Cécile Richard-Hansen et Rachel Berzins sont chargées d’étude sur la faune de Guyane à l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. Dans le cadre d’une convention de collaboration avec le Centre national d’études spatiales, le Centre spatial guyanais, un espace préservé de 700 km², est devenu leur terrain d’études. Grâce au piégeage photographique et à la capture d’individus, les jaguars et les pécaris vont bientôt ne plus avoir aucun secret pour les deux scientifiques !

Les salariés du Centre spatial guyanais, surtout ceux qui aiment se lever tôt et regarder sur les bords des pistes, croisent fréquemment le chemin de divers animaux, comme des biches ou des paresseux. Sur une piste, un pécari à collier se pavane devant la voiture prêtée par le centre. Les poils hérissés, il ne semble pourtant pas vouloir se sauver en courant. Il traverse la piste tranquillement, jetant des coups d’œil curieux au véhicule arrêté. Une rencontre furtive mais courtoise, symbole de l’importance de la faune sur le site de la base spatiale. Et cela parce qu’à seulement quelques centaines de mètres du pas de tir d’Ariane 5, la nature est préservée des pressions anthropiques : l’accès est réglementé, la chasse et le prélèvement d’espèces animales interdits. Pour des raisons de sécurité le Centre spatial guyanais est protégé dans sa globalité, ce qui prend aussi en compte les hectares d’espace naturel qui entourent ses infrastructures. Singes, pécaris, jaguars, biches, paresseux… la faune de Guyane a de nombreux représentants sur la base spatiale. Ce domaine d’environ 700 km² est un terrain d’études privilégié pour les scientifiques intéressés par la biodiversité guyanaise. Par exemple, les scientifiques de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). En effet, au mois de décembre 2012, l’office et le Centre national d’études spatiales ont signé une convention de collaboration de recherche sur trois ans pour étudier la grande faune terrestre au Centre spatial guyanais. « Nous voulions étudier les communautés animales des forêts du littoral. Mais il est quasiment impossible de trouver des habitats préservés proches des côtes à l’exception du centre spatial », explique Cécile Richard-Hansen de l’ONCFS.

Quelques fruits du palmier pour appâter les pécaris

Les recherches au sein de l’espace naturel du centre spatial ont débuté par une série de piégeages photographiques automatiques, ou « camera trapping ». Jusqu’à 75 stations, de deux appareils photographiques chacune, ont été disséminées dans la nature afin d’observer le passage des animaux et identifier les espèces pour évaluer leur densité. Ces données ont permis ensuite de poser des outils de capture, des pièges, dans les lieux fréquentés par les espèces cibles comme le pécari à lèvres blanches. C’est dans ce cadre, qu’à quelques centaines de mètres d’une des pistes du centre spatial, Rachel Berzins et Cécile Richard-Hansen, chargées d’étude sur la faune de Guyane à l’ONCFS, suivent un layon dans la forêt. Elles sont équipées : bottes en caoutchouc, hauts de couleur clair à manches longues, talkies-walkies pour joindre la base et indiquer leur position, masques de prévention dans le cas où une fuite aurait lieu au niveau des infrastructures du centre spatial… Après une petite crique à traverser, un tronc à enjamber et une armée de moustiques à supporter, elles débouchent devant une cage de plusieurs mètres carrés faite avec du grillage. Un piège visant à capturer les pécaris à lèvres blanches. « Les populations de pécaris à lèvres blanches avaient considérablement décliné, plus personne n’en voyait entre les années 2000 et 2009. Puis ils sont revenus. Nous cherchons à comprendre les mécanismes de ces disparitions, qui semblent cycliques et touchent l’ensemble de l’Amazonie, résume Cécile Richard-Hansen, une femme pleine d’énergie, nous avons donc lancé une étude sur cette espèce. Mais les individus sont difficiles à capturer car ils bougent beaucoup. Nous avons construit trois cages que nous avons placées dans des zones où ils semblaient passer fréquemment. Ce n’est pas toujours le cas, c’est un travail de patience, il arrive qu’ils ne repassent pas avant un an à l’endroit où nous avons mis l’enclos. »

Une ouverture permet à ces animaux, semblables à des petits sangliers, de pénétrer dans le piège, attirés par des fruits de palmier-bâche posés en évidence au centre de la cage. Mais à peine sont-ils rentrés que la trappe se referme et un message électronique est envoyé aux scientifiques en charge de ce programme d’étude. Cécile Richard-Hansen résume la procédure lors d’une capture. « Nous nous rendons le plus rapidement sur place. Là, il faut anesthésier l’animal, si c’est un pécari (il arrive que ce soit un agouti ou une branche). Quand il est endormi, nous pouvons le peser, le mesurer et surtout lui mettre un collier qui nous renverra les points GPS de l’animal. Nous pourrons ainsi suivre ses déplacements jusqu’à une date prédéterminée où le collier tombera de lui-même. Lorsqu’il se réveille, nous attendons qu’il soit en forme pour le relâcher, sinon il pourrait se faire manger par un prédateur. L’opération peut durer plusieurs heures. » Depuis 2014 cinq pécaris ont reçu un collier. Mais la plupart ont cessé de fonctionner au bout d’une dizaine de jours, sans raison apparente. Un seul a réussi à marcher pendant six mois entiers. « Grâce au GPS, nous arrivons à localiser les corridors forestiers, les lieux où les tribus de pécaris passent régulièrement, mais il faudrait une année entière de suivi pour évaluer correctement l’étendue de leur domaine de survie », précise Cécile Richard-Hansen. Mais l’ONCFS ne s’intéresse pas seulement aux pécaris à lèvres blanches. Le jaguar, animal symbolique de la forêt amazonienne est lui-aussi un objet d’étude au sein de l’espace du centre spatial.

