Face au déluge de données numériques, on pourrait croire que l’intégralité de la planète est cartographiée dans ses moindres détails. Il n’en est rien. Le blanc sur les cartes demeure : l’Outremer en est l’exemple parfait. Un blanc qui remonte bien avant l’ère numérique et n’a rien d’anecdotique.

Des allégories au blanc assumé

Les terrae incognitae ont longtemps embarrassé les cartographes désireux de percer les secrets des espaces inconnus. Dans les régions d’Outremer où les relevés de terrain n’étaient pas disponibles, les cartographes ont souvent fait figurer une information imaginaire. Des guerriers, des monstres marins et bien d’autres créatures fabuleuses ont ainsi pu être utilisés pour remplir les vides. Ce fut le cas, au XVIIe, en Guyane et plus largement en Amazonie avec le légendaire Lac Parimé (ci-dessous) autour duquel évoluaient des lions, des humanoïdes sans tête et des amazones. Il s’agissait alors de construire un mythe partagé tout en remplissant la carte !
À la fin du XVIIIe, les cartographes ont cependant commencé à refuser le recours commode aux allégories et aux approximations, et préféré laisser en blanc les territoires dont ils ne connaissaient parfois ni les noms ni les contours. Le plan de 1722 de l’Isle de Bourbon du Chevalier Denis Denyon en est un bon exemple. Les contours de l’île sont d’une précision jamais atteinte tandis que l’intérieur est laissé vide, habillé par une rosace d’orientation. La suppression des fantaisies de leurs auteurs n’a pas, pour autant, évacué l’imaginaire des cartes. Au contraire, les blancs sont immédiatement investis par l’imagination et les fantasmes de chacun, que l’on peut rapprocher d’un désir de découverte. D’où l’engouement pour les expéditions scientifiques et les explorations géographiques. Engouement que nombre d’artistes prolongent encore aujourd’hui, comme Philippe Vasset dont Le Livre Blanc, paru chez Fayard en 2007, explore les “ trous ” des cartes de l’IGN et dévoile des friches urbaines, industrielles, agricoles : « blanches sur la carte, ces zones sont en réalité multicolores ».

Blanchir pour effacer

Au-delà de la soif d’aventure, les blancs ont également suscité un appétit de conquête. Les acteurs de la colonisation ont ainsi participé au blanchiment des cartes en effaçant certains repères pour créer de toute pièce un vide qui devenait alors espace à conquérir. Si le Nouveau Monde est considéré comme nouveau, c’est avant tout parce que tout ce qui constituait l’antérieur a été soigneusement effacé. La carte coloniale marque l’espace d’éléments comme des routes ou des voies navigables qui permettent de la rendre plus lisible. Dans le même temps, elle rejette dans le néant les pratiques et mémoires autochtones. Blanchir les cartes, c’est faire l’impasse sur ce qu’on ne peut ou ne veut pas voir.

Le blanc des cartes face au déluge numérique

Le développement de la géomatique puis l’essor fulgurant de la cartographie sur Internet semblent marquer la fin des derniers blancs sur les cartes. À l’origine de ces milliers de cartes, des professionnels – géographes, cartographes… mais aussi des utilisateurs nouveaux : militants associatifs, journalistes, acteurs politiques, hackers, etc. Désormais, sur le web, les cartes sont donc partout. Cette “ boulimie cartographique ” contemporaine quadrille l’espace avec une volonté de maîtriser, contrôler, mesurer tous les territoires. Entièrement. Sans plus aucun blanc. C’est pourtant une illusion qui ne résiste pas à l’analyse : la fracture numérique ne fait que renforcer les déséquilibres de couverture cartographique entre les zones connectées et cartographiées et les secteurs déconnectés et délaissés. Une réorganisation au sein de l’IGN a abouti en 2015 à la création d’un “ pôle Outremer ”. Sa mission est d’assurer le déploiement des politiques nationales de l’institut dans ces territoires. Mais bien que l’institut doive renouveler périodiquement la couverture en photographies aériennes et en cartes de l’ensemble du territoire national, d’importantes disparités demeurent.

Le nuage de l’image satellite

Sans remplacer les cartes, les images satellites sont désormais de plus en plus présentes sur les globes virtuels et autres géoportails. Elles fournissent une toile de fond qui semble faire oublier les vides. Elles ne sont pourtant pas exemptes de blanc, en particulier dans les territoires d’Outremer où la couverture nuageuse est très présente. S’il existe des traitements permettant le “ désennuagement ” des images, ils supposent une nébulosité restreinte qu’on ne trouve pas toujours dans les régions tropicales humides. Ainsi, pour produire la 1re couverture exhaustive et quasi sans nuages de la Guyane, une sélection s’est faite sur un lot de 700 images du satellite SPOT-5. Après élimination de nombreuses images complètement nuageuses, 200 ont finalement été retenues, soit 4 à 5 images en moyenne par zone au sol. Le blanc de la carte disparaît ici au profit d’un subtil jeu de mosaïque. Pouvant traduire une volonté de connaissance, une soif d’aventure, un appétit de conquête ou encore une fracture numérique qui demeure, le blanc des cartes de l’Outremer est donc un code graphique complexe, bien plus qu’un simple vide.

Texte de Matthieu Noucher et Laurent Polidori

Ce texte est extrait et adapté du futur Atlas Critique de la Guyane, ouvrage collectif et pluridisciplinaire réunissant plus de 70 auteurs (géographe, sociologue, urbaniste, anthropologue, historien, botaniste, linguiste, etc.). Son objectif sera double : d’une part, il proposera de déconstruire quelques cartes dominantes qui alimentent certaines idées reçues sur la Guyane et d’autre part, il mettra en regard de ces cartes dominantes, des représentations alternatives des phénomènes étudiés. Ainsi, il s’agira de montrer qu’en fonction des choix méthodologiques ou des angles de vue privilégiés, on peut produire des représentations cartographiques multiples, diversifiées et valoriser ainsi une pluralité des points de vue sur un territoire complexe comme la Guyane. L’Atlas Critique de la Guyane sortira en septembre 2020 aux Éditions CNRS.

Quelques portails cartographiques institutionnel sur Internet :

https://www.geoportail.gouv.fr/ (IGN)
https://www.geomartinique.fr/ (La Martinique)

https://www.karugeo.fr/ (Guadeloupe)

https://www.geoguyane.fr (Guyane)

https://georep.nc/ (Nouvelle Calédonie)

http://peigeo.re/ (La Réunion)

http://www.geomayotte.fr/