Il fait chaud en ce mois d’octobre à Mayotte. Le soleil se réverbère sur le lagon qui entoure l’île, là où atterrissent chaque jour des monticules de déchets dans l’indifférence générale ou presque. « On cherche à faire respecter l’environnement, protéger nos rivières et le lagon, lâche Thoilami Abdallah, mais ce n’est pas facile. »

Depuis quelques mois, le jeune homme originaire de Barakani est en service civique au sein de la fédération mahoraise des associations environnementales (FMAE), pour « sensibiliser la population et les acteurs publics à la protection de l’eau. Et il y a de quoi faire… » C’est le moins qu’on puisse dire. Depuis plusieurs années, l’île est non seulement sujette à des coupures d’eau à répétition et à une dégradation de la qualité et de la quantité de l’eau captée, mais aussi à une détérioration progressive et continuelle de la ressource en eau et de ses écosystèmes. « Le contexte général de l’île est très compliqué, explique Pauline Faure, chargée de mission pour la préservation de la ressource en eau au sein de la FMAE. Les problèmes socio-économiques sont très importants, la gestion de l’eau est déplorable et bien sûr, comme partout ailleurs, se pose la question du réchauffement climatique. »

Aller à la rencontre des habitants pour protéger l’environnement

En 2016, deux arrêtés préfectoraux sont publiés afin de réglementer les usages dans les périmètres de protection des captages (PPC) d’eau du bassin versant de l’Ourovéni et de la prise d’eau de Longoni. Particulièrement stratégiques, ils servent à alimenter plus de la moitié des communes de l’île en eau potable. Suite au non-respect de ces arrêtés, mais aussi à l’absence de données officielles sur les usages pratiqués dans les parcelles mitoyennes, leur gestion est déléguée à la FMAE. « La première étape de notre travail a consisté à faire un état des lieux des périmètres de protection de chaque captage, explique Pauline. Chacun fait 50 à 100 hectares environ. De septembre à décembre, l’année dernière, on a essayé de recenser les propriétaires des parcelles adjacentes aux captages, on est allé voir les agriculteurs qui y travaillent, on a voulu comprendre les usages qui y prévalaient… » Aux côtés de Latufa Msa, aussi chargée de mission au sein de la FMAE, les services civiques de la fédération ainsi que divers partenaires institutionnels et associatifs présents sur le terrain, elle sillonne pendant plusieurs mois les environs de ces captages, non sans difficultés. « Quand on a commencé à aller sur le terrain, se souvient Attoumani Maoulida, l’un des deux services civiques de la FMAE en charge du PPC d’eau de l’Ourovéni, certaines personnes pensaient qu’on était la police aux frontières (PAF). Comme beaucoup sont en situation irrégulière, il a fallu les saluer, y aller tranquillement, se faire accepter. » À force de persévérance, l’équipe se familiarise avec les habitants des parcelles mitoyennes aux captages, apprend à se faire connaître et reconnaître. « L’état des lieux nous a beaucoup servi, explique Arkam Ynoussa, le troisième service civique de la FMAE, missionné pour le PPC d’eau de Longoni. On s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de personnes qui prélèvent l’eau dans la rivière alors qu’elles n’y sont pas autorisées ou qui utilisent des produits phytosanitaires qui y sont ensuite rejetés », ce qui, pour Pauline, s’explique aisément. « La population augmente, donc la demande en eau augmente. Mais il y a énormément de gens qui n’ont pas accès à l’eau potable courante et qui se servent de l’eau des rivières pour leurs besoins primaires, en faisant des prélèvements illégaux grâce à des tuyaux qui leur servent à alimenter leurs maisons. D’autres y lavent leurs habits, ce qui crée une pollution chimique très importante, et empêche la faune et la flore de se développer correctement. Sans parler de la mauvaise gestion des déchets et de l’absence d’assainissement collectif, qui a pour conséquence le rejet des eaux usées à même le sol. Dans la commune de Tsingoni, c’est le cas de 50 % des eaux usées ! Aujourd’hui, plus personne ne se nourrit de la rivière tellement elle est polluée. » Le constat est amer, mais c’est ce qui permet à l’équipe de la FMAE de s’atteler à la seconde phase du projet, peut-être la plus importante : celle de la sensibilisation de la population à la protection des captages d’eau. Concrètement, « on va voir les gens dans les rivières pour leur demander ce qu’ils savent de la protection de l’environnement, explique Thoilami. On leur montre ce qu’il y a dans la rivière, la pollution de l’eau, les déchets, et pourquoi il est nécessaire de changer nos comportements. » Aussi agriculteur, le jeune mahorais fait l’expérience chaque jour de la détérioration de la qualité comme de la quantité des eaux de l’île : « Je travaille dans le champ de mes grands-parents, vers Coconi. Juste à côté, je vois les gens qui polluent l’eau. Je leur dis que s’ils continuent comme ça, on n’aura plus d’eau et que sans eau, on ne peut pas vivre ! » Pour faire évoluer la situation, aller à la rencontre des principaux concernés lui paraît indispensable, comme à Arkam. « Sur le terrain, les personnes que nous avons rencontrées nous ont dit qu’elles n’avaient jamais été formées, qu’on était les premiers à s’adresser à eux. C’est un très grand problème. Beaucoup de propriétaires louent leurs terrains à des étrangers sans papiers qui ont peur de la police et qui ne se rendent pas aux formations. De façon générale, ce sont des populations qui sont délaissées à tout point de vue. »

