Le 9 décembre 1984, un Amérindien se levait face au représentant de l’État français et exposait les revendications des autochtones de Guyane. Retour sur le moment fondateur du combat identitaire amérindien en Guyane.

L’adresse au gouvernement et au peuple français prononcée par Félix Tiouka lors du premier Congrès des Amérindiens de Guyane française à Aouara fait aujourd’hui partie de l’histoire de la Guyane. Toutefois, pour beaucoup, cet évènement se résume à un nom et une photo. Comme le souligne Christophe Yanuwana Pierre, porte-parole de la Jeunesse autochtone de Guyane, « c’est un mystère. Un élément fondateur, mais aussi un épisode de notre histoire que l’on ignore ». Plus de trente ans après, il apparaît donc intéressant de présenter la genèse de cet évènement, mais aussi d’en proposer un bilan.

À l’origine de la prise de parole

Il est aujourd’hui impossible de quantifier précisément le nombre d’Amérindiens présents sur le territoire guyanais vers la fin du XVe siècle, à l’arrivée des premiers navigateurs. Toutefois, les données archéologiques témoignent d’une population importante de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers d’habitants. Les chercheurs estiment qu’un siècle plus tard, la population amérindienne avait chuté de plus de 90 % sur l’ensemble du continent.
En Guyane, cette diminution s’est poursuivie jusqu’aux années 1850 pour les Amérindiens du littoral. Selon les recensements de l’époque, il ne restait alors que 250 Kali’na en Guyane française, et probablement un peu plus au Suriname. Ce chiffre va par la suite augmenter, tout d’abord lentement (300 en 1900, 573 en 1958), puis plus rapidement (1 200 en 1968, 1 550 en 1978), notamment grâce à la politique sanitaire de la France. Et, en 1979, les anthropologues Françoise et Pierre Grenand commencent un article par cette phrase : « les Amérindiens de Guyane française ne s’éteignent plus ». Ils soulignent que suite à cette « victoire, le problème a changé. Il ne s’agit plus de mener une politique de sauvetage de vies humaines », mais de reconnaître aux cultures amérindiennes « le droit d’exister ».
Or, à cette période, les menaces sur la culture et les territoires des Amérindiens sont importantes. En 1989, Félix Tiouka revenait sur cette époque : « en 1975-76, c’est le plan vert. Le gouvernement Chirac met en place un programme agricole pour la Guyane. Donc des terres agricoles sont données aux agriculteurs. On ne tient pas compte de la réalité existante. On commence à piétiner, même investir, sur les terrains des Indiens. Aucun des terrains n’appartient aux Amérindiens, bien qu’historiquement ils soient les premiers occupants. Devant ce plan agricole, il était de notre devoir de réagir ». Le cas le plus emblématique est celui de l’île Portal, située sur le Maroni, achetée par un entrepreneur métropolitain alors qu’elle était habitée par 200 Amérindiens kali’na. En 1985, Thomas Appolinaire relatait cette histoire : « avec une subvention il a acheté l’île, et veut virer tous les Indiens qui sont sur sa nouvelle propriété. L’État n’aurait pas dû vendre une île sans savoir si elle était occupée ; à partir du moment où des Amérindiens y résidaient, la vente aurait dû être impossible ».
Concernant l’éducation, les Homes Indiens de Mana sont toujours en activité. Des « pensionnats pour jeunes Indiens où toute référence à notre univers était impitoyablement sanctionnée par un châtiment corporel », comme les décrivait Thomas Appolinaire.
C’est dans ce contexte qu’en 1979, les chefs coutumiers de différents villages amérindiens se réunirent à Awala pour discuter des difficultés rencontrées par leur communauté. En 1981, une poignée d’Amérindiens, principalement kali’na, créent l’Association des Amérindiens de Guyane française (AAGF). Les principaux leaders en sont Thomas Appolinaire, Paul Henri et Félix Tiouka. Tous les trois ont connu les Homes Indiens de Mana, avant de poursuivre leurs études puis de travailler sur Cayenne ou Kourou. Ils échangent avec des chercheurs et des associations, voyagent chez leurs frères Amérindiens dans d’autres pays.
En 1985, Thomas Appolinaire revenait sur cette période : « l’idée de former une association amérindienne est venue de la génération dont je fais partie, de jeunes. Nos parents auraient aussi aimé un peu mieux s’organiser, mais ils ne savaient pas comment s’y prendre, disons à un niveau politique, (…) pour faire entendre notre voix ». Concernant les motivations de cette association il souligne que : « sur la côte, notre culture et nos terres sont les plus directement menacées. Pour de nombreux métropolitains, tout ce qui est traditionnel est “ primitif ”, dans le sens péjoratif du terme. Que nous voulions conserver notre manière de vivre est ressenti comme un constat d’échec à la mission “ civilisatrice ” de la France ».
Les premières années, l’association crée des commissions afin de réfléchir à différents sujets et de préciser ses revendications. Elle organise aussi des manifestations culturelles. Paul Henri se souvient de cette époque : « Nous avons rédigé des documents avec nos revendications. Mais nous n’avons pas eu de réponse concrète. Alors nous avons décidé de changer de méthode. Lors de mes voyages au Canada, j’avais pu assister à un grand rassemblement des populations autochtones à Regina dans le Saskatchewan. Nous avons donc commencé à réfléchir à un rassemblement de ce type en Guyane ».

