’y suis retourné en 1970 pour lancer une fusée-sonde Véronique, d’un pas de tir qui doit se perdre dans les herbes aujourd’hui (rires). Et la dernière fois, je suis bien sûr venu pour le lancement de Rosetta par Ariane V. Je ne suis pas contre y retourner, c’est un endroit que j’aime pour y avoir vécu des moments de joie et de tensions intenses !

Comment avez-vous débuté votre carrière dans le spatial ?

Ce qui me fascinait en 1957, lorsque les Russes ont lancé Spoutnik, c’est qu’on pouvait commander des engins qui volaient à 30 000 km/h, à des distances inatteignables par l’homme. À l’époque, nous n’avions vraiment aucune idée de comment l’engin avait été lancé ! On sous-estimait les capacités des Soviétiques, dont on considérait qu’ils ne savaient même pas faire une paire de ciseaux, et tout d’un coup ils lançaient un engin dans l’espace suivi quatre ans plus tard par Gagarine, c’était extraordinaire !

Durant votre longue carrière, vous avez participé à la conception de très nombreuses sondes spatiales, est-ce qu’il y a des projets que vous avez imaginés et que vous n’avez pas pu accomplir ?

Tout ce que j’ai imaginé qu’on pouvait faire, on l’a fait. Mais on a fait encore plus ! Je n’aurai jamais imaginé par exemple, lorsque je suis arrivé à l’ESA en 1983, que nous puissions atterrir un jour sur Titan (NDLR Mission Cassini-Huygens), la plus grande lune de Saturne que je ne connaissais même pas ! En revanche, j’avais imaginé qu’on irait sur une comète (Mission Giotto puis Rosetta), car la comète de Halley qui croisait près du soleil en 1986 faisait déjà partie de nos projets. Mais j’ai commencé à ressentir les limites des possibilités humaines lorsque j’ai pris à cette époque le poste de directeur scientifique des programmes de l’ESA.

On constate que l’histoire des sondes spatiales a progressé à grands pas jusqu’à aujourd’hui avec le voyage de Rosetta, mais l’histoire de l’homme dans l’espace, elle, piétine. Selon vous, est-ce que l’homme a encore sa place dans l’espace, face aux robots ?

Au début de ma carrière dans les années 60, lorsque les journalistes me demandaient « quand va-t-on aller sur Mars M. Bonnet ? », je répondais « pas avant trente ans! », mais je réponds toujours en 2015 « Pas avant trente ans ! ». Bien sûr, il s’agissait de l’homme sur Mars, pas des robots sur Mars. ll y a donc une vraie question de fond sur le rôle de l’homme dans son espace vital et qu’est-ce qui définit son espace vital ? La capacité de survie des humains loin du foyer maternel qu’est la terre pose des problèmes pratiques. Un ancien ministre de la recherche Hubert Curien disait « on peut aller imaginer que l’homme aille sur Mars, mais pour le sport ». Il sous-entendait qu’à ce moment-là on aurait déjà tout exploré avec les robots ». Et c’est vrai qu’avec les robots, l’exploration de Mars avance, et notre connaissance sera très complète lorsque l’homme y posera le pied. Les humains ont besoin d’une infrastructure considérable pour aller dans l’espace, et que cette infrastructure soit en plus installée avant son arrivée ! Aller sur mars, c’est 6 mois de voyage aller, avec les problèmes liés à la réadaptation à la gravité de la planète. Tous ces programmes ont un coût exorbitant ! Dans l’état actuel de la Terre, la question est de savoir s’il n’est pas plus important d’avoir une planète habitable pour tout le monde. Pour la lune, c’est différent, c’est seulement à 3 jours de vol spatial, c’est la proche banlieue de la Terre. Personnellement, je prendrai volontiers un aller même simple pour la Lune, dont les paysages me fascinent depuis toujours !

Vous avez déjà qualifié une comète de « spermatozoïde astronomique ». Est-ce que les dernières découvertes de la sonde Rosetta permettent d’affirmer que la vie sur Terre vient d’une comète ?

