Claude Lévi-Strauss, Paul-Emile Victor, Théodore Monod ou Germaine Tillion ont trouvé sur les bancs de l’Université les raisons de leur lointaine et exceptionnelle expérience, un questionnement savant les a en effet mené vers des sociétés radicalement différentes où ils ont pu satisfaire leur quête rationnelle d’un ailleurs. André Cognat a fait, lui aussi, ce choix d’un exil volontaire, mais ses motivations n’ont pas été forgées dans les enceintes du savoir scientifique, elles sont nées, nous dit-il, du « besoin impérieux de partir, de quitter cette façon de vivre pour laquelle je n’avais plus de goût, en coupant tous les liens qui m’entouraient, qui me paralysaient au point que j’en avais perdu la joie de vivre. Tout quitter afin de m’évader sous d’autres cieux, vers d’autres hommes, pour partager leur vie, pour m’efforcer de les comprendre, tout en me libérant dans une action « gratuite » mais capable avant tout de m’absorber totalement » (J’ai choisi d’être Indien, p. [7]). Cet élan vital, cette « gratuité » et ce désir de renaissance ont conduit le métallurgiste André Cognat de l’usine aux rives du Haut-Maroni, de la modernité occidentale à la tradition des peuples autochtones de Guyane, dans une démarche peut-être viscéralement antimoderne, comme le suggère un choix qui ne s’est jamais démenti.

« J’ai choisi d’être Indien »

En 1961, André Cognat découvre pour la première fois la Guyane et commence avec détermination sa première expérience de l’altérité. Il laisse derrière lui l’incompréhension de ses proches et renonce à un futur où « nouveau » et « meilleur » sont synonymes. « Pourquoi êtes-vous parti ? » lui demande-t-on, « c’est là une question que l’on me pose habituellement, quotidiennement […]. Et malgré mes explications que j’essaie de rendre convaincantes, bien peu comprennent qu’à vingt-quatre ans on puisse refuser de rester dans notre monde moderne pour vivre avec et comme des Primitifs » (J’ai choisi d’être Indien, p. [7]). Cette expérience guyanaise est à l’exact opposé de celle du touriste contemporain, simple consommateur curieux (et le plus souvent bienveillant) de lieux et de divertissements. Son périple le mène en effet d’abord à Maripasoula où il rencontre celles et ceux avec qui il a choisi de vivre, les Wayanas du Haut-Itany. Ce choix est aussi celui de l’enracinement symbolisé par l’épreuve initiatique du Maraké qu’Alain Cognat traverse et par le nom wayana que ses hôtes lui attribuent bientôt.

Devenu Antecume, Alain Cognat est désormais membre à part entière de la communauté villageoise où il a trouvé refuge :

« Je m’approche du feu de bois autour duquel les hommes sont rassemblés, et Malavate m’invite à m’asseoir sur un petit banc vaguement taillé dans un tronc d’arbre.

-          Que signifie Antecume ? interrogé-je
-          C’est toi.
-          Pourquoi ?
-          Parce qu’aujourd’hui tu n’es plus tout à fait un Blanc et que tu es devenu un peu un Ouayana. Alors, Antecume c’est ton nouveau nom indien… Et puis, comme il y a longtemps que tu es dans mon village nous sommes un peu tes parents adoptifs maintenant.
-          « Malavate, Antecume Papac…»
-          « Pontchipeu, Antecume Mamac…», termine Amay-Petit, tandis que, très ému par cette adoption inespérée, je n’arrive qu’à balbutier « Ipoc ». (J’ai choisi d’être Indien, p. 44)

Antecume tire de cette nouvelle existence un livre de témoignage intitulé J’ai choisi d’être Indien et publié en 1967 aux éditions L’Harmattan dans la collection « Vivre là-bas », le lecteur peut y lire en filigrane une interrogation sur la notion de progrès confirmée très concrètement en acte par la fondation du village d’Antecume-Pata.

Antécume-Pata, un village contre les illusions du progrès ?

Contraint de revenir provisoirement à la condition de salarié, Antecume mesure à nouveau l’écart qui sépare le monde qu’il a quitté de celui qu’il a rallié. « Pendant presque un mois je reste à la scierie à travailler, surveiller, diriger, faisant des heures supplémentaires pour cet homme qui a bien besoin de quelqu’un pour le seconder, car ses occupations sont nombreuses et variées. Et pourtant, le salaire qui m’est proposé est dérisoire, car cet exploitant a tout de suite compris le parti à tirer de ma situation. Et pendant un mois, je dormirai dans mon hamac, sous… un hangar, tandis qu’une chambre libre sera offerte aux inconnus venant en visite… Comme je suis loin de la cordialité de mes chers Ouayanas. » (J’ai choisi d’être Indien, p. [99]-100). L’idée d’une amélioration de la condition humaine portée par le progrès matériel et la modernisation industrielle ne semble pas convaincre Antécume qui, tout au long de son récit autobiographique, célèbre la qualité des liens sociaux tissés dans sa nouvelle communauté d’appartenance. Auprès des « primitifs », il semble avoir trouvé la joie de vivre qui lui faisait défaut, le don, l’entraide et la gratuité. Il ajoute : « je pense que notre civilisation ne leur apportera pas forcément le bonheur, car elle va leur créer toutes sortes de besoins, ce qui engendrera sûrement la fin de leur véritable liberté actuelle ; mais hélas ! le mouvement est irréversible… » (J’ai choisi d’être Indien, p. 244)

La fondation du village d’Antecume (« Antecume-Pata ») par Alain Cognat est peut-être une réponse d’une prodigieuse noblesse à cette irréversibilité, elle porte la marque de son expérience vécue des désillusions du progrès et celle, plus fondamentale, de l’affection et de la fraternité qu’il a su inspirer. Les quelques 600 habitants de ce village incarnent le message de l’ajusteur-tourneur, devenu chef de village, qui semble dire : j’ai connu l’avenir radieux que l’on vous promet et je veux vous en préserver.

 

Texte de Camel Boumedjmadjen
Photos de Jody Amiet – Une saison en Guyane Hors série n°05