Elle n’a que 14 ans, lorsqu’elle découvre sa vocation, au contact des Foulards rouges, un mouvement indépendantiste né en 1969. Dès lors, le sort des femmes en Nouvelle-Calédonie ne cessera d’être au cœur de ses préoccupations. Issue de la tribu de Nece, une chefferie de l’île de Maré, Françoise Caillard (née Sipa) porte les valeurs de son clan tout en prônant un esprit d’ouverture, entre tradition et modernité.

Comment les droits des femmes sont-ils devenus votre combat ?
J’ai baigné dans les revendications depuis mon adolescence. À ce moment-là, le monde mélanésien avait une revendication identitaire qu’on appelait le “réveil Kanak”, avec le retour des premiers étudiants Kanak de métropole. Mon oncle Nidoish Naisseline, fondateur des Foulards rouges, en faisait partie. Dans les années 1950, ma mère avait quitté Maré pour travailler comme femme de ménage à Nouméa. Nous vivions dans le quartier de la Vallée-des-Colons, où les gens de Maré s’étaient rassemblés. C’est là que se déroulaient les réunions des Foulards rouges. J’étais en arrière-plan, spectatrice. J’étais très admirative de femmes comme Déwé Gorodé, une des premières “ féministes ” Kanak, qui scandaient : « pas de libération Kanak sans libération des femmes ! ». J’ai réalisé que c’était possible, pour les femmes Kanak, d’exprimer des idées d’égalité sociale. Ces idées nouvelles et porteuses de changement m’ont beaucoup intéressée. J’avais déjà en moi un sentiment de révolte, compte tenu de nos conditions de vie difficiles…

Comment ce sentiment a-t-il évolué par la suite ?
Il s’est manifesté dans le syndicalisme, avec mon adhésion à l’USTKE (Union syndicale des travailleurs Kanak et des exploités). Dans les années 1980, j’étais employée de banque et secrétaire du Comité d’entreprise. J’ai ainsi participé à revendiquer certains droits. Il y avait des problèmes sociaux et on a fait fermer la banque pour protester contre des restructurations. On s’est retrouvés mis à pied, car on avait cadenassé les locaux… Plus tard, vers 1994, je suis entrée en politique. J’ai cessé de suivre le grand chef Naisseline et le LKS (Libération Kanak socialiste) pour prendre ma carte de l’Union calédonienne. On a créé une section de base surnommée “ White Spirit ” car il y avait pas mal d’Européens, dont mon mari. Il y avait aussi des femmes comme Christine Duparc, Marie-Paule Tourte ou encore Brigitte Whaap, aujourd’hui journaliste.

Quelles ont été vos premières actions en faveur des femmes ?
Nous avons connu de belles victoires en nous mobilisant pour instaurer la parité en politique mais aussi en nous battant pour la légalisation de l’avortement. Lorsque les débats sur la parité avaient lieu en métropole, on s’est dit qu’on ne devait pas rater le coche. On a donc formé l’Union des femmes citoyennes de Nouvelle-Calédonie, pour participer au débat politique. L’Accord de Nouméa allait être signé et il fallait qu’on soit présentes en tant que femmes, avec notre vision féministe. Pas seulement les femmes Kanak mais les femmes dans leur ensemble. En 2000, l’Union des femmes citoyennes a fondé l’Observatoire de la condition féminine et l’association participe chaque année à la Marche mondiale des femmes, un mouvement qui lutte contre les discriminations envers les femmes.
Vous considérez-vous comme féministe, qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Je suis féministe et je le revendique ! Pour moi, le féminisme n’est pas un gros mot, c’est un projet de société à partir d’une vision de déconstruction du patriarcat. Cela fait partie des droits des humains en général. Je pense qu’il est nécessaire de changer le monde avec une vision autre que celle que l’on a eue jusqu’à présent…

Comment cette vision est-elle perçue dans le monde mélanésien ?
Cela passait plutôt bien lorsque nous avons débattu sur la parité. Nous nous sommes mobilisées au sein du collectif Femmes en colère, créé en 2000, et nous avons recueilli des milliers de signatures. Nous avons eu le soutien de l’UC, avec Bernard Lepeu notamment. On comptait des opposants parmi les hommes Kanak de tout bord, indépendantistes ou pas. Certains considéraient que les femmes Kanak n’étaient pas prêtes pour la parité. Au final, c’était un succès, de même qu’en 2005 avec l’IVG (Interruption volontaire de grossesse). La loi Veil n’était toujours pas applicable ici, plus de 25 ans après la métropole ! Jean Lèques, le président du Congrès, y était opposé par conviction religieuse et il a fallu batailler dans la rue, aux côtés de sa fille Brigitte Lèques, gynécologue, pour faire appliquer cette loi sur le territoire.