Non, on ne peut pas encore l’affirmer, mais les résultats évoluent très vite depuis l’atterrissage de la petite Philae en novembre. Ce qu’on sait déjà, c’est que l’eau que contient la comète Churyumov-Gerasimenko ne correspond pas du tout à la composition en isotope à l’eau que l’on trouve sur la Terre qui ne contient qu’une petite proportion d’eau lourde (deux atomes de deuterium associés à un atome d’oxygène), mais sur la comète l’eau lourde est trois fois plus présente que l’eau « normale ». Notre eau a pu venir des comètes pour partie, mais pas uniquement. Le reste de l’eau a pu venir des astéroïdes. Mais la question de l’eau sur Terre n’est pas résolue, et c’est la base de la vie ! Les composés organiques qu’on a trouvés sur la comète sont essentiels, puisque ce sont des composés qui nous constituent, mais il faut aussi de l’eau ! L’énigme n’est pas résolue, et je suis persuadé qu’il y aura de nombreuses autres missions sur des comètes de la part des différentes agences spatiales.

Est-ce que certaines comètes pourraient être menaçantes pour la Terre ?

Celles qu’on connait ne sont pas menaçantes, mais d’autres peuvent l’être. En 1908, c’était vraisemblablement une comète qui a explosé dans l’atmosphère créant une énorme onde de choc en Sibérie vers la rivière Toungouska. Les comètes sont potentiellement moins dangereuses que les astéroïdes, car elles ne sont pas très denses, et elles sont poreuses. Dans la mer, une comète flotterait, car sa densité est plus faible que celle de l’eau ! Mais on s’est aperçu sur la comète Churyumov-Gerasimenko, que la surface était très dure, on a même cassé le foret de Philae.

D’où viennent les comètes ?

Il y a des comètes périodiques, dont la trajectoire est connue, et d’autres qui surgissent de l’infini, qui passent une fois et qui repartent. Les comètes dont la période est de quelques années, 6 années en principe, vont jusqu’à l’orbite de Jupiter. La comète Churyumov-Gerasimenko, dont la période est de 6, 4 années, fait partie de cette série-là, elle est assez bien connue. Ce sont des briques originelles qui viennent du milieu interstellaire, du confin de notre galaxie, qui se sont trouvées piégées par hasard dans l’attraction gravitationnelle du soleil. Comme des messagers très lointains de notre galaxie et de notre système solaire. Une partie d’entre elles finissent leur vie en percutant le soleil, dont la masse est gigantesque, ou sur Jupiter.

Avec Rosetta, l’ESA a repris une part de leadership sur l’exploration spatiale mondiale (un peu grâce à vous qui avez œuvré pour) ? L’ESA a-t-elle enfin les moyens de ses ambitions ?

Les ambitions scientifiques spatiales de l’Europe restent financièrement relativement modestes si on les compare à celles des USA. Ils ont des moyens financiers beaucoup plus importants. En 1971, le budget pour la Science spatiale en Europe était équivalent à 27 millions d’€ par an, et c’est resté comme ça pendant 15 ans. Avec le succès de la première Ariane 1 en 1979 à Kourou, il y a eu une prise de conscience des pays européens, ils étaient enfin capables de se passer des lanceurs américains. En plus en 1981, la NASA, sous la pression financière du gouvernement Reagan, décida d’abandonner unilatéralement l’envoi d’un satellite d’observation européen des pôles du soleil. Cette crise de confiance avec le partenaire américain a persuadé les Européens de la nécessité de trouver une certaine autonomie. En 1983, nous avons rédigé un programme sur 20 ans pour l’ESA, avec 4 grosses missions, un grand télescope astronomique à rayon X qui est devenu XMM-Newton, un autre pour l’infrarouge, Herschel, SOho et CLuster, et une mission d’étude des comètes. Il y a 30 ans en 1985 à Rome, ce programme de recherche a été proposé en même temps que le projet Ariane V, Hermès (NDLR la navette qui n’a pas vu le jour) et le module de la station internationale Columbus. On a réussi à négocier une croissance de budget de 5 % par an au-dessus de l’inflation pendant 10 ans. Rosetta est la dernière aventure de ce grand programme ! Cela a été un grand engagement personnel pour moi durant cette période, et je suis très heureux de voir le succès de la mission aujourd’hui !

La mission américaine test Orion vient d’être lancée par la NASA, il semble qu’un nouveau cycle d’exploration spatiale commence. Du côté ESA, il y a le projet Aurora, où en est-on ?

Aurora est un programme créé à la fin des années 90, très ambitieux au départ. Il dépendait de manière un peu ambiguë de deux directions ESA, celle des programmes scientifiques dont je m’occupais, qui souhaitait aller sur Mars, et celle des vols habités en charge de la station spatiale, qui optait pour la Lune. Les tractations ont orienté le programme vers Mars, mais les grandes ambitions des années 2000 ont été revues à la baisse, on s’est dit que ce serait déjà bien d’atterrir sur Mars avec un robot. Il s’agit de la mission Exomars, qui verra l’envoi vers la planète rouge d’un orbiteur et d’un atterrisseur en 2016 et 2018. Peut être pourra-t-on ramener des échantillons pour analyser une éventuelle présence de vie dans le sol, mais c’est une option très coûteuse. Les ministres européens ont d’ailleurs le 3 décembre donné leur accord sur une augmentation de 100 millions d’€ du programme. Il se fait en collaboration avec les Russes et il faudra être vigilant sur les normes appliquées, car les derniers lancements russes ont connu quelques avaries, mais on va y arriver c’est sûr !

