Polynésiens et Amérindiens sont entrés en contact bien avant que les Européens n’explorent les îles du Pacifique au XVIIIe siècle. Mais dans quel sens les échanges se sont-ils faits et à quelle date ? De nouvelles analyses ADN relancent le débat. Décryptage.

Quand et par qui les îles de Polynésie, ces morceaux de terre perdus dans le Pacifique, ont-elles été colonisées ? La question passionne depuis leur découverte par les explorateurs européens au XVIIIe siècle. Un scénario recueille actuellement un large consensus parmi les scientifiques, celui d’une formidable odyssée maritime qui a débutée vers 4000 av. J.-C. en Asie du Sud-Est, sans doute à partir de l’île actuelle de Taïwan et du nord des Philippines. Des groupes d’hommes ont alors pris la mer, cap sur le sud-est. Les raisons de ces mouvements demeurent obscures : pénuries alimentaires, conflits, surpopulation ? Nul ne le sait. Quoiqu’il en soit, aux alentours de 1000 av. J.-C., leurs lointains descendants se retrouvent au Vanuatu et aux Fidji, puis un siècle plus tard, aux îles Tonga et Samoa, en Polynésie occidentale. Au début de notre ère, de nouvelles vagues explorent les îles de la Polynésie orientale, pourtant séparées de centaines voire de milliers de kilomètres. Tahiti sera colonisée plus tard encore, vers l’an 100, les Marquises autour de 300-400, l’île de Pâques (Rapa Nui) entre 800 et 1000.

Ces extraordinaires navigateurs sont même vraisemblablement allés jusqu’aux côtes d’Amérique du Sud. Plusieurs indices militent en faveur d’un tel périple. D’abord, l’ADN des poulets d’Amérique du Sud présente une mutation que l’on retrouve uniquement chez les espèces de Polynésie occidentale. Ensuite, le génome de la patate douce (Ipomoea batatas) cultivée et consommée partout en Polynésie prouve qu’elle est originaire d’Amérique et probablement de la zone Pérou – Équateur. Domestiquée en Amérique centrale il y a plus de 6 000 ans, ce végétal aurait commencé à apparaître sur certaines îles de la Polynésie dès le XIe siècle, bien avant l’arrivée des Européens dans le Pacifique. Autre indice, linguistique celui-là : Kuumala, le nom polynésien du tubercule, est très proche de kumara et cumal, ses appellations en langue quechua.

S’il ne fait plus guère de doute que les Polynésiens ont atteint l’Amérique du Sud, se peut-il que des Amérindiens se soient eux aussi aventurés en haute mer, contribuant au peuplement des îles ? Le naturaliste et explorateur norvégien Thor Heyerdahl (1914 – 2002) en était convaincu. En 1947, pour tester la faisabilité d’un tel périple, il avait embarqué avec une poignée de marins sur un radeau construit, selon la tradition andine, en balsa, le Kon-Tiki. Et avait parcouru en 101 jours les quelque 7 000 kilomètres qui séparent le port de Callao, au Pérou, et l’atoll de Raroia, dans les Tuamotu, en se laissant porté par le très puissant courant sud-équatorial. L’hypothèse n’avait toutefois pas été corroborée par d’autres éléments de preuves et était tombée en désuétude. Mais elle est de nouveau défendue par Alexander Ioannidis, post-doctorant à l’université de Stanford (États-Unis) et ses collègues généticiens et statisticiens, dans un article publié en juillet dernier dans le magazine britannique Nature. Les scientifiques ont collecté des échantillons de salive de 807 individus issus de 15 groupes autochtones sud-américains de la côte Pacifique, du Mexique au Chili, et de 17 îles polynésiennes. L’objectif ? Identifier des segments d’ADN caractéristiques de chaque population et ceux potentiellement hérités d’un ancêtre commun. Sans surprise, il ressort que de nombreux Polynésiens partagent avec les Européens une partie de leur patrimoine génétique. Un reflet de l’histoire coloniale. Autre constat : quelques habitants des îles de Polynésie orientale – Palliser, Fatu Hiva, Nuku Hiva, Mangareva et Rapa Nui – présentent quelques séquences montrant de grandes similitudes avec celles des Zenu de Colombie. Pour les scientifiques, Polynésiens et Amérindiens seraient donc entrés en contact dans un passé lointain dans l’est de la Polynésie. L’analyse statistique de la longueur de ces séquences génétiques amérindiennes (elles deviennent plus petites à chaque génération qui passe) suggère en effet selon eux un premier métissage il y a environ 28 générations, soit vers 1150, au niveau de Fatu Hiva, dans le sud des Marquises. Les descendants se seraient ensuite déplacés vers les Marquises du nord, les Tuamotu et les Gambier, aux alentours de 1200 – 1230, puis vers Rapa Nui, atour de 1380, peut-être en même temps que d’autres Polynésiens arrivaient de l’ouest.

Reste que cette hypothèse est loin de faire l’unanimité. D’abord, les séquences génétiques amérindiennes n’ont été identifiées que chez une poignée d’îliens. Ensuite les données archéologiques connues à ce jour ne montrent pas d’influence culturelle amérindienne ancienne en Polynésie. Enfin, l’étude laisse ouverte la question de savoir dans quel sens les échanges ont eu lieu : des Amérindiens ont-ils navigué jusqu’aux îles polynésiennes ? Des navigateurs polynésiens ont-ils atteint la Colombie avant d’en repartir en compagnie d’Amérindiens ? Et même, en admettant que des Amérindiens se soient effectivement laissés portés jusqu’aux Marquises aux dates avancées par les chercheurs, les Polynésiens y étaient déjà depuis au moins deux siècles… En l’état actuel des connaissances, la contribution des Amérindiens au peuplement des îles semble donc mineure. D’autant qu’ils n’avaient à l’évidence pas la même maitrise de la navigation que les Polynésiens. Ceux-ci étaient de formidables marins grâce à des pirogues à balancier et à double coque très performantes, mais aussi à une maitrise des vivres et de l’eau et, surtout, à une lecture attentive de leur environnement. Ils n’avaient pas leur pareil pour décrypter les vents, les courants marins, la houle, la forme et la couleur des nuages, le vol des oiseaux ou encore du chemin des étoiles.

Une façon de régler cette question serait de travailler sur du matériel génétique ancien issu des premiers habitants de la Polynésie orientale. Malheureusement, les rares échantillons d’ADN recueillis à ce jour sur des squelettes préeuropéens étaient trop dégradés pour prouver que les deux peuples se sont entrecroisés à un moment de l’histoire.

Texte de Fabienne Lemarchand
Illustrations Sebastien Lebègue
Carte Laure Jacob