Depuis quelques semaines, l’inquiétude grandit à Mayotte. Eviter la propagation du virus Covid-19 (207 cas confirmés au 13 avril 2020) est d’autant plus vital que face à l’ampleur observée actuellement en métropole, le 101e département de France, déjà en proie à une épidémie de dengue, dispose d’un système de santé sous-dimensionné au regard de la moyenne nationale. Or, le confinement comme principal mesure de frein à l’expansion de la maladie trouve ici ses limites en raison de la précarité des conditions de vie d’une large partie de la population.

84 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, quatre logements sur dix sont des constructions précaires (appelées « bangas ») et trois sur dix n’ont pas accès à l’eau courante : derrière ces chiffres alarmants, la réalité de milliers de personnes dont la situation sanitaire et sociale est toute l’année extrêmement précaire. Les mesures de confinement, difficilement respectées du fait de ce constat, impactent les plus fragiles.

Le 7 avril dernier, Médecins du Monde a lancé un appel sur les conséquences de l’épidémie pour les plus vulnérables, dont une crise alimentaire sans précédent. La préfecture a publié un communiqué appelant les associations à mettre en œuvre des actions de soutien alimentaire.

L’ensemble des acteurs sociaux du territoire tente donc de se réorganiser afin freiner cette crise sanitaire, qui risque de devenir une véritable crise humanitaire. Parmi ces associations,  « Mlezi Maore » (« prendre soin de Mayotte » en shimaore) met en œuvre depuis quinze ans des actions pour garantir la protection de l’enfance, notamment des mineurs dont la situation familiale est problématique ou encore ceux dont les représentants légaux ne sont pas sur le territoire français (appelés « mineurs non accompagnés »). Elle lutte également activement contre l’exclusion sous toutes ses formes (personnes en situation de handicap), et aide à la réinsertion, par exemple des détenus.

Comment continuer à assurer ces missions de détection, de prévention et d’accompagnement dans ce contexte inédit ? Nous avons interrogé Dahalani M’HOUMADI, directeur général « Mlezi Maore » (« prendre soin de Mayotte », en shimaore) afin de faire le point sur la situation actuelle.

Quelle est la situation sociale et sanitaire à Mayotte depuis la mise en place des mesures de confinement ?

Au moment de l’annonce par le gouvernement de la mise en place des mesures de confinement mi-mars, il y a eu un moment de flou pour savoir si celles-ci étaient effectives dans les Outre-mer et en particulier à Mayotte, ce qui finalement a été confirmé quelques jours après. Mayotte suit donc les orientations de la métropole.

Cependant, ici, nous faisons face à une double crise, à la fois sanitaire et sociale. Un grand nombre de familles vivaient grâce à une économie parallèle, notamment de ventes de fruits et de légumes de manière informelle aux abords des routes. Du fait de la mise en place du confinement, mais également d’un contrôle un peu plus manifeste des services de police dans les voies principales, ces personnes ne peuvent clairement plus disposer d’un revenu et subvenir aux besoins primaires de leur famille. On se retrouve donc à faire face à des situations qui sont parfois catastrophiques.

Une alerte est lancée depuis quelques jours sur la situation d’urgence alimentaire à Mayotte. Quelles sont les actions sont mises en œuvre ?

Notre structure accompagne des enfants qui sont issus de familles extrêmement précaires, et qui parfois prenaient leur unique repas dans nos établissements ouverts en journée, tout en bénéficiant d’un accompagnement médico-social. Il y a des jours où il est difficile de manger à sa faim, ou même de manger tout court. Les coordonnées des familles avec lesquels nous travaillons nous permettent de les contacter, de garder un lien à distance et d’évaluer la situation grâce aux témoignages des enfants, ou directement des adultes. Nous nous déplaçons à chaque fois que cela est nécessaire.

Il était de notre responsabilité interpeller, d’alerter sur le sujet de l’urgence alimentaire, comme l’ont fait également d’autres associations. Nous essayons de pallier la crise alimentaire dans la limite des moyens dont nous disposons, avec l’aide des services de l’Etat et des collectivités. Cela répond à la marge à quelques difficultés mais ne résout pas le problème de fond du nombre de familles qui se retrouvent en grande précarité, car nous n’avons pas des budgets qui nous permettent de pourvoir aux besoins alimentaires de toutes les familles que l’on accompagne.

