Cet article est a retrouver dans le n°10 de Boukan

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“ Migrants ”, “ étrangers ”, “ demandeurs d’asile ”… Ces dénominations génériques, souvent utilisées par commodité, pour aller vite ou par habitude, alimentent insidieusement l’idée d’une immigration monobloc et conceptuelle, gommant, chemin faisant, la diversité des profils, des parcours et des aspirations de ces femmes et ces hommes venu·e·s s’installer ailleurs que dans leur pays d’origine.

À l’heure où la diabolisation des migrations et des personnes étrangères est omniprésente dans les débats publics, La Cimade en Guyane a souhaité rendre un peu de leur humanité aux personnes exilées à travers une exposition photographique intitulée « De l’enfermement à l’expulsion : dans l’engrenage de la rétention administrative ». Et c’est à travers le vécu d’Angela ou Spencer, que le public plonge dans ce qu’est être enfermé et risquer d’être expulsé en quelques jours ou quelques heures. Remettre cette humanité au centre des politiques migratoires est un enjeu de taille dans les Outremer, notamment en Guyane où l’accueil des personnes exilées est un sujet régulier de débat, voire de tensions.
Quelques exemples : en septembre 2018, un collectif dit « citoyen » évacuait un squat occupé notamment par des personnes demandant l’asile [1]. En juin 2021, une trentaine de personnes de Syrie obligées de se loger dans un kiosque du centre-ville se faisaient expulser sans ménagement par des particuliers en pleine nuit [2]. Invectivées au préalable par deux élus de Cayenne, elles furent emmenées de force avec leurs affaires devant la préfecture. L’organisation d’un accueil digne, pourtant prévu dans la loi, fait bien souvent les frais d’un tiraillement incessant entre des représentations communautaires en pleine évolution au sein de la population, et des tensions politiques entre institutions locales et nationales.
La Guyane est un territoire historiquement façonné par des vagues de migration spontanées ou suscitées par des politiques publiques, et près de la moitié de ses habitant·e·s présente des origines étrangères [3]. Des diasporas importantes sont désormais représentées dans des sphères d’influence tant sociale que politique. Aussi l’identité de la Guyane et la place des personnes d’origine étrangère constituent-elles un sujet majeur de débat et de revendication.

Le droit d’asile, catalyseur des frictions politiques

Ces tensions sociales viennent s’entremêler avec la revendication d’un alignement de la Guyane sur les standards de fonctionnement de l’Hexagone et la dénonciation d’un mépris du pouvoir central français vis-à-vis de la Guyane. L’action de l’État français ainsi que la considération que l’État porte à la Guyane sont donc également des sujets récurrents de tensions.
Depuis environ trois ans et tout particulièrement ces derniers mois, l’accueil des personnes sollicitant l’asile en Guyane a cristallisé ce bouillon de frictions. Un cadre légal existe et en application de conventions internationales [4], la France doit organiser pour ces personnes des conditions matérielles d’accueil durant la procédure de demande d’asile : un hébergement, une dotation financière mensuelle moyenne de 360 € par mois et par adulte en contrepartie d’une interdiction de travailler, une couverture médicale afin d’assurer des soins ou le suivi d’un traitement et un accompagnement dédié aux démarches complexes qui émaillent leur parcours administratif.
En Guyane, ce dispositif est dégradé. Des lois moins protectrices que dans l’Hexagone s’appliquent depuis 1990 [5] à l’égard des personnes exilées, espérant ainsi dissuader une immigration identifiée comme forte. Ces lois particulières, d’abord appliquées à titre expérimental puis pérennisées, n’ont cessé de s’étoffer.
En matière de droit d’asile, les modalités nationales d’accueil ont donc aussi été sensiblement rabaissées : l’allocation financière est diminuée d’environ 100 € par mois pour un adulte, l’accompagnement social et juridique se limite pour la majorité des personnes à de l’information ou une réorientation vers les associations alors même que le délai pour déposer sa demande est de sept jours et l’hébergement n’a été développé que sous la forme d’hébergements d’urgence des demandeurs d’asile (HUDA).
L’autorité préfectorale est en charge de l’organisation de cet accueil dans sa circonscription. En Guyane, elle assume ce sous-dimensionnement en invoquant de fortes réticences sociales, selon lesquelles toute amélioration bénéficiant aux personnes étrangères serait vécue par la population locale comme une entrave au développement des dispositifs dédiés à la population française précaire.
Des tensions existent, c’est un fait : des rassemblements populaires s’organisent ponctuellement devant les campements qui se forment désormais en ville, afin d’exiger le départ des personnes exilées et des personnalités politiques locales engagent de véritables combats sur ce sujet au nom de la sauvegarde de leur territoire. Ainsi en juillet 2022, la maire de Cayenne entamait une grève de la faim médiatisée et saisissait la Justice pour précipiter le départ d’un groupe d’adultes et de familles de Syrie notamment, installé sur les trottoirs de Cayenne, faute d’hébergements disponibles durant leur procédure d’asile [6]. Il s’agissait également dans ses déclarations de souligner une action défaillante de l’État, compétent au principal en matière de contrôle migratoire.
Dans ce galimatias de gesticulations politiques où entrent en compétition l’enjeu d’une ville « propre » et celui d’une gestion court-termiste des tensions sociales, le sort des personnes en situation précaire et l’importance de la cohésion de l’ensemble du territoire semblent bien loin.

