Entretien avec Bertrand Willocquet, directeur du département Trois Océans  à l’Agence Française de développement (AFD)

Alors que les territoires ultramarins ont été particulièrement touchés par la crise du Covid, le directeur de l’AFD et la ministre des Outre-mer lancent le 25 mai dernier l’initiative “ Outre-mer en commun ” pour un montant d’un milliard d’euros. Explications avec Bertrand Willocquet.

bertrand-willoquet-carre2L’initiative Outre-mer en commun, dotée d’un milliard d’euros, a été lancée fin mai. Comment cette somme est-elle répartie dans les différents territoires ultramarins ?
La répartition se fera selon les demandes qui s’exprimeront. Nous faisons bien sûr des estimations en fonction des besoins de chaque territoire, mais, c’est un principe à l’AFD, nous ne faisons pas d’enveloppe par territoire. Il y aura des financements nouveaux ainsi que des accélérations de financements.
Nous allons également mettre en œuvre dans les DOM, avec un pilote pour commencer à Mayotte, le préfinancement du Fonds de compensation de la TVA (FCTVA) ; il s’agit de prêter aux collectivités locales le montant du FCTVA, subvention que l’État leur verse en moyenne deux ans après la réalisation de leurs investissements.
Le gouvernement nous a demandé également de réfléchir à la pertinence d’un refinancement des banques dans les Outre-Mer. On nous demande de regarder si ces banques ont un besoin de liquidités à moyen long terme (5 à 15 ans) pour pouvoir financer des prêts aux entreprises sur des durées équivalentes et permettre la reprise des investissements. Ce serait une intervention additionnelle.

Quel regard l’AFD a-t-elle sur l’argent qui est alloué aux territoires ultramarins ?
Nous avons toujours un regard sur l’utilisation des ressources et des prêts alloués. Nous faisons une étude préalable pour savoir quel est le besoin et quelle utilisation sera faite de l’argent prêté, bien entendu. Nous recherchons toujours que ces financements répondent aux objectifs du développement durable.
Après il peut y avoir des opérations spéciales, comme en Nouvelle-Calédonie, où le prêt d’urgence sert à financer le manque de recettes fiscales et de cotisations sociales durant le confinement et les dépenses supplémentaires qui ont été faites, pour payer le chômage partiel par exemple. Mais là encore un état de la trésorerie est demandé à la collectivité pour justifier ce besoin.
Suivant la nature des investissements certains des prêts au secteur public local peuvent être bonifiés, c’est-à-dire qu’on réduit leur taux d’intérêt pour encourager les investissements en faveur de tout ce qui est inclusion sociale, santé, éducation, aides au logement et tout ce qui concerne la vulnérabilité aux changements climatiques ou l’environnement.

Dans le cadre de l’initiative Outre-mer en commun quels types de projets seront financés ?
Nous allons chercher à accompagner les secteurs privés et publics ultramarins selon trois axes. Tout d’abord pour répondre à l’urgence sanitaire. Au niveau des hôpitaux il y aura des investissements de relance, mais aussi de mise aux normes sanitaires métropolitaines et de renforcement de la capacité de prise en charge des pandémies.  De plus, nous aiderons les acteurs publics et privés à faire face aux conséquences économiques et financières de la crise. Pour ces aides, nous proposerons un système de report d’échéance. Nous allons également épauler l’Association pour le développement par l’initiative économique (l’Adie), une institution de microfinance pour les petits entrepreneurs individuels, très active dans les Outre-Mer. Nous allons soutenir son programme de financement de prêts personnels parce que nous considérons que ceux qui vont être le plus frappés par la crise seront les tout petits entrepreneurs voire les micros entrepreneurs.
Le plus gros volet sera la relance publique. Nous cherchons à accélérer tous ces projets qui existent, qui sont déjà plus ou moins dans les cartons, qui figurent dans des contrats de convergence et de transition. L’AFD veut être un accélérateur de ces investissements et mettre aussi en place, si besoin, de l’assistance à maîtrise d’ouvrage. Il y a déjà des projets sur l’eau, l’assainissement, sur les déchets…

