Titaua Peu est la plus jeune écrivaine tahitienne à avoir été publiée. Cette auteure engagée, aujourd’hui âgée de 43 ans, est aussi la maman de 2 enfants et directrice générale des services pour la commune de Paea, à Tahiti.
Expatriée en Nouvelle-Calédonie, sa famille rentre définitivement au Fenua (Tahiti) deux ans après sa naissance et s’installe dans un quartier dit “difficile” de Papeete. Dès son enfance, Titaua Peu subit la stigmatisation liée à son origine sociale et un nom « un peu trop autochtone », faisant naître un complexe d’infériorité. Une condition sociale qui aurait pu être l’origine d’un découragement certain. À l’inverse, elle y tire sa force, sa détermination et son inspiration.
Après des études supérieures de Philosophie à Paris, Titaua Peu revient à Tahiti, où elle travaille un temps dans le journalisme et la communication. Écrivaine engagée, militante féministe et indépendantiste, elle mène son combat à travers la littérature. Elle n’hésite pas à prendre la plume pour afficher ses convictions comme pour dénoncer les impacts du colonialisme : déracinement culturel, inégalités, ségrégations sociales, etc. Ses romans se déroulent très loin de l’image paradisiaque des îles tropicales ; ils nous dévoilent au contraire, la réalité des quartiers “ oubliés ”.
Dans son 1er roman Mutismes, l’écrivaine lève le voile sur le manque de parole dans les familles tahitiennes et réalise un état des lieux des non-dits qu’elle juge responsables de frustrations et de conflits. Le livre est un véritable pavé dans la marre dans le milieu littéraire tahitien. Une dizaine d’années plus tard, Titaua Peu abat à nouveau les murs du silence en publiant Pina. La représentation de la femme dans la société tahitienne y est très présente. « De la pute à la sainte », le roman nous plonge dans la psychologie complexe de chaque personnage féminin. Au-delà des violences multiples vécues par ces femmes (intrafamiliale, sociale, morale, corporelle, sexuelle, etc.), il est aussi question d’amour sous toutes ses formes : filial, fraternel, maternel, conjugal, amical, homosexuel (un autre tabou), etc.
PinaPina c’est aussi le nom du personnage principal, une fillette de 8 ans malaimée par sa mère et violentée par son père. Pour écrire ce nouvel ouvrage, Titaua Peu s’inspire d’un fait divers tragique d’une mère qui tua son enfant en 2002 à Pirae (Tahiti) et du personnage Pecola Breedlove dans L’œil le plus bleu de Toni Morrison : une petite fille noire d’un quartier pauvre et rejetée parce qu’elle n’a pas les yeux bleus.
En 2017, Pina remporte le Prix Eugène Dabit à Paris pour le meilleur roman populiste. C’est une première dans la littérature polynésienne et une grande fierté pour l’auteure qui se voit primée à la fois pour la qualité de ses messages et de son écriture. « Titaua Peu ose tout. Elle emploie un style mal élevé pour défaire les tabous. Et son texte va au-delà du rêve tahitien que nous entretenons tous », avait confié Michel Quint, président du Jury. Soucieuse de toujours dénoncer et exprimant sa colère contre les injustices sociales, Titaua Peu souhaite avant tout l’émergence d’une société tahitienne plus libre et équilibrée.

Lors de la sortie de Mutisme en 2003, votre livre a suscité un véritable scandale. Vous étiez alors la plus jeune écrivaine du Pacifique, âgée de 28 ans. Comment avez-vous vécu ces réactions ? Est-ce que vous vous y attendiez ?

Je savais, pour avoir été une lectrice assidue des œuvres locales, je savais que ça allait faire scandale, par les thèmes évoqués ouvertement : les non-dits, la violence dans les familles, la violence institutionnelle… par contre à ce niveau, non, puisque j’ai eu droit à des lettres de menaces, évidemment anonyme. Le plus difficile a été, je pense les critiques de quelques lecteurs autochtones qui me reprochaient de dévoiler une part de « l’âme ma’ohi ».