L’accueil des personnes demandant asile, une responsabilité partagée

Rappelons tout d’abord un fait : l’organisation d’un accueil digne pour les personnes qui sollicitent l’asile en France est une obligation légale de l’État, et cette obligation émane de notre Constitution qui reconnaît à toute personne dans le monde le droit fondamental de demander protection à la France.
Remettre cet engagement en question, c’est renier les valeurs qui ont animé les peuples et les gouvernances dans le monde au lendemain de génocides, de conflits destructeurs et de crises socio-politiques profondes ; c’est renier l’exigence que la majorité des pays s’est donné d’une mise à l’abri inconditionnelle des personnes dont la vie est potentiellement menacée.

Se refuser à mettre pleinement en œuvre cet engagement n’est pas justifiable, quel qu’en soit le motif.

Certes depuis 2021, un frémissement de structuration de l’accueil des personnes qui demandent asile se fait sentir : la préfecture annonce depuis deux ans la conception d’un schéma régional d’accueil asile censé mettre à plat l’ensemble des dispositifs existants sur le territoire ; et le nombre de places d’hébergement dédiées a été augmenté et déployé en partie hors de Cayenne.
On peut se réjouir de ces évolutions mais le chemin est encore long pour rattraper des années de non-gestion volontaire : de nombreuses familles et personnes vulnérables continuent d’être acculées à dormir dans la rue et des camps se font et se défont au gré des arrivées et des coups de pression populaires et politiques. Une partie beaucoup moins visible s’installe également chez des marchands de sommeil ou en bidonville, sans eau courante ou électricité et dans un cadre totalement inadapté aux nécessités des plus fragiles comme les enfants ou les personnes malades. Et sur un territoire où 37 % des demandes d’asile aboutissent désormais à une décision de protection, les dispositifs d’accueil et d’accompagnement dédiés aux personnes réfugiées sont encore inexistants, ce qui risque fort de générer de nouvelles difficultés d’intégration au sein de la population.
Ces défaillances des services de l’État ne doivent pas pour autant masquer celles des autorités politiques locales. Il relève par exemple des collectivités locales de mettre en place des politiques pragmatiques et des dispositifs qui répondent aux besoins élémentaires des personnes vivant dans la rue, quelles qu’elles soient : organiser un accès effectif à des douches municipales, assurer la sécurité des habitant·e·s, installer des fontaines à eau potable fonctionnelles et en suffisance. Ce sont également les collectivités locales qui peuvent, le cas échéant, soutenir le développement d’un parc d’hébergements par la mise à disposition facilitée de foncier ou d’établissements municipaux non utilisés. Certaines municipalités, à l’image de Saint-Laurent-du-Maroni ou Sinnamary, ont d’ailleurs agi en ce sens en exprimant leur volonté de s’organiser pour accueillir les personnes étrangères sur leur territoire.

