En Guyane, les populations locales, notamment amérindiennes, font une forte consommation de manioc (Manihot esculenta), patates douces (Ipomea batata), haricots rouges (Phaseolus sp), et dans une moindre mesure de maïs (Zea mays). Si le manioc est aujourd’hui la racine la plus consommée sous forme de galettes de manioc (la cassave), de couac ou encore de tapioca, des recherches archéologiques récentes nous rapportent que cela ne fut pas toujours le cas.

Se nourrir dans la Guyane de l’an mil

Des fouilles archéologiques menées sur l’Ile de Cayenne par l’Inrap ont exhumé des meules en pierre et des platines en céramique associées à la période la plus récente de l’époque précolombienne, de 900 à 1500 après notre ère environ. Malgré le temps écoulé, des granules d’amidon microscopiques ont survécu dans les fissures de la céramique cuite et des blocs de roches sur lesquels les graines ou racines étaient manipulées. Il est possible de déterminer l’espèce ou la famille de chaque granule d’amidon car chaque espèce possède une empreinte différente qui se voit au microscope, ce qui permet d’attribuer la granule à un taxon*. En l’occurrence, celle-ci correspondait à une consommation et une préparation de maïs.

Les analyses permettent également de déterminer si l’amidon a été chauffé et/ou écrasé, si des racines ou rhizomes* ont été cuits pour une soupe ou encore si les graines ont été broyées pour obtenir une farine. Tous ces aspects nous intéressent car ils nous racontent le régime alimentaire des Amérindiens, ce qu’ils cultivaient et comment ils exploitaient leur environnement. L’archéologie permet également d’envisager des modes de préparation : par le broyage ou le pilage avec différents outils ou artefacts*. Les analyses peuvent enfin déterminer si la pulpe obtenue a été cuite sur une plaque à cuire ou dans un pot à cuisson.
On suppose que, pour l’Ile de Cayenne, le maïs était cultivé sur place, notamment sur les pentes des nombreuses collines ou près des bords des marécages et criques qui drainent l’arrière pays. Cependant, aucun champ surélevé (buttes de terre qui permettaient la culture dans les savanes littorales inondables des Guyanes), comme il en a été observé sur la commune de Macouria (par les chercheurs Doyle McKey et Stéphen Rostain), n’a été reconnu pour l’instant pour l’Ile de Cayenne. Quant aux terres noires, ces terres très fertiles créées par les populations précolombiennes, elles se trouvent plutôt sur les sables fluviatiles de l’Ouest de la Guyane. Il est cependant possible que ces champs aient été détruits suite à l’installation des colons.