Une ambiance sonore adéquate pour attirer les jaguars

Dans la forêt, plus en retrait des infrastructures de la base spatiale que les pièges des pécaris, Rachel Berzins se faufile rapidement. Elle s’arrête et se penche. Sur le sol, caché par la végétation, se trouve un piège destiné aux jaguars. Beaucoup plus discret que pour les pécaris à lèvres blanches, il consiste seulement en un nœud sur le sol, camouflé, dans lequel la patte du jaguar peut s’emprisonner. « Il n’y a aucun signal pour nous prévenir qu’un jaguar est piégé, nous devons donc faire plusieurs passages, toutes les quatre heures, pour vérifier. Il faut éviter que le jaguar reste trop longtemps la patte prise dans le piège, il pourrait se blesser », indique la scientifique, expliquant ainsi son air fatigué. Même la nuit, l’équipe en charge de l’étude des jaguars travaille. Les conditions de travail sont difficiles. Mais la mission dure seulement deux mois et ne peut pas être rallongée, elle est soumise à la saison sèche.

Rachel Berzins raconte les débuts de cette étude. « La première année, en 2014, nous avons capturé un puma et un jaguar femelle que nous avons appelé Ève. Nous lui avons mis un collier mais elle est hélas morte au bout d’une cinquantaine de jours, sans que nous en sachions clairement la raison. » En 2015, la mission se déroule avec réussite. « Nous avons réussi à mettre des colliers à deux jaguars mâles, Spoutnik et Galilée. Avec eux, nous allons bientôt avoir une année entière de données. Cela va nous permettre de visualiser la répartition de leur espace vital respectif. Mais, bien sûr, nous ne pouvons rien généraliser avec deux cas particuliers. Il faudrait avoir plus de données. Hélas, cette année nous n’avons capturé aucun jaguar depuis le début de la mission, le 22 juillet. » La jeune femme ne baisse pas les bras. « Nous espérons vraiment en capturer un cette année, mais la mission se termine le 22 septembre prochain », soupire-t-elle. Les scientifiques en charge de cette étude ne se laissent pas abattre et mettent toutes les chances de leurs côtés. « Nous faisons passer l’enregistrement de la femelle en chaleur tous les quarts d’heure et non plus toutes les demi-heures comme nous en avions l’habitude, nous sommes désespérés ! », elle rit. Dans la forêt, les bruits sont courants mais aux alentours du piège, ils sont étrangement nombreux et forts. Effectivement, pour attirer les jaguars, un mégaphone passe des cris d’animaux sauvages presque en continu et un enregistrement d’un jaguar femelle en chaleur résonne tous les quarts d’heure, comme indiqué par la scientifique.

L’étude a démarré suite à de nombreux conflits entre les humains et les jaguars. En effet, ces derniers viennent se nourrir chez des particuliers. Il n’est pas rare qu’un chien attaché dans un jardin serve de repas du soir à un jaguar téméraire. « Au départ, nous capturions les jaguars chez les gens pour les délocaliser loin des habitations. Mais nous ne savions pas l’impact de la délocalisation sur l’espèce et le milieu. Il faut d’abord étudier des individus et comprendre leur biologie. » Ce qui a conduit à cette étude au sein du centre spatial, dont Rachel Berzins se charge. Les deux années après l’arrivée de l’ONCFS sur le site, le piégeage photographique a permis d’identifier précisément 17 jaguars sur 300 km². Un jaguar peut être facilement reconnaissable grâce à ses taches, les ocelles. Elles sont comme des empreintes, uniques pour chaque individu. Ces identifications ont conduit ensuite à l’installation le long de la piste des dix stations de capture, comportant deux pièges chacune.

 Mais l’ONCFS ne s’intéressent bien entendu pas uniquement aux jaguars et aux pécaris à lèvres blanches. Face à l’importance de la biodiversité, les sujets d’études sont plus que nombreux. Un seul bémol, il arrive que les appareils photographiques ou les pièges mis en place par les équipes de l’ONCFS soient dérobés par des voleurs ou détruits involontairement lors des travaux d’aménagement du centre spatial. Ce sont parfois des centaines de photographies qui ne sont alors plus disponibles, compromettant le travail d’analyse. Mais en règle générale, au centre spatial, lanceurs et faune sauvage cohabitent sans animosité. « Tout le monde disait que les animaux allaient fuir, qu’ils ne resteraient pas près des infrastructures et pourtant, avec les appareils photographiques, nous avons observé la présence d’espèces à côté des pas de tirs dés le lendemain d’un lancement. Oui, ils doivent être secoués mais c’est seulement durant quelques courtes minutes une fois par mois », indique Cécile Richard-Hansen. La scientifique conclue en souriant. « Le site est tranquille, préservé. On y retrouve toutes les espèces de Guyane, même les plus rares comme le grand cabassou (le tatou géant). Il y a des fourmiliers en abondance. C’est un lieu d’étude privilégié. »

Texte et photos de Sylvie Nadin