Dans Mutisme vous dénoncez les non-dits de la société polynésienne, avez-vous souffert de non-dits vous-mêmes ?
Oui certainement. Non-dits touchant notre histoire intime, non-dits sociétaux… j’avais soif d’apprendre mon histoire, mes origines… et je me retrouvais devant des murs de silences

Ces réactions sont-elles l’une des raisons pour lesquelles vous avez attendu 13 ans avant de publier votre 2 d roman Pina ? Y’a-t-il d’autres raisons ?
Tout d’abord, j’ai dû m’engager dans ma vie de maman, mon parcours professionnel, puis dans la vie politique… mais il est vrai que je redoutais beaucoup les réactions. Je savais surtout qu’on m’attendait au tournant.

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un 2 d roman coup-de-poing Pina ?
L’amour de l’écriture tout simplement et une réelle soif de justice sociale. Pour moi le travail de l’écrivain, je ne le conçois pas sans un minimum d’engagement… Pina sonnait un peu comme une charge contre la société actuelle, ses dérives, ses politiques impotents… je me devais de l’écrire, mais aussi d’imaginer que la rédemption était possible.

Comment ce 2 d roman a-t-il a été accueilli par les critiques ?
Positivement je dois dire, parce que justement les critiques s’attendaient à quelque chose de fort puisqu’ils avaient eu l’occasion de me connaître un peu mieux et plus.

Quelle a été la réaction de vos proches, et de vos enfants ?
J’ai toujours été soutenue par ma famille ainsi que mes enfants, même si je leur interdis de lire Pina pour le moment. Ils sont un peu jeunes pour ça.

Pina a remporté à Paris le Prix Eugène Dabit du meilleur roman populiste. Quelle a été votre réaction ?
J’ai été heureuse surtout, fière aussi. Qu’on puisse reconnaître non seulement l’engagement de l’auteur, mais aussi la qualité du travail de l’écrivain. C’était très important pour moi.

Vous êtes décrite comme une auteure engagée qui lutte contre les injustices sociales. Comment est née votre pensée libre et insoumise ?
Tout simplement dans « mon quartier ». Je m’explique, tout simplement.

Quelles sont les figures féminines qui vous inspirent ?
J’ai été inspirée par ma mère, les femmes autour de moi, par Toni Morrison surtout, Angela Davis, Billie Holiday, Simone de Beauvoir… le féminisme je l’ai appris de l’expérience, grâce aux violences subies dans ma famille, autour de moi.

Avez-vous la volonté de casser le mythe de la vahiné ? Qu’est-ce qu’il représente pour vous ?
L’une des trop nombreuses traductions du colonialisme et du racisme dans mon pays. Casser le mythe de la vahiné ? Oui comme je veux casser tous les mythes : celui de la Cythère, celui du polynésien enfant, celui d’un peuple bon. Mon écriture s’inspire d’abord d’un désir d’émancipation : politique, idéologique, anticolonialiste.

Votre style d’écriture est souvent décrit comme cru, noir ou violent. Est-ce volontaire ou naturel ?
Je suis du genre à ne pas travailler mes textes… alors je dirais « naturel ».

Vous avez fait vos études à Paris. Qu’est-ce que cette expatriation vous a apporté ?
J’ai aimé Paris, cette ville m’a beaucoup apporté : en libérations, en culture toutes cultures confondues d’ailleurs, j’aime son esprit libertaire et cosmopolite. Elle m’a surtout apporté le désir d’émancipation.

Quelle est la place des femmes aujourd’hui en Polynésie ? Selon vous, est-ce qu’elle évolue ?
Ambigüe, ambivalente… Des actions de sensibilisation ont été mises en place, surtout axées sur les luttes contre les violences. Il faut s’avouer que la place de la femme dans ce pays est malheureusement bien souvent liée à la place sociale de celle-ci… et encore ! On a du chemin niveau égalité des droits.

Dans Pina, les personnages féminins ont une place prépondérante dans l’histoire. On tremble et on s’attache à chacune d’elle. Quelle image de la femme ou DES femmes avez-vous choisi de décrire dans le roman, et pourquoi ?
Elles sont toutes différentes, chaque personnage féminin représentant un “âge”, une période de la femme… avec son innocence, sa capacité à passer de madone à putain, son esprit rebelle. Mes personnages féminins ne sont ni noirs ni blancs, mais toutes en nuances, forces et faiblesses.