C’était plus difficile de se faire entendre en tant que femme il y a 20 ans ? Les mentalités ont-elles évolué depuis ?
Au contraire, je pense que c’était plus simple qu’aujourd’hui. Les positions des uns et des autres n’ont pas beaucoup changé. On a acquis la parité mais elle reste sous le contrôle des hommes. Elle est, pour ainsi dire, séquestrée ! La majorité des partis politiques est encore dirigée par des hommes. La seule femme à la tête d’un parti, actuellement, c’est Sonia Backès, la tête de file des Républicains. Et il n’y a pas de programme féministe dans le sens où je l’entends. Il faudrait restructurer les institutions, avec plus d’égalité de droits…

Quels sont, aujourd’hui, les problèmes que rencontrent les femmes calédoniennes et Kanak, en particulier ?
C’est la violence domestique, surtout physique. Il y en a énormément et cela touche toutes les ethnies. Ce qui a changé, c’est que les femmes osent maintenant dénoncer les violences, dans le cercle familial et même au-delà. C’est un problème qui s’accentue avec l’alcoolisme. Selon une étude du Conseil économique, social et environnemental datant de 2017, 19 % des Calédoniennes ont été victimes de violences conjugales contre 2,3 % à la Réunion ou en Martinique. Au niveau des causes, on n’a pas assez de recul, car il n’y a pas eu d’étude sur ce sujet. C’est précisément ce que nous avons demandé au Congrès, avec le collectif Femmes en colère. Il y a eu des meurtres de femmes ces dernières années. Les hommes se sont associés à la mobilisation du collectif. Nous avons rencontré madame Déwé Gorodé, au ministère de la Condition féminine – voilà encore un acquis social que l’association des Femmes citoyennes a obtenu – mais nous n’avons pas été très bien reçues. Nous avons sollicité le Gouvernement, à plusieurs reprises, pour que ce dossier de la violence faite aux femmes soit prioritaire. Nous avons été écoutées par Nicole Robineau, alors présidente de la Commission des femmes au Congrès, et un projet de vœu de loi a été déposé. Il vise à mieux indemniser les victimes de statut coutumier et à promouvoir les droits des femmes Kanak. Nous attendons de voir si le nouveau président du Congrès, Rock Wamytan, saura faire évoluer ce dossier. S’il le faut, on descendra dans la rue, quel que soit le parti au pouvoir…

L’Union des femmes citoyennes de Nouvelle-Calédonie existe depuis 20 ans. Quelle est son actualité à cette date anniversaire ?
Actuellement, c’est Manoua Mosse qui assure la présidence de l’association et j’en suis toujours membre. Ensemble, nous avons prévu d’organiser une conférence sur la question : « qu’est-ce que le féminisme ? », car nous n’avons pas tous la même définition du féminisme. Nous estimons que notre identité, en tant que femme, doit être préservée. On veut bien du changement dans l’égalité des droits, mais on ne veut pas tout changer. Nous voulons partager notre vision de la société telle que nous voudrions qu’elle soit, avec les hommes. En tant que coordinatrice de la Marche mondiale des femmes pour la zone Asie-Pacifique, je viens de participer au 2e Forum des femmes du Pacifique, à Fidji. C’était un moment de partage très enrichissant autour du féminisme en Océanie. Des ateliers organisés par l’Union des femmes francophones d’Océanie (UFFO) se tiendront en septembre prochain à Nouméa, au centre culturel Tjibaou. La section calédonienne de l’UFFO est présidée par Sonia Tonia. Elle vient d’inaugurer un refuge qui offre un accueil d’urgence, le week-end, pour les femmes et les enfants exposés aux violences conjugales et intrafamiliales. Six femmes peuvent y être hébergées, avec ou sans enfants. Il se trouve au Mont-Dore. Dans cette commune du Grand Nouméa, on recense chaque fin de semaine plusieurs cas de violences faites aux femmes. C’était un parcours du combattant, au niveau administratif, de mettre en place ce projet pilote que nous espérons développer sur d’autres communes du territoire…

Comment les femmes Kanak ont-elles évolué dans la société depuis l’Accord de Nouméa ? La femme est-elle l’avenir de l’homme dans le monde Kanak ?

C’est l’homme qui est l’avenir de la femme ! (rire) C’est vrai que les femmes bougent énormément. Elles prennent la parole, elles s’investissent. Elles ont acquis des postes très importants. Elles sont avocates, journalistes, docteur en biologie… On ne le voit pas forcément, mais il y a une émergence de femmes qui réussissent. Elles sont représentatives d’un mouvement, un changement s’opère et on peut dire qu’elles sont motrices de la société. En Nouvelle-Calédonie, le sexisme se situe davantage au niveau politique que coutumier. Les autorités coutumières, comme on les appelle, sont beaucoup plus ouvertes au dialogue et à la lutte contre les violences faites aux femmes. Elles ouvrent leurs portes pour accueillir les femmes et organisent des débats, chose qu’on ne voit pas chez les politiques. On a obtenu la parité obligatoire de liste, mais ça ne va pas au-delà. Pas encore…

Entretien par Marianne Page
Photo de Xavier Férion, Daniel Mavet