“Les mamans nous disent qu’elles n’ont pas le choix”

Dans ce contexte, la FMAE tente de reprendre les fondamentaux de la protection de l’environnement, mais aussi de gagner la confiance de ses interlocuteurs. « Il faut faire un important travail de pédagogie pour que les gens comprennent qu’on ne cherche pas à leur nuire et qu’on ne fait pas ça pour les embêter, développe Ismaël Chanfi. On cherche simplement à montrer qu’il est grand temps de s’écarter des rivières. » D’origine mahoraise, la famille d’Ismaël possède un terrain d’une vingtaine d’hectares limitrophe à la retenue collinaire de Combani, en amont du bassin versant de l’Ourovéni. Fait rare, ils ont fait le choix de ne pas l’exploiter « pour participer à la propreté de la retenue collinaire, explique-t-il. On préfère laisser le terrain tel quel même si autour de nous, ce sont surtout des terrains exploités pour cultiver la banane et le manioc, ce qui détruit entièrement le milieu naturel. Moi, je travaille à la préservation des ressources forestières, ça me paraîtrait contradictoire de faire sur ma parcelle le contraire de ce que je prône tous les jours dans mon travail. » Dans la lignée d’Ismaël, d’autres voudraient emprunter une voie plus respectueuse de l’environnement, mais disent ne pas pouvoir le faire, en tout cas dans l’immédiat. « Les mamans nous disent qu’elles n’ont pas le choix quand on leur parle de la dangerosité de verser ses déchets dans la rivière, regrette Thoilami. C’est toujours la même chose, elles n’ont pas le choix… ». Pour Arkam, « ce n’est pas complètement faux : ces populations ne sont pas prises en compte, ni dans les réseaux d’eau courante, ni dans les réseaux de ramassage des déchets, parce que sans papiers. Forcément, elles sont obligées d’aller se servir de la rivière, au risque parfois d’avoir des amendes pour les déchets qu’elles y déversent. » Sur cette île où les moyens publics mis en œuvre sont généralement revus à la baisse vis-à-vis des autres départements français, et où la population étrangère en situation irrégulière est exclue de nombre de dispositifs, protéger les ressources en eau du territoire demande une volonté politique réelle qui dépasse la phase de sensibilisation, s’accorde à dire l’équipe de la FMAE. « C’est la gouvernance générale qui pose problème, soutient Pauline. Il y a des gens qui habitent partout, qui déboisent tout, qui polluent l’eau des rivières mais qui n’ont aucun moyen d’avoir accès aux services de l’État pour gérer les pollutions qu’ils engendrent. » Comment faire alors, pour espérer avoir un impact ? C’est ce que se demandent les services civiques du projet, attachés à leur territoire, mais démunis face au manque de moyens déployés pour en protéger la nature. « On sait très bien que le problème de la rivière est lié à beaucoup d’autres problèmes, regrette Arkam. Il y a la mauvaise gestion des collectivités, et puis aussi celle du SIDEVAM… » Dans son dernier rapport, la chambre régionale des comptes de Mayotte a en effet pointé le dysfonctionnement du syndicat intercommunal d’élimination et de valorisation des déchets de Mayotte (SIDEVAM) en termes de collecte des déchets ménagers et assimilés, mais aussi vis-à-vis des moyens consacrés à la collecte.