Quel est l’avenir des modes de propulsion des sondes spatiales selon vous ? Est-ce que le nucléaire est le choix le plus efficace ?

À mon avis, le nucléaire est presque indispensable pour l’exploration lointaine de l’Espace. Les moyens actuels de propulsion chimique demandent d’énormes quantités de propergol ou d’ergol. Plus on veut aller loin, plus la fusée de lancement doit être grosse en conséquence. Sur Rosetta qui pèse 3 tonnes, 1670 kg sont constitués d’ergol, d’hydrazine. Mais aucune agence ne possède de moteurs nucléaires. La NASA possède des générateurs d’énergie thermo-isotopiques, les RTG, hélas pas assez puissants pour alimenter des moteurs de fusées interplanétaires, mais essentielles pour alimenter les sondes et les robots. Si l’ESA avait eu cette même possibilité, nous n’aurions pas eu recours aux immenses panneaux solaires de Rosetta. Les Américains utilisent ce genre de générateur, mais ils ont aujourd’hui un problème de combustible. Ils n’ont en réserve que 35 kg de plutonium 238, ce qui leur donne l’énergie de navigation (pas de propulsion) pour encore 5 ou 6 engins RTG. Sans ces RTG, il n’est pas envisageable aujourd’hui qu’on puisse explorer au-delà de l’orbite de Jupiter. Mais lancer des sondes de ce type a un risque environnemental qui pose aussi des problèmes et suscite des oppositions.

Pensez-vous que le spatioport de Guyane ait vocation à perdurer et à se développer ? Comment voyez-vous l’avenir de ce site spatial ? Ariance VI est-elle la bonne fusée pour garder le leadership ?

Pour moi, la Guyane est le meilleur site de lancement au monde ! Il est parfaitement bien situé, il permet les lancements vers l’est et vers le nord, c’est une chance fantastique. Et le champ de tir de Kourou est assez concentré, il a une taille gérable, contrairement à Baïkonour et Cap Canaveral qui sont trop vastes, je pense que c’est un atout.Ariane VI est promue à un bel avenir, si on maintient les coûts de lancement à des niveaux compétitifs face aux USA. Avec l’expérience acquise par le CNES et l’ESA et l’infrastructure bien rodée et bien établie par le CSG, je suis sûr que ce sera possible.

Est-ce que la coopération internationale est le seul avenir possible pour l’exploration spatiale ?

Oui, indépendamment de ce qui se passe sur Terre, des tensions politiques entre la Russie et les USA, on est obligé de coopérer dans la station spatiale. D’ailleurs, l’organisme qui gère la station a failli avoir le nobel de la paix cette année ! Il n’y a qu’à lire le code de conduite des astronautes dans la station pour s’en faire une idée, c’est une merveille qu’on pourrait appliquer sur la Terre pour assurer un avenir plus serein à l’humanité. Le spatial est un domaine dans lequel le dialogue reste complètement ouvert. Cette coopération scientifique est un facteur d’unification européenne et de dialogue international, c’est remarquable. Kourou pourrait devenir une base internationale à l’avenir. Ce qu’il manque encore, c’est un organisme mondial qui coordonne toutes les politiques spatiales mondiales surtout pour la défense de notre planète.

Vous avez écrit un livre « Surviving 1000 centuries, can we do it » (survivre 1000 siècles, pouvons-nous le faire ?), en 2015, quel est votre pronostic ?

La dernière ligne ce livre (écrit avec L. Woltjer) dit : « à cette question, je vous donnerai la réponse dans 100 ans ». Si on arrive à survivre au XXIe siècle, avec tout ce qui est en train de se passer d’inquiétant et de dangereux pour l’avenir de l’humanité, on aura fait un grand pas vers une survie plus longue. Mais si nous ne réagissons pas maintenant, en 2100, nous serons 11 milliards, il est plus que temps de se mettre au travail pour les 85 ans à venir. L’avenir de l’homme est avant tout sur Terre, avant d’être dans l’espace !

Entretien par Pierre-Olivier Jay