Ne serait-ce pas le moment de repenser l’économie des Outre-mer ? Quel rôle pourrait jouer l’AFD dans cette réflexion ?
Effectivement nous souhaitons favoriser une relance plus inclusive, au service des populations, réductrice des inégalités en matière de logement, de santé, d’éducation. Nous voulons également aller vers une croissance décarbonée. Il faut vraiment arriver à sortir du tout hydrocarbures, c’est une situation prédominante dans les Outre-Mer alors que les potentialités de développement des énergies renouvelables sont extrêmement importantes ! Elles ont déjà fait leurs preuves, mais on pourrait aller beaucoup plus loin. Il faut aussi qu’on aille plus loin avec des modèles agricoles et alimentaires ultramarins plus adaptés afin de réduire la dépendance alimentaire. C’est le monde de demain. Un monde plus économe des ressources de la nature et qui préserve davantage le climat de la planète.
Le ministère de l’Outre-Mer nous a demandé de réfléchir et de lancer des études sur une relance qui irait dans le sens des objectifs de développement durable. Maintenant on ne change pas un modèle économique en une ou deux années, mais il faut y réfléchir dès aujourd’hui et réussir à enclencher cette nouvelle dynamique.
Nous mettons également en place, à la demande du ministère de l’Outre-Mer, la formation Mouv’outremer. Elle est destinée à un public assez large : tous les acteurs économiques, financiers et politiques ultramarins intéressés par le développement durable. L’idée est de les sensibiliser pour leur faire prendre toute la mesure de ce que sont les objectifs du développement durable. Il s’agit, à terme, de former une sorte de communauté de gens qui resteront en contact et qui éventuellement feront des projets entre eux. Je pense que nous y parlerons de nouveaux modèles économiques. Il faut pouvoir repenser des modèles de croissance qui soient moins dépendants de l’extérieur, que ce soit avec la Métropole ou avec l’international, et qui soient plus inclusifs socialement. Mais il ne faut pas être naïf et croire que le monde va changer du jour au lendemain. Ce qu’il faut, c’est amorcer un virage et changer les mentalités. Ça ne se fait pas facilement.

Alors que les territoires ultramarins sont souvent en difficultés financières, auront-ils les moyens de rembourser ces prêts ? Ne craignez-vous pas qu’ils se surendettent et soient rendus plus dépendants encore de la France métropolitaine ?
Notre rôle n’est pas de passer en surendettement actif des collectivités locales, ce ne serait vraiment pas leur rendre service. Il faut trouver le point d’équilibre entre un redressement de la situation financière et le soutien aux investissements permettant de répondre aux besoins des populations (des écoles, des équipements sportifs et culturels, l’aménagement urbain, etc.). C’est pourquoi nous mettons en place une assistance technique pour aider les collectivités, et notamment les plus petites, à améliorer leur gestion de projet. Il faut que ces collectivités puissent mettre en œuvre leurs projets techniquement, mais qu’elles aient également une réflexion stratégique de programmation d’investissement et une bonne gestion interne des deniers publics afin de dégager une épargne suffisante pour pouvoir investir et accéder aux crédits. C’est un jeu d’équilibre subtil, mais qui malheureusement s’applique à tout le monde.

L’AFD vient d’accorder, à la demande et avec la garantie de l’État, un prêt amortissable à la Nouvelle-Calédonie d’un montant de 240 millions d’euros. Vous devez avoir entendu que certains députés calédoniens dénoncent une « mise sous tutelle » du territoire à la suite de la convention de prêt signée avec l’AFD. Que pouvez-vous y répondre ?
Je ne veux pas entrer dans la polémique. Il y avait une urgence. La Nouvelle-Calédonie se trouvait à court de ressources à cause de la crise du Covid ; c’est elle qui est venue frapper à la porte de l’État. Donc, il n’est pas anormal qu’il ait en contrepartie demandé l’assurance que le prêt qu’il ferait via l’AFD soit remboursé comme tout emprunt. Sachant que la Nouvelle-Calédonie ne doit pas rembourser demain ou après-demain, le prêt est sur 25 ans, donc je pense que cela lui laisse largement le temps de mettre en œuvre des réformes qui lui permettent de conforter sa situation financière pour assurer un remboursement équilibré dans le temps. J’ai entendu parler de “conditions scélérates ”… Nous avons fait un prêt aux conditions standard que l’on accorde aux collectivités locales, nous n’avons pas majoré le taux du crédit. C’est le taux classique que l’on applique aux collectivités locales sur des prêts qui ne sont pas bonifiés puisqu’il ne s’agit pas d’un prêt qui vient financer un investissement vert ou un investissement social, c’est un prêt de trésorerie.
Il faut assurer le remboursement du crédit, sinon c’est une subvention. L’État l’a demandé spécifiquement à la Nouvelle-Calédonie parce que l’intervention est extrêmement importante en montant. On est dans ce qu’on appelle un “dialogue de gestion ”, qui, en général, se passe très bien. Chaque collectivité qui contracte un emprunt sait qu’il lui faudra forcément trouver des ressources pour assurer son remboursement.

Propos recueillis par Sylvie Nadin