Organiser un accueil digne pour toute personne quelle que soit sa nationalité :un enjeu de cohésion sociale

Plus généralement, chaque échelon politique a un rôle central à jouer pour favoriser la cohésion de la population, que ce soit à travers ses actions ou ses discours, sans opposer les besoins de ses habitant·e·s.
En ce sens, il est inconséquent de valider une hiérarchisation des besoins sociaux selon la nationalité, tout comme de porter des discours qui ciblent explicitement les personnes étrangères et présentent la fermeture des frontières comme levier pour réduire le droit fondamental de demander l’asile, qui ne devrait pourtant souffrir d’aucune entrave (7).
Ces postures génèrent des divisions malsaines et destructrices du lien social, elles induisent à tort que soutenir les un·e·s porte forcément préjudice aux autres. Dans nos sociétés où le sort de tou·te·s les habitant·e·s est entremêlé, les précarités doivent au contraire être accompagnées de concert et nos gouvernances devraient porter résolument le choix de la solidarité pour toutes et tous.
Le parallèle est saisissant avec Mayotte où le droit à demander l’asile est entravé de façon systémique et les dispositifs d’accueil réduits à peau de chagrin par les autorités préfectorales, avec le soutien d’une partie de la population et des politiques à l’échelle locale(8).

Il est urgent de changer de logique, de revendiquer ses particularismes, mais avec une égalité de droits et de moyens

Depuis plus de trente ans que s’appliquent en Guyane des droits plus réduits qu’ailleurs en France, cette approche a-t-elle porté les fruits annoncés par nos décideurs successifs ? L’immigration et ses retombées sur la procédure d’asile ont-elles été découragées, dissuadées, contrôlées ?
Le nombre de demandes d’asile a peu évolué depuis 2018 [9]. Ceci démontre une fois de plus que la théorie « de l’appel d’air » est une aberration et méconnaît profondément les mécanismes qui poussent à quitter son pays. Les tours de vis légaux et administratifs n’ont jamais eu de prise sur la décision de quitter son pays, en revanche, ils rendent les routes migratoires plus périlleuses, alimentent les réseaux de passeurs et précarisent des personnes qui auraient vocation à s’intégrer économiquement et socialement sur un territoire.
La nouvelle donne des dernières années, c’est bien le nombre de personnes à qui une protection a été accordée. Depuis 2019, cette proportion n’a cessé d’augmenter pour atteindre 37 % des demandes en 2021. L’arrivée de personnes d’origine syrienne ou palestinienne ainsi que la forte détérioration de la situation socio-politique en Haïti expliquent notamment cette évolution. Ces constats devraient amener nos politiques à réinterroger la politique migratoire plus répressive appliquée en Guyane.
À ce jour, il n’en est rien et les lois réduisant l’accès à la demande d’asile, initialement expérimentées par décret en 2018 10, ont été pérennisées.
Les dernières orientations politiques nationales ne présagent rien de bon : le placement du ministère des Outre-mer sous la tutelle du ministère de l’Intérieur confirme le virage sécuritaire de la politique migratoire appliquée sur ces territoires 11 et les premières annonces relatives au projet de loi immigration de 2023 évoquent un renforcement particulier aux Outremer des dispositifs de lutte anti-immigration.
Ce renforcement incessant de l’arsenal anti-immigration est une réponse stérile et il est urgent de changer de logique. Par ailleurs l’abaissement des droits des personnes étrangères en Guyane et dans les autres territoires ultramarins ancre dangereusement l’idée qu’il y est possible d’avoir des droits dissociés de l’Hexagone pour les personnes en situation précaire et à terme pour toute la population. L’enjeu pour ces territoires est bien de revendiquer leurs particularités, mais aussi une égalité de droits et de moyens, pour tou·te·s les habitant·e·s.

Lucie Curet – CIMADE
Photos Mari trini

1 « La foule obtient l’évacuation du squat de la rue Madame-Payé », France-Guyane, 25/09/18.
2 « Affaire des migrants délogés du kiosque Damas à Cayenne […] », Guyaweb, 15/06/2021.
3 Source INSEE.
4 Conventions de Genève du 12/08/1949, Directive 2013/32/UE du 26/06/13.
5 Ainsi qu’en Guadeloupe, à Mayotte, Saint-Barthélemy et Saint-Martin.
6 « La maire de Cayenne, Sandra Trochimara en grève de la faim », la1ere, 21/07/2022.
7 « Sandra Trochimara, la maire de Cayenne, entame en grève de la faim illimitée », France-Guyane, 21/07/2022.
8 « La Cimade demande l’arrêt immédiat des violences à l’encontre des personnes demandeuses d’asile », 23/08/22, lacimade.org
9 Sources OFPRA.
10 Décret n° 2018-385 du 23/05/18.
11 « Outre-mer : à quand une politique migratoire à la hauteur ? », Actualités sociales hebdomadaires, 14/09/22 ; les outre-mer sous tutelle du ministère de l’intérieur : un signal inquiétant, MOM, 12/07/22.