Article publié le 3 août 2016 sur une page annexe du site (y accéder en cliquant ici).

Un historien amateur, Arnauld Heuret, découvre sur la commune de Saint-Laurent-du-Maroni des vestiges de l’ancien camp pénitentiaire de Saint-Maurice. Mais ce symbole de la colonisation de l’ouest guyanais est menacé par un centre commercial dont la construction s’inscrit dans les besoins de cette région en pleine expansion. Alors que les fouilles archéologiques préventives ont actuellement lieu, l’avenir du site reste incertain dans cette ville qui cherche à allier devoir de mémoire et développement urbain.

Une découverte surprenante

Passionné par l’histoire de la Guyane, Arnauld Heuret s’intéresse particulièrement aux camps annexes de l’ancien territoire pénitentiaire du Maroni. En novembre 2015, il explore le terrain de Saint-Maurice où était installé l’un des plus importants camps dépendant du bagne de Saint-Laurent. « Je suis passé par un fossé, puis un autre et en remontant j’ai vu un bâtiment, des briques, une galerie, des arcades. J’ai compris, exalté, que c’étaient des vestiges du camp, je me sentais comme un aventurier », rit-il. Originaire de Saint-Laurent, cet enseignant-chercheur en géologie a dû quitter la ville de son enfance pour travailler à l’université de Guyane. Nostalgique, il décide d’établir un fond d’archives sur la capitale de l’ouest guyanais. C’est dans ce cadre qu’il rencontre l’équipe du Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine (Ciap)En 2011, ils démarrent une étude sur l’histoire du patrimoine de la ville, financée par la Direction des affaires culturelles (Dac) de Guyane. Arnauld Heuret est en charge de répertorier les différents camps pénitentiaires ayant gravité autour de Saint-Laurent, d’en retracer l’historique, et d’en retrouver d’éventuels vestiges.
Suite à un travail de recherche en archives, il se rend sur le site de Saint-Maurice, après un repérage des plans d’époque. Il apprend que des bagnards y travaillaient la canne à sucre. Il y aurait eu une distillerie à tafia, un alcool élaboré à partir des résidus de sucre, jusque dans les années 1940 ainsi qu’une sucrerie qui aurait fermé à la fin du XIXème siècle. D’après les différentes études patrimoniales réalisées jusqu’alors, les bâtiments auraient tous été rasés. Il se rend sur les lieux dans l’espoir de repérer malgré tout quelques vestiges discrets sur les berges de la crique Balaté, adjacente au terrain. C’est là qu’il découvre la construction. « J’étais très étonné de voir ce bâtiment en élévation à quelques mètres de moi, aussi bien conservé », explique-t-il. L’explorateur curieux reconnaît rapidement, grâce aux anciens plans du terrain, qu’il s’agit du rez-de-chaussée de la caserne des surveillants. Il prévient le Ciap, la Dac, et autres services et acteurs en charge du patrimoine régional. Il conseille une étude archéologique. « J’ai appris à ce moment-là qu’un permis de construire pour un centre commercial avait été déposé à la mairie concernant cette parcelle. Jusqu’à l’année dernière il y avait une scierie mais elle a fermé et été démolie. Il ne reste plus que les vestiges que j’ai trouvés et là ils vont probablement être rasés. » Arnauld Heuret se sent impliqué dans l’avenir de ce site. Mi-juillet, durant une dizaine de jours, des fouilles archéologiques préventives, obligatoires avant tout projet de construction, ont lieu afin d’évaluer les vestiges présents sur l’ensemble du terrain. D’autres traces du camp ont été mises en évidence.