« Notre destin nous a échappé pendant un long moment… »

« … Nous affirmons aujourd’hui notre désir de mettre fin à cette situation et de prendre notre destinée en main ».

Dès l’introduction, le but de la prise de parole est clair : « Face à l’ignorance profonde du gouvernement français vis-à-vis de nos droits les plus fondamentaux et à la négation de notre volonté d’exister en tant qu’Amérindiens descendants des premiers occupants de ce département, nous nous adressons une fois de plus à notre tuteur légal, le gouvernement français, pour qu’il prenne les dispositions nécessaires pour que nos droits soient reconnus ».
Après avoir présenté la situation des Amérindiens de Guyane, Félix Tiouka expose neuf revendications. Elles portent tout d’abord sur la reconnaissance du statut de premier occupant et du droit de souveraineté sur les terres qu’il implique. Il demande ensuite le « contrôle de l’exploitation de nos terres » afin qu’il « assure notre bien-être économique, social et culturel». De manière plus générale, ces revendications soulignent la volonté des Amérindiens de Guyane de prendre leur avenir en main : « nous voulons orienter notre développement en fonction de nos valeurs et de nos traditions ». Enfin, dans ce discours les Amérindiens de Guyane soulignent qu’ils veulent désormais « traiter d’égal à égal avec les gouvernements de la société dominante et non plus être considérés comme des peuples inférieurs ».
Après avoir entendu quelques phrases, le sous-préfet quitte les lieux. Sur le fond, les revendications exposées par Félix Tiouka ne sont pourtant pas sensiblement différentes de celles déjà présentées par l’AAGF. Mais ce 9 décembre 1984, un Amérindien s’est levé et a pris la parole face au représentant de l’État. Jusqu’à cette date, les Amérindiens étaient encore souvent perçus par le gouvernement et nombre d’élus locaux, comme de “ grands enfants ”. À partir de 1984, les autorités ont devant eux des hommes et des femmes qui exposent leurs revendications. Clairement. Fermement. « Le temps est maintenant venu pour nous de réclamer justice et d’exiger la reconnaissance de nos droits fondamentaux ».

Quel bilan ?

Aujourd’hui, il est à la fois tentant et difficile de faire le bilan de la prise de parole de 1984. En effet, ce discours constitue le moment fondateur du combat identitaire amérindien en Guyane. À partir de cette date, les représentants amérindiens luttent, entrent clairement dans l’arène politique, établissent des stratégies, développent des alliances… S’il est difficile d’isoler l’impact de la prise de parole des actions réalisées auparavant ou par la suite, cet évènement a clairement initié une évolution très rapide de la question amérindienne, au moins pour les villages de Awala et de Yalimapo.