Du maïs au manioc

Il est intéressant de noter que l’amidon* de maïs que nous avons trouvé est toujours présent sur les plaques à cuire en céramique, outil traditionnellement lié à la galette de manioc, ce qui nous interroge sur l’utilisation du manioc et du maïs parmi les populations précolombiennes dans le temps. Le maïs est omniprésent sur l’Ile de Cayenne pour la période précolombienne tardive. Il est clairement identifié par nos analyses et par les premiers colons. Dans l’ouvrage Histoire et voyage des Indes occidentales, publié en 1645, Guillaume Coppier expliquait déjà la fabrication des cassaves et la consommation du maïs par les Indiens des Petites Antilles, les Caribes :
« Ils ont encor[e] du Maïs, ou Miio, que nous appellons icy bled de Turquie, qu’ils pilent bien fort dans des roches, ou pierres creuses, espece de mortiers ; lequel pilé, ils le roulent en forme de saucisses, & l’enveloppent dans des feüilles de Balliris, qu’ils font en apres cuire dan de l’eau boüillante, ce par apres servant de pain, qui (Dieu graces) substante tres-bien».
Aujourd’hui, c’est toujours sous cette forme que l’on consomme les différents types de « tamales » (papillotes faites de farine ou de purée sèche de haricots, enveloppées dans des feuilles d’épi de maïs) au Venezuela, en Colombie et en Amérique Centrale.
Cependant, au cours de la période historique le maïs perd de son importance dans l’alimentation au profit du manioc. Les causes de ce développement sont à approfondir mais la présence européenne a certainement joué un rôle important. La confrontation avec les textes anciens peut nous apporter quelques éléments de réponse. Jean de Laon nous a ainsi laissé un document précieux concernant la préparation des galettes de cassave par les Amérindiens de Guyane au milieu du XVIIe siècle :
« Il n’y a dans cette Isle aucune beste venimeuse, plusieurs bonnes racines s’y rencontrent, comme patattes, et manioque duquel l’on fait du pain que l’on appelle cassave en cette forte; L’on grege cette racine sans estre sechée, puis l’on met ce qui est gregé dans vn petit sac de grosse toille, que l’on presse, afin d’en faire sortir le ius, qui est du poison, et en suitte on met le marc par poignée fur vne platine de fer, de la grandeur de nos platines de cuivre à empeser sur du feu, et le pain se fait incontinent sans autre façon, ce pain semble d’abord choquer l’esprit de ceux qui n’en ont point mangé, mais ie puis assurer que ie l’aimerois mieux que le pain chalant de Paris. Il faut neuf mois entiers pour estre en maturité, et dans les Isles il faut vn an et quinze mois, mais pour toutes sortes de legumes, toutes racines, et tous autres fruits ils viennent en maturité trois fois l’année, et le bled de Turquie, autrement du mil, meurit en deux mois. » (J. de Laon, Relation du voyage des Français, fait au cap Nord, en Amérique, par les soins de la Compagnie établie à Paris, 1654).
Cet extrait est important car il fait référence à une plaque à cuire en fer ce qui évoque des influences européennes importantes dans la production de galettes. Depuis la fin du XVIe siècle, grâce au commerce incessant avec les colons, toutes sortes d’outillage en fer, comme les couteaux, haches et plaques à cuire ont trouvé une place dans la vie quotidienne des Amérindiens. En échange, les Amérindiens fournissaient aux Européens du tabac, du roucou, du bois précieux, des hamacs (pour le coton) mais aussi des vivres et notamment des galettes de manioc. L’excellente conservation des galettes de manioc était certainement très utile pour les marins européens et a peut-être faire croître la demande européenne de ce produit local.
Un autre outil en métal lié au commerce et au manioc est signalé dans les archives : la râpe à manioc, dont l’introduction par les Hollandais se situe avant le milieu du XVIIe siècle, qui va remplacer la râpe traditionnelle (en pierre ou en bois pourvue de petits éclats de pierres). Ces râpes à manioc sont décrites par le néerlandais Jan Jacob Hartsinck en 1770 :

« [Les râpes] qui sont utilisées pour cela sont en cuivre, 15 à 18 pouces de longueur, et 10 à 12 pouces de large, [étant] clouées sur une planche de 3 pieds et demi de long et un pied de large au milieu. »

Plutôt sédentaires que nomades

Les différents contacts avec les Européens ont bouleversé la vie quotidienne des populations amérindiennes et provoqué des changements dans leur mode de vie. Les outils traditionnels sont ainsi remplacés progressivement par leurs équivalents européens. Les conquêtes territoriales des colons, les missions religieuses ou réductions, les maladies mais aussi les raids lancés sur les villages amérindiens, font que certaines populations quittent le littoral pour se replier vers l’intérieur en adoptant une vie de nomade. Au contraire de la culture du maïs, plus dépendante des soins de l’homme, il semble que la culture d’une plante à bouture, comme le manioc, ait alors été plus appropriée aux nouveaux modes de vie de populations itinérantes.

Dans les documents historiques le maïs (Zea mays) est souvent nommé le Blé d’Inde ou, selon le nom espagnol, mil ou millet. En langue caraïbe on trouve aoüaβi (Biet 1664), aüossy (Boyer du Petit-Puy 1654), aoussi (Brûletout de Préfontaine 1763) et awasi (Ahlbrinck 1931). Notons également que la farine de manioc ou couac n’est pas du tout mentionnée dans ces sources et qu’elle fait sont apparition plutôt au XVIIIe  siècle, lors de l’arrivée des Amérindiens refugiés du Brésil.

Texte de M. van den Bel (INRAP) et J. Pagan Jimenez (Université de Leiden).