Publiée en septembre 2017 dans le magazine La Revue dessinée, cette enquête d’une trentaine de pages, raconte le trafic de cocaïne depuis la Guyane vers Paris. Entretien croisé avec ses deux auteurs, Hélène Ferrarini, journaliste, et Damien Cuvillier, dessinateur.

Boukan : Comment est née l’idée de travailler sur le transport de cocaïne en Guyane ?

Hélène Ferrarini : C’est un sujet de plus en plus prégnant en Guyane et qui connaissait au moment où nous nous y sommes intéressés, en 2016-2017, une croissance notable. En 2014, le tribunal de Cayenne recensait 183 procédures judiciaires à l’encontre de passeurs de cocaïne ; en 2016, cela avait doublé avec 371 procédures. Et la hausse continue : en 2018, 577 personnes étaient interpellées pour transport de cocaïne en Guyane. C’est sans compter les personnes arrêtées à leur arrivée à l’aéroport d’Orly ou ailleurs dans l’Hexagone. Je me souviens d’une discussion qui m’avait marquée avec un douanier en poste à Saint-Laurent du Maroni venu passer quelques jours à Cayenne pour décompresser face à ce qu’il vivait comme un travail à la fois titanesque et inutile : lutter contre les centaines de personnes prêtes à passer de la drogue jusqu’à Paris. Cela devait être en 2015. Suite à ce premier échange, j’ai gardé un œil sur ce sujet qui a pris de l’ampleur et avait alors été peu médiatisé.
Du journalisme en bande dessinée : concrètement comment s’y prend-on ?
Damien Cuvillier : La Revue dessinée, le magazine dans lequel ce reportage a été publié, associe dessinateur et journaliste. Le journaliste travaille selon les codes de sa profession : il mène des interviews, se rend en reportage sur le terrain, observe, questionne, lit, croise les données… Sauf qu’au lieu d’avoir un appareil photo ou une caméra, je l’accompagne en tant que dessinateur avec papier et stylo. Lors de ce reportage en Guyane, j’ai pu croquer sur le vif de nombreux moments. Ce sont mes notes à moi, constituées de croquis, de portraits, de plans de lieux… Puis nous avons réuni tout ce que nous avions récolté pour construire une narration cohérente, mais sans jamais fictionnaliser. Tout est réel : soit que nous y avons assisté en reportage, comme le contrôle de gendarmerie à Iracoubo ou celui opéré par les douanes à l’aéroport, soit que cela nous a été raconté par un témoin et alors nous avons mis en scène ses propos pour reconstituer des moments auxquels nous n’avons pas pu assister, comme l’ingestion de boulettes de cocaïne par un jeune passeur.

Qu’est-ce que le dessin apporte et permet pour traiter ce genre de sujet ?

DC : Le dessin offre une grande liberté. Lorsque je dessine, j’ai souvent le plaisir de constater une certaine bienveillance à mon égard. Le dessin est quelque chose que les gens semblent globalement apprécier et qui peut susciter une certaine curiosité. C’est vécu comme étant beaucoup moins intrusif que la photographie et la vidéo, qui peuvent parfois être source de méfiance. Et pour un sujet comme celui-ci, c’est vraiment bienvenu.
De plus, le recours à la bande dessinée pour raconter ce phénomène de trafic de drogue permet de mettre en scène des moments dont il serait certainement très difficile d’obtenir des visuels, comme les temps d’échange entre les trafiquants et les passeurs, ou encore ce qu’il se passe après l’interpellation. C’est ce qui fait la force de la bande dessinée ! C’est pareil pour le tribunal : les dessinateurs sont les seuls autorisés à produire des images des procès. J’ai ainsi pratiqué le dessin d’audience lors de comparutions immédiates en correctionnelle auxquelles nous avons assisté au tribunal de Cayenne.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement marqué durant cette enquête sur le terrain ?

HF : La première intuition s’est confirmée en enquêtant. Face au trafic de cocaïne, les moyens de l’état nous sont apparus fin 2016, au moment de notre reportage, dépassés et impuissants, mais tenant à maintenir l’apparence d’un contrôle. Notre reportage en bande dessinée a surtout cherché à raconter le point de vue des agents de l’État (douaniers, gendarmes, magistrats…) parce que nous souhaitions justement raconter la manière dont s’y prend l’état pour lutter plus ou moins efficacement contre ce trafic.

Dans votre travail, il manque peut-être la voix des mules, voire des trafiquants qui encadrent cette activité illégale…

HF: Exact, nous avons eu peu accès à des témoignages de passeurs lors de cette enquête, mais depuis deux ans, j’ai l’opportunité d’intervenir dans une maison d’arrêt de région parisienne où sont incarcérées des détenues arrêtées pour transport de cocaïne depuis la Guyane. Cela me permet d’entendre également leur parcours de vie et d’avoir accès à cette facette-là de l’histoire, sans laquelle on ne comprend pas forcément bien pourquoi le phénomène est aussi massif et n’est certainement pas près de s’éteindre.

Avez-vous d’autres projets de BD-reportage, dans les Outremer ?

DC : Je travaille actuellement à une grande enquête économique avec le journaliste de Radio France, Benoît Collombat, à paraître dans les mois à venir chez Futuropolis. L’occasion pour moi de continuer à pratiquer le journalisme en bande dessinée, mais cette fois loin de la Guyane.
Quant aux Outremer, nous avons publié en 2018 avec Hélène Ferrarini une bande dessinée de fiction, intitulée Eldorado, qui se passe dans un lieu imaginaire, mais fortement inspiré de la Guyane !

HF : Rien de précis à partager actuellement, mais je suis de plus en plus convaincue de la force du récit en bande dessinée et de l’intérêt à le pratiquer en tant que journaliste, car cela oblige à questionner ses pratiques professionnelles : reconstituer en images nécessite de prêter attention à une foule d’éléments que l’on peut parfois avoir tendance à mettre de côté. Cela nécessite de se poser d’autres questions, d’être plus pointilleux dans son approche…