Effectivement la préfecture a pris la main sur la coordination des actions et a interpellé un grand nombre d’associations, dont Mlezi Maore. Elle a envoyé un prestataire qui nous a fourni des colis alimentaires pour distribuer aux familles que nous accompagnons, ce qui est très positif en soi. Mais cela posait des limites en termes de respect des règles de distanciation pour les bénéficiaires, et de regroupements pour le personnel confectionnant les colis alimentaires.

Pour y remédier, la distribution de bons alimentaires va être expérimentée d’ici deux semaines. Cela permettra aux familles de se rendre directement dans les lieux de distribution pour consommer en fonction de leurs habitudes et besoins.

Nous ne pouvons que nous réjouir que les choses avancent en espérant que ces initiatives s’intensifient. Vous savez qu’à Mayotte beaucoup de familles vivent dans des logements insalubres, sans eau, sans électricité. A cette difficulté déjà insupportable s’ajoute la difficulté de cette crise.

Comment est-il possible de chiffrer le nombre de familles en grande difficulté sur l’ensemble du territoire ?

Un des premiers enjeux est de repérer les familles en détresse qui ne se manifestent pas expressément. En effet, toutes les familles n’ont pas forcément l’énergie et les outils pour pouvoir le faire, notamment lorsque la situation familiale est très lourde, ou que ces personnes sont en situation irrégulière et donc volontairement invisibles. L’objectif de notre structure est justement de les repérer et d’aller à leur rencontre.

En ce qui concerne l’urgence sociale et alimentaire, beaucoup d’acteurs sont mobilisés que ce soient les associations, les collectivités à travers les communes et les CCAS (Centres Communaux d’Action Sociale), le but étant d’oublier le moins de familles possibles.

Mlezi Maore, comme d’autres associations, ont recensé les familles dans ces situations dans le cadre de leurs activités et font remonter les informations auprès des services de l’Etat pour avoir la meilleure cartographie.

Est-ce risqué de transmettre ces informations pour les personnes en situation irrégulière ?

Ces arguments ont été évoqués effectivement. Mais l’heure n’est à mon sens pas à la polémique sur d’éventuelles conséquences de l’après-crise, mais de répondre à des besoins primaires, tout en prenant certaines précautions. Nous n’avons pas vocation à communiquer les identités détaillées des familles que l’on va soutenir, mais nous transmettons un minimum d’indications qui montrent que le service a été rendu, et veillons à la complémentarité des actions avec les autres acteurs qui réalisent des missions similaires. Il faut également savoir si la famille n’est pas déjà repérée par le CCAS, le Département, par les services de l’Etat également, afin éviter les doublons.

A la crise alimentaire s’ajoute les problèmes d’accès à l’eau qui empêchent la mise en place des gestes qui freinent la propagation du virus. Quels constats avez-vous pu faire et quelles actions sont mises en place actuellement ?

Comme pour l’aide alimentaire, cela ne fait pas normalement partie de notre objet principal d’intervention, mais nous nous investissons également si nécessaire. Effectivement, l’accès à l’eau est l’autre grand problème, très présent à Mayotte déjà en temps normal. L’ARS (Agence Régionale de Santé) a initié des démarches pour donner accès à des bornes publiques, et appelle au volontariat à destination des associations. Il commence à y avoir du mouvement mais cela va prendre du temps pour ce soit opérationnelle.

Vous avez cependant raison : l’ouverture très partielle des locaux de la SMAE (Société Mahoraise des Eaux), les complications liées à l’accès aux cartes prépayées, les problèmes de regroupement que cela engendre montrent que nous sommes encore loin d’une solution efficace. Concernant les regroupements, c’est la même chose pour l’achat des bouteilles de gaz, qui sont beaucoup utilisées par les familles. A cela s’ajoute d’autres difficultés : quand les logements sont surpeuplés et que l’espace extérieur est considéré comme une continuité de l’espace familial, il est difficile pour ces populations de respecter le confinement qui n’a pas la même résonnance.

Il n’y a pas de solution toute faite, cela fait impasse pour tout le monde… et le nombre de cas de personnes contaminées par le virus à Mayotte augmente de jour en jour de manière exponentielle et inquiétante.

Quelles sont les conséquences pour les mineurs non accompagnés, ces enfants dont les parents ne sont pas à Mayotte, souvent pour des raisons migratoires ?