Comment est-ce que vous décririez le personnage de Pina ?
Comme un lotus. Elle prend racine dans la boue, mais elle émerveille.

Aujourd’hui, 4 femmes sont battues chaque jour en Polynésie française. Comment faire évoluer cette situation ?
Si j’avais la solution… L’éducation de nos garçons, de nos pères a été trop souvent laissée de côté. Nos pères déjà ont souffert de n’être pas assez « bien », puisque l’imaginaire a dressé le mythe de la vahiné comme l’être « enfant » que seul le popa’a pouvait sauver de sa condition. Je pense que colonialisme, non-dits (mutismes) apportent ressentiments et violences. Ensuite, je ne veux pas généraliser bien sûr.

Pina est issue d’une famille nombreuse de 9 enfants, dont 3 absents de l’histoire, car adoptés. Est-ce que cela fait aussi partie des tabous ou des non-dits que vous souhaitez dénoncer ?
Non, absolument pas… Je constate seulement que l’adoption est courante chez moi et on peut même dire que mon pays est devenu un marché « à enfants ». Ce que je sais de l’adoption par contre (surtout dans ses conditions d’éloignements et d’arrachements) n’est jamais sans conséquence sur l’enfant tahitien qui se retrouve déraciné…

Quels obstacles avez-vous vécus en tant que femme ?
Je mentirais si je disais que n’avais pas souffert de misogynie (même d’ailleurs de la part des femmes… d’une certaine « caste » [demie]… Il a fallu se battre, c’est encore le cas parfois, mais les mentalités des hommes d’ici changent, elles aussi, et heureusement…
Ensuite, ce n’est pas de ma condition de femme dont j’ai souffert, je ne pense pas. Plutôt de ma condition « sociale » d’origine : on vous méprise plus parce que venez d’un quartier de Papeete dit difficile, c’est un fait. Heureusement la littérature a été ma planche de salut et surtout l’école à mon époque en tout cas a été un ascenseur social.

Les femmes polynésiennes sont plus diplômées que les hommes. Elles sont 34 % à avoir un diplôme de niveau Baccalauréat ou plus, contre 28 % des hommes. Est-ce que cela vous surprend ?
Pas du tout. Trop de nos garçons et de nos hommes ont été rejetés dès les bancs de l’école, puisqu’il faut, il fallait correspondre à l’imagerie ambiante : seul le blanc est capable d’avenir. Quant aux filles, elles trouvent leur salut soit dans l’école, soit grâce à un mari fortuné. Du coup la sélection est rapide.

En Polynésie, 1 chef d’entreprise sur 3 est une femme ; et en 2016, près d’une entreprise polynésienne sur 2 a été créée par une femme. Est-ce que vous pensez que la femme polynésienne peut facilement s’intégrer à la vie économique aujourd’hui ?
Je ne pense pas, je le vois… je le constate. D’où ma réponse précédente : la position de la femme d’ici est ambivalente, ambigüe : autant elle souffre de violences, autant elles sont le pilier de la famille autant le pilier de la société.

Si vous aviez un message à faire passer aux jeunes femmes de Polynésie ou d’ailleurs, quel serait-il ?
J’ai souvent eu l’occasion de le dire aux jeunes femmes que je rencontre lors d’interventions dans les lycées ou à la fac : n’attendre aucune approbation de qui que ce soit ! Et faire, et être ce qui nous chante. Ne pas chercher à coller aux canons actuels : vahiné = miss = danseuse.
Dieu merci on voit de plus en plus de jeunes femmes s’affirmer autrement que par la danse par exemple et j’adore assister aux victoires de championnes de MMA par exemple !

BIO
1975 : Naissance en Nouvelle-Calédonie
1994 : Obtention de son Baccalauréat littéraire au Lycée Paul Gauguin
2002 : Retour à Tahiti après des études supérieures de Philosophie à Paris
2003 : Publication de Mutismes, éditions Haero Po
2016 : Publication de Pina, éditions Au Vents des îles
2017 : Prix Eugène Dabit pour le meilleur roman populiste

Entretien par Sarah Coutaudier

Illustrations de Titouan Lamazou