Une responsabilité partagée

Travailler à « toutes les échelles », comme l’explique Pauline, apparaît comme une piste possible. « On fait du plaidoyer auprès des politiques pour faire entendre la voix des associations locales. Et on va beaucoup sur le terrain. Tout le monde est ensemble ! Même le gars qui coupe un arbre tout en haut de la colline a un impact, donc il faut inclure absolument tout le monde dans les phases de sensibilisation. » Shaka est garde forestier au Conseil départemental depuis deux mois. Il a participé, aux côtés de la FMAE, à une séance de sensibilisation auprès de jeunes en réinsertion en haut de la retenue collinaire de Combani. « On leur a posé des questions sur ce à quoi sert la forêt, et pourquoi est-ce que c’est important de la préserver, développe ce passionné de la nature. Ça paraît simple, mais je pense que les jeunes ont beaucoup appris, et qu’ils ont fini par comprendre que s’il n’y a plus de forêts, il n’y a plus d’eau. Tout est lié. Si la forêt ne va pas bien, les rivières ne vont pas bien, et les hommes non plus. » L’équipe a aussi travaillé dans les maisons des jeunes et de la culture (MJC), notamment auprès des habitants de Miréréni et Combani. « C’est un territoire en guerre, avec des tensions très importantes et un historique de violence fort, explique Pauline. On travaille à la paix inter-villageoise en passant par le biais de la rivière. » Au programme : réalisation d’une fresque où les habitants pourront écrire sur les murs du bâtiment ce que leur évoque la protection des rivières, à deux pas de chez eux. Dû au contexte sanitaire, la phase de sensibilisation, qui devrait prendre fin en septembre, se poursuit actuellement, avant d’entamer la troisième et dernière phase du projet : l’écriture d’un plan d’action pour les années à venir. « Ça doit être une réflexion honnête et multiacteur sur la gouvernance, tient à préciser la chargée de mission. On ne veut pas écrire un énième cale-porte sur la protection des rivières à Mayotte. » En substance, le plan devrait résumer l’ensemble des obstacles rencontrés dans la mise en œuvre du projet, mais aussi avancer les solutions préconisées par la FMAE pour une meilleure gestion des eaux à Mayotte. « On ne peut pas demander aux gens de changer leurs habitudes si on ne leur donne pas des solutions alternatives », déclare en ce sens Thoilami qui, comme Arkam, essaie de rester optimiste quant au devenir de son île. « C’est un peu désespérant de voir qu’il n’y a pas moins de déchets qu’avant dans la rivière, que tout bouge très lentement. Parfois, on a même l’impression que c’est le contraire. Mais je veux continuer à travailler dans le domaine de l’environnement. J’ai compris que ce qui se passe maintenant va nous impacter dans 20 ou 30 ans, si ce n’est avant. » Idéalement, l’équipe espère que son action sur les trois captages définis par les arrêts préfectoraux puisse être élargie à la quarantaine de captages de l’île parce que, comme n’a de cesse de le rappeler Pauline, « s’il n’y a rien qui bouge, dans cinq ans, il n’y a plus d’eau. »

Texte de Cécile Massin

Photos de Pierre Duhesme, Marion joly