Discret sur le bord de la départementale qui relie le bourg de Tonate à Montsinéry, le village palikur Norino est le dernier né des trois villages amérindiens de la commune de Macouria. Si seuls quelques carbets où l’on vend de l’artisanat attirent le regard des automobilistes pressés, il compte aujourd’hui plus de 160 habitants. En 2004, des familles entières se sont installées là, entre savane et forêt. Sous l’impulsion de Phil Labonté, elles ont choisi d