Un des plus vieux bâtiments de St-Laurent

Sous le soleil tapant de ce début de saison sèche, au fond de la parcelle, deux hommes de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), chaussés de bottes en caoutchouc, chapeau sur la tête, s’affairent autour de ce qui fut une chaloupe à vapeur d’une trentaine de mètres, aujourd’hui complètement rouillée. « Elle donne l’impression d’être là où elle a été amarrée pour la dernière fois. La rivière Balaté est à quelques mètres plus bas, or nous savons que les berges étaient plus hautes il y a une centaine d’années, c’est donc cohérent », suppose Jérôme Briand, le responsable des opérations du diagnostic archéologique. La chaloupe permettait à l’époque le transport de bagnards et de canne le long du cours d’eau. Il ajoute :« Elle n’est pas en assez bon état pour être déplaçable, elle sera donc probablement démolie lorsque les travaux commenceront ».
Jérôme Briand et son collègue Pierre-Yves Devilliers sont en charge du diagnostic archéologique du site. Ils manient la machette, l’appareil photographique, la truelle et la brosse. « Je fournis simplement un rapport avec l’état de nos observations et de nos mesures. Nous avons élaboré des plans, pris des photographies pendant les dix jours qu’ont duré les fouilles », indique le responsable des opérations. L’Etat peut ensuite demander des fouilles complémentaires s’il considère les vestiges importants. Ce qui pourrait se clôturer par la préservation du site, compromettant le projet de construction du centre commercial.
Sur le reste du terrain, le seul vestige en élévation préservé est la caserne des surveillants. « Je trouve ça regrettable que cette construction soit détruite mais ce n’est pas à moi de décider », confie-t-il. Le bâtiment date de 1883-1884 ce qui en fait un des plus vieux, si ce n’est le plus vieux, de Saint-Laurent.« A cette époque on construisait principalement en bois, il y a donc peu de vestiges conservés dans un tel état, explique Arnauld Heuret, ce bâtiment en briques est un précurseur de ce qui se construira dans Saint-Laurent près de 15 ans plus tard. Les vestiges de ce site sont emblématiques à l’échelle de la Guyane. Ils s’inscrivent dans l’histoire du rhum ainsi que dans l’histoire de la colonisation de l’ouest guyanais. De plus, dans la périphérie de Saint-Laurent, on ne trouvera plus rien d’aussi spectaculaire. Un pont oublié, un wagonnet, quelques briques mais rien d’aussi grand et d’aussi bien conservé. »
Dans le tiers sud de la parcelle s’observent des lambeaux de murs, débris de verre, morceaux de briques éparpillés correspondant à l’endroit où se situait l’usine et amenés à la surface par les travaux des experts de l’Inrap. « Nous serions intervenus même s’il n’y avait pas eu l’alerte d’Arnauld Heuret,explique Jérôme Briand, elle nous a tout de même permis d’obtenir plus de moyens, deux pelles mécaniques et des personnes supplémentaires, nous étions trois sur place la majorité du temps. Nous avons aussi porté plus d’attention sur le site, nous avons creusé 34 tranchées. Environ 5% de la parcelle de six hectares a été ouvert, ce qui est beaucoup. »

Les fondations des bâtiments sont là, à quelques centimètres de profondeur seulement. Ici les murs extérieurs de la distillerie, là un caniveau en galets, un peu plus loin une structure circulaire, peut-être les vestiges d’une colonne de distillation. Les deux hommes de l’Inrap marchent le long des débris des murs, au milieu des herbes folles. Jérôme Briand se reporte aux plans de l’époque. « Tout cela peut sembler en très mauvais état pour un œil non averti mais c’est en fait assez exceptionnel, s’enthousiasme-t-il, les sols sont là, il suffit de gratter un peu sous nos pieds et on trouve des aménagements, des briques, des murs. » L’ancienne distillerie, le hangar aux machines, la sucrerie… tous les bâtiments peuvent être « lus » à travers leurs fondations, qui sont conservées dans un « bon état ». Elles racontent l’histoire de ce site, celui qui fut le troisième camp le plus important du territoire de Saint-Laurent.

Des bagnards et du tafia

Il faut remonter au début des années 1860 pour voir apparaitre les premières installations coloniales sur le site de Saint-Maurice. A cette époque, des concessions sont mises à disposition des condamnés les plus méritants des camps. Il s’agit alors de les réhabiliter par le travail et de leur offrir une seconde vie avec une maison, un terrain et du matériel agricole. Des hectares sont défrichés pour les parcelles agricoles. Un mini-bourg se forme avec une église, des commerçants. En 1867, l’administration pénitentiaire installe l’usine : une sucrerie ainsi qu’une distillerie qui produit du tafia. Un pénitencier, accueillant des bagnards en cours de peine et affectés au fonctionnement de l’usine se greffe à proximité. L’ensemble devient le cœur de Saint-Maurice. Dans l’ambition de l’administration pénitentiaire, l’usine, alimentée par les concessionnaires des alentours, doit devenir le moteur économique du Maroni. « Il y a eu une trentaine de camps annexes au bagne de Saint-Laurent, le long du fleuve Maroni et des voies de chemin de fer. Plusieurs avaient des briqueteries ou des scieries mais aucun autre que Saint-Maurice n’eut de telles ambitions industrielle et économique. C’est la tentative la plus aboutie de l’administration pénitentiaire pour rendre le bagne rentable. Des années 1860 aux années 1880, alors que la question du maintien du bagne en Guyane est posée, l’usine est pour ainsi dire la raison d’être, d’un point de vue économique, de toute la colonie pénitentiaire et de Saint-Laurent. Il faut lire l’espoir qui transpire, à son sujet, dans les rapports administratifs de l’époque », explique Arnauld Heuret. Après le camp de Saint-Laurent et celui de Saint-Jean, Saint-Maurice est sans conteste le troisième camp le plus important de la colonie pénitentiaire du Maroni.
Avec la fin du bagne, l’usine est fermée. La dernière bouteille serait sortie de la distillerie en 1949. Le camp n’exportait déjà plus de sucre depuis 1884. Les bâtiments se dégradent rapidement. Au début des années 1970 une scierie s’installe sur le site. Seul le rez-de-chaussée de la caserne des surveillants est conservé. Il est réhabilité et, au vu de ce qu’il reste de l’aménagement intérieur, sert de logement. Une petite dizaine d’années plus tard, à seulement quelques centaines de mètres de l’ancienne distillerie, la rhumerie Prévot ouvre. Elle est toujours en activité. La scierie fut rasée dans le courant de l’année 2015, révélant aux yeux des curieux, comme Arnauld Heuret, ce bâtiment en élévation daté de l’époque du camp de Saint-Maurice. Mais aujourd’hui, l’ensemble des vestiges de ce site est menacé par l’implantation du centre commercial.