A Mayotte, l’an dernier, nous avons assisté à 27 000 reconduites aux frontières.  Actuellement, le Centre de Rétention Administrative ne tient plus son activité classique en période de confinement. Nos permanences sont donc mises entre parenthèse, comme en métropole. Le problème est que ces mineurs non accompagnés se retrouvent encore plus isolés. Dans la situation actuelle où les denrées alimentaires deviennent rares, la situation de prise en charge par les familles « élargies » qui était déjà compliquée peut les mettre dans une extrêmement précarité. Ils font partie des populations les plus fragiles de Mayotte. Nous tentons d’y porter une attention encore plus accrue. Hier il était possible de faire appel à la solidarité familiale ou à celle de l’entourage, aujourd’hui, même si cette solidarité est toujours présente, la pénurie des denrées est très préoccupante.

En terme de maintien du lien familial, si la famille du mineur est aux Comores, nous pouvons rentrer en contact avec elle et évaluer les besoins. Si nous n’avons pas de contact, nous agissons avec ce que nous savons, et recherchons s’il existe une personne de la famille élargie à Mayotte. Il peut y avoir prise en charge d’un mineur même s’il n’y a pas de contact avec la famille proche. Le CRA étant fermé de manière temporaire, il n’y a pas de problèmes supplémentaires de ce point de vue là.

Comment avez-vous réorganisé concrètement l’ensemble de vos activités ?

Nous avons d’abord élaboré des plans de continuité, qui ont été présentés aux représentants du personnel, transmis aux tutelles, et expliqués à nos personnels. Notre groupe est à la tête de plusieurs centres d’hébergement comme par exemple le CHRS Songoro (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale) ou l’internat de  l’Institut Thérapeutique,  Educatif et Pédagogique (ITEP) Mar’Ylang. Pour tous ces centres, nous continuons pleinement notre activité, tout en assurant la sécurité de nos salariés à travers des consignes sanitaires strictes et un matériel adéquat. Les professionnels font preuve de beaucoup de courage et d’engagement pour poursuivre notre mission de service public.

Pour toutes nos missions où le public était reçu uniquement en journée, nos salariés sont en télétravail. En tant normal, ils interviennent à domicile pour un accompagnement social ou administratif, mais en ce moment, ils privilégient les entretiens téléphoniques réguliers avec les enfants et les familles accompagnés. Cependant, des visites à domicile seront faites à chaque fois que cela s’avère nécessaire. Si nous n’avons aucune nouvelle depuis une semaine d’une famille alors que nous savons qu’un mineur ou une personne vulnérable y est potentiellement en danger, si nous constatons que la situation de l’enfant ou de la personne vulnérable se dégrade au sein de la cellule familiale, cela va nécessiter une intervention pour apaiser, réguler voire parfois préconiser une sortie de l’enfant. Nous faisons alors le lien avec le magistrat, le département ou les autres autorités parties prenantes.

Nous nous autorisons à solliciter un placement en famille d’accueil ou en hébergement collectif si nous constatons que le confinement accentue les problèmes familiaux. Malgré tout, ce n’est pas aussi évident car nous n’avons pas la même proximité avec les familles qu’habituellement.

Disposez-vous du matériel nécessaire pour les actions d’accompagnement in situ ?

Depuis deux semaines, nous sommes alimentés par l’ARS (Agence Régionale de Santé) et la PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse) de manière hebdomadaire en ce qui concerne la fourniture de masques. Nous avons pu nous procurer également des gants en grande surface. Le problème reste l’accès aux solutions hydroalcooliques : lors des visites à domicile dans les endroits où il n’y a pas d’accès à l’eau, cela reste la solution qui est la plus adaptée pour nos salariés (et également pour les familles). Nous espérons que cela sera possible dans les prochaines semaines. Nous manquons également de blouses.

Que souhaitez-vous pour les semaines qui viennent ?

Mayotte cumule les indicateurs les plus défavorables de France. Aujourd’hui encore davantage. Nous espérons que les décisionnaires vont prendre la mesure de ce qui se passe sur l’Ile et anticiper le fait que si demain la situation arrive au niveau de ce qui se passe actuellement en métropole, nous nous trouverons alors dans une situation intenable. Aujourd’hui, nous avons du répondant lorsqu’on s’adresse aux administrations. Nous souhaitons que cela aille de mieux en mieux et que nos inquiétudes soient prises en compte.