En 1986, Paul Henri, l’un des fondateurs de l’AAGF est élu Conseiller régional. En 1987, un décret ministériel crée les de Zones de droit d’usage collectif (ZDUC). Les ZDUC permettent de délimiter une zone sur laquelle est autorisée aux Amérindiens ou aux Noirs marrons « la pratique de la chasse, de la pêche et, d’une manière générale pour l’exercice de toute activité nécessaire à la subsistance de ces communautés ». Toutefois, l’application de ce texte est alors soumise à l’accord des communes sur le territoire desquelles se trouvent les terres demandées. Or la plupart des élus refusent d’accorder une telle dérogation aux Amérindiens. En décembre 1988, soit quatre ans après la prise de parole, la commune de Awala-Yalimapo est créée, malgré la réticence des élus de Mana. En 1991, une première ZDUC est créée à Kourou, puis une seconde en 1992 à Awala-Yalimapo. Elle couvre quasiment tout le territoire de la commune.
Ces avancées semblent directement liées à la dynamique qui a suivi la création de l’AAGF et la Prise de parole de 1984. Pour d’autres revendications des évolutions positives sont aussi sensibles. Mais elles ont pris plus de temps et doivent surtout être associées au travail réalisé depuis 1984, notamment dans le cadre municipal : préservation du patrimoine culturel, éducation, foncier…
Si la situation s’est améliorée dans de nombreux domaines, l’une des revendications centrales des militants autochtones reste au point mort : la ratification de la convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) relative aux peuples indigènes et tribaux de 1992. Le seul texte international portant sur la question des populations autochtones à être juridiquement contraignant, et pas uniquement une déclaration d’intention.
Perlamo Thérèse, première Présidente de l’association Jeunesse autochtone de Guyane (JAG) et fille du chef coutumier de Awala, n’était pas née en 1984. Si elle considère la prise de parole comme « un moment fort » du combat amérindien, elle souligne aussi que « trente ans après on est toujours sur les mêmes revendications ». Ce constat montre une certaine continuité dans les objectifs poursuivis, il met en évidence les limites des avancées obtenues.
La création de la JAG, initie un renouveau du militantisme amérindien. Comme l’explique Perlamo Thérèse : « lors des mouvements sociaux de mars 2017, nous avons établi un barrage à village Pierre. De là est parti le combat qui s’est poursuivi avec la lutte contre le projet Montagne d’or. Il était important que notre génération fasse quelque chose. Nous avons une autre vision, un autre tempérament, plus dans l’action. Nous voulions des résultats tout de suite. Ça ne collait pas avec les méthodes des anciens représentants. Alors avec l’association, on a essayé de fédérer la nouvelle génération ».
En 1984, Félix Tiouka, rejetait « l’option de l’assimilation progressive » et exposait le souhait de sa communauté de « demeurer Amérindiens et conserver notre langue, notre culture, nos institutions propres ». Aujourd’hui, les militants kali’na 2.0 luttent dans un autre monde avec d’autres armes. Mais l’objectif reste le même : « demeurer Amérindiens ».

Le Suriname devient indépendant en 1975. L’année suivante, le premier gouvernement de ce nouveau pays vend des terres où vivent des Amérindiens. Pour protester, les Kali’na du Maroni organisent une marche. Une cinquantaine d’hommes et de femmes partent d’Albina et parcourent à pied les 150 kilomètres qui les séparent de la capitale, Paramaribo, où ils sont reçus par Johan Ferrier, le Président du pays. C’est le début du mouvement amérindien au Suriname. Des évènements relativement similaires se dérouleront en Guyane près de dix ans plus tard. 

Texte Johan Chevalier
Photos Cary Markerink, Olivier Giraud, Nicolas Quendez.