Développement urbain et devoir de mémoire

Ce centre commercial, dont le permis de construction a été déposé par la société Guyadial, apporterait des emplois et des occupations à une population de plus en plus nombreuse. Surtout que la ville, en pleine expansion, ne compte que très peu de grandes surfaces commerciales. M. Florent de la société Guyadial n’a pas souhaité indiquer comment le projet pourrait évoluer à la lumière de la découverte du géologue. « Nous savions déjà qu’il y avait des vestiges sur le site lorsque nous avons soumis le permis de construire. C’est maintenant aux archéologues de les caractériser et, selon leurs conclusions, nous agirons en conséquence. » Il refuse de détailler ce qui figure sur le permis de construire. Par contre, sur le site gouvernemental de la DEAL Guyane, un document atteste de la demande de construction d’un centre commercial comprenant une grande surface, deux moyennes surfaces, une galerie marchande, un cabinet médical, des banques et des restaurants. Un projet important dans lequel les vestiges de l’ancien camp pénitencier ne semble pas avoir leur place.
David Jurie, directeur des affaires culturelles à Saint-Laurent, explique : « L’avenir de ce site est très complexe. Là nous ne sommes pas dans un cas qui annulerait le permis de construire. Le site est riche d’un point de vue historique et on pourrait le conserver, l’intégrer au projet par exemple mais en soi, il n’est pas extraordinaire ». Pour Arnauld Heuret, il serait malgré tout utile de préserver les vestiges. « La période contemporaine suscite de plus en plus d’intérêts. Réhabiliter les lieux du bagne, comme le bagne de la transportation à Saint-Laurent qui est désormais un lieu de vie, attire les touristes. Après avoir voulu oublier cette mauvaise image de la France, les gens commencent à se pencher sur la période coloniale et les bagnes. Il y aurait lieu de protéger un lieu comme celui-ci. Surtout que tous les pans de cette histoire sont en train de disparaître morceau par morceau. » C’est justement pour ne pas oublier l’histoire coloniale que l’association Terre de bagne a été créée au début de l’année 2016. Elle ne comporte actuellement que cinq membres dont Arnauld Heuret. Ils cherchent à promouvoir le patrimoine autour du bagne en Guyane ainsi qu’en Nouvelle-Calédonie. Même s’ils n’en sont qu’à leurs premiers pas, ils aimeraient à terme orienter leurs motivations vers un projet de grande ampleur : que les bagnes coloniaux soient classés au patrimoine de l’Unesco. Préserver les vestiges iraient dans le sens de cette démarche, c’est la raison pour laquelle Arnauld Heuret soutient l’importance de conserver, au moins, le bâtiment en élévation.
David Jurie est archéologue de formation, il reconnait donc la valeur des vestiges mais le Ciap n’a aucun pouvoir décisionnel. « Nous savons que c’est un site avec des enjeux patrimoniaux. Mais nous n’intervenons pas, c’est au maire de prendre la décision. Il est au courant qu’il y a un sujet sensible, mais il n’est pas encore venu sur le terrain. » Arnauld Heuret, quant à lui, se permet de rêver d’un déroulement différent. « Il me semble que le musée du rhum cherche un local. Pourquoi pas le bâtiment en élévation ? Il y aurait du sens à imaginer ce projet. Le site est à 500 mètres des champs de cannes, à 100 mètres de la distillerie actuelle et sur l’emplacement de la première distillerie de la région. » Une idée pertinente mais qui doit aussi s’intégrer dans les prérogatives de la commune de Saint-Laurent. Un territoire où les surfaces commerciales ne seraient pas assez nombreuses pour répondre à la demande de la population. « A Saint-Laurent de nombreux projets d’urbanisme voient le jour avec l’augmentation de la population locale. Or des vestiges, il y en a beaucoup. On ne peut pas empêcher la ville de se développer », explique David Jurie. Mais il ne faut pas non plus raser tous les vestiges de l’histoire de la région. Selon Arnauld Heuret, il reste tout de même important de conserver et de préserver. « Les bagnes, c’est une histoire lourde avec une aura sombre. Il y a un devoir de mémoire. »

 

Texte & photos par Sylvie Nadin