Au début du XIXe siècle, plusieurs centaines d’esclaves étaient réquisitionnés pour creuser un canal censé apporter la prospérité à la colonie guyanaise.

Un nouveau Saint-Domingue

« Le sort du Canal de Torcy est jeté [...]. Son existence honorera éternellement ceux qui ont enfin eu le courage de l’entreprendre et d’y persévérer. » Feuille de la Guyane française, 30 juin 1821.

Le canal de Torcy – du nom de son ingénieur – est creusé de 1803 à 1808 par des esclaves, dans les marécages de la rive droite du fleuve Mahury. Peu d’écrits existent sur les conditions de travail de ces « nègres de pelle », mais la pénibilité de l’entreprise n’entrait pas en considération dans les projets des administrateurs coloniaux. Les deux hommes à l’initiative de ce canal étaient de surcroît bien loin d’être des philanthropes. L’instigateur, Pierre-Victor Malouet, ordonnateur de la Guyane de 1777 à 1778, fut un grand opposant à l’abolition de l’esclavage. Quant au gouverneur Victor Hugues, qui ordonna les travaux, il rétablit l’esclavage en Guyane en 1802 et se montra impitoyable avec ceux qui résistèrent, après huit ans de liberté.
Aucun administrateur ne doutait que le canal amène la fortune dans la colonie guyanaise en créant une nouvelle zone propice à la culture de la canne à sucre. Le gouverneur Laussat qualifia ainsi le canal de « berceau infaillible de la prospérité. » Son secrétaire Saint-Amant écrivait de son côté que Torcy « par son rapprochement de la ville et par la centralisation de ses habitants, peut devenir un jour la source de la richesse de la Guyane. » En effet, il ne s’agissait pas seulement de mettre en valeur les terres basses, ou terres alluvionnaires, mais aussi de créer de toute pièce un nouveau quartier proche de Cayenne. Des centaines de « travailleurs serviles », provenant de toute la colonie, vont creuser sous la surveillance de commandeurs esclaves. L’officier Bernard, qui dirigea un temps les travaux, qualifiait le régime des corrections de « modéré ». Cet aide de camp de Victor Hugues, profita de cette main-d’œuvre pour se faire construire son habitation. Tous les proches du gouverneur firent de même. Victor Hugues fut lui-même l’un des premiers à prendre ses quartiers au bord du canal Torcy, dans son habitation du « Quartier général », sur laquelle il exploita 300 personnes réduites à l’esclave.
En 1808, le canal mesure 3380 toises de longueur (6600 m), pour quarante pieds de large (12 m) et 1,30 m de profondeur. Différentes tentatives de reprises des travaux vont être envisagées dans les années suivantes mais aucune n’aboutit. Selon l’habitant Vignal, il était en effet possible de prolonger ce canal « jusqu’à Kaw, de Kaw jusqu’à l’Aprouague et de l’Aprouague jusqu’à l’Oyapock » (soit près de 200 km). Cet auteur ajoutait que cela pouvait se faire aisément : « L’on ne se fait pas d’idée de ce que peuvent faire en peu de temps trois cents nègres de pelle, bien conduits. » En 1825, le négociant Rivière espérait toujours, quant à lui, une reprise des travaux qui ferait de ce quartier « un second Saint-Domingue. »

Haut lieu de marronnage

Une douzaine d’habitations semblent établies sur les deux rives du canal sans les années 1820. Le gouvernement y possède également sa propriété, l’habitation royale de Tilsit, sur laquelle vivent 127 esclave en 1821. Les colons de Torcy appartiennent à « l’élite » de la colonie et plusieurs sont mis en avant par l’administration comme des modèles à suivre. Thomas Ferdinand Ronmy, le gendre de Victor Hugues, reçoit ainsi une médaille d’or en 1827 pour son « heureuse application de la machine à vapeur. » En 1836, un tiers de la production de sucre guyanais est produit dans ce quartier. De nombreux témoignages édulcorés vantent la richesse des habitations et la « bonté » des propriétaires. Laure Bernard y décrit ainsi une habitation sucrière semblable à un véritable jardin d’Eden, bordée de palmiers et d’arbres d’ornements : « L’habitation dont je viens de parler est une sucrerie ; ses usines, les servitudes et les cases des nègres, malgré leur utilité, ne démentent point l’idée qu’on est en un lieu de plaisance. » Pour la plupart des maîtres, Torcy n’est qu’un lieu de villégiature ; seuls trois y vivent en permanence en 1839. Au contraire d’autres quartiers de la colonie, éloignés de plusieurs jours de la capitale, Cayenne n’est qu’à une heure un quart de cabriolet depuis l’embarcadère de Degrad des Cannes.
Pour les 800 esclaves, qui vivent en permanence sur les domaines du canal, Torcy n’a rien d’un « lieu de plaisance ». Les sucreries notamment « consomment » beaucoup d’Hommes : 170 esclaves sur l’habitation de François Déjean et 200 sur la propriété de Ronmy, le médaillé de 1827. Ce dernier, qui va diriger pendant plus d’une vingtaine d’année l’usine sucrière du « Quartier général », est un anti-abolitionniste convaincu, ne voyant dans la liberté que la ruines des maîtres et la sauvagerie pour les esclaves. En 1841, Ronmy va se déclarer grand partisan du fouet et des châtiments corporels : « Les nègres, écrit-il, sont de grands enfants, dépourvus de raison, à qui il faut faire du bien d’une main, en tenant l’autre toujours suspendue. »
Le quartier du canal est l’un des plus haut lieu de marronnages de la colonie, comme en témoigne le gouverneur de Guyane Pariset en 1846. Toutes les habitations du canal sont concernées par ce phénomène, qui n’est d’ailleurs pas étranger à la construction de la chapelle de Torcy en 1843. Les autorités coloniales prescrivent en effet de placer des lieux de culte à proximité des ateliers dans les campagnes, l’instruction religieuse étant une nécessité pour maintenir le bon ordre de la société esclavagiste. Le procureur du roi à Cayenne écrivait ainsi en 1841 : « Ce serait un grand bien pour l’esclave de recourir plus souvent à la religion, source d’autorité et de soumission. »

Décadence sans grandeur

« Aujourd’hui, il ne reste que quelques cheminées d’usine s’élevant au-dessus des palétuviers et des monceaux de ruines de l’église et des maisons d’habitation. » Henry Richard, président honoraire de la Chambre d’agriculture de Cayenne, 1906.
Le mauvais entretien des digues et du canal ne tardent pas à faire abandonner un grand nombre d’établissements. Lors des plus hautes marées, écrit ainsi Jules Itier en 1844, « les habitations, cernées de toute part, présentent alors l’aspect d’îles entre la mer et les eaux douces. » Après l’abolition de 1848, les esclaves sont remplacés par des travailleurs libres, les engagés, qui vont être à leur tout victimes de mauvais traitements. Les propriétaires sont en effet les mêmes. Thomas Goyriena, contraint de libérer les 270 personnes qu’il maintenait en esclavage, rachète les dernières habitations et regroupe plusieurs centaines de travailleurs libres autour de sa propriété « la Marie ».

« Nous atteignîmes le degrad des Cannes, petit débarcadère sur la rivière de Mahury : on y trouve une maison et un bateau mâté y stationne ; mais le canot de M. Gouryana nous attendait et nous fit traverser la rivière pour entrer dans le canal de Torcy. Nous débarquâmes auprès d’une chapelle établie en 1844, et vers laquelle un prêtre fait des tournées fréquentes. » Francis de Castelnau, 1847.

L’industrie sucrière guyanaise ne peut cependant pas plus lutter contre la concurrence mondiale que les habitants du canal ne peuvent retenir la mer. Les travaux effectués, notamment par des engagés africains et des bagnards, ne font que retarder l’inéluctable. La Marie est la dernière habitation sucrière du canal, témoigne le lieutenant Carpentier en 1856 : « Le canal Torcy, abandonné peu à peu, s’est à peu près comblé ; les quelques travaux qu’on y a faits dans les dernières années ne peuvent même pas empêcher les progrès de l’envasement. Il faut attendre plus de trois heures de flot pour remonter jusqu’à la Marie, à 1200 mètres environ de l’entrée. [...] il est à craindre que dans peu de temps le palétuvier n’ait reconquis son ancien domaine. »
En 1877, une commission chargée de rechercher les dispositions à prendre concernant l’envahissement par la mer du canal conclue à l’inutilité de faire des dépenses stériles pour un quartier « arrivé à son terme fatal ». Cette même année, le Syndicat protecteur des immigrants fait condamner les frères Vitalo, propriétaires de l’usine sucrière La Marie, à verser 70 603 francs à titre de dommages et intérêts « pour avoir volontairement privé de soins médicaux » sept de leurs engagés Indiens. Le canal est totalement abandonné à la fin des années 1880.
L’histoire du canal de Torcy peut se lire comme un condensé de l’histoire de la colonisation en Guyane : échec économique de quelques-uns et souffrance humaine pour le plus grand nombre. Nous pouvons laisser les derniers mots au propriétaire Déjean, qui écrivait en 1848 :
« Le canal Torcy, inachevé, incomplet, n’est qu’une impasse sans issue, qui n’aboutit nulle part [...]. Il n’a jamais rempli l’objet de sa destination ; il n’a satisfait ni aux besoins de la navigation, ni aux besoins de la culture. Ce n’est pas qu’on n’ait rien fait dans le quartier ; on y a dépensé, au contraire, des sommes énormes. Mais, comme on a toujours travaillé sans but déterminé, sans esprit de suite et sans idée de conservation définitive, il s’ensuit que les efforts n’ont jamais produit qu’un effet éphémère, que les vues du lendemain, constamment contraires à celles de la veille, n’ont cessé de rendre illusoire et complètement nul. »

Texte de Dennis Lamaison
Remerciements à Christian Lamandin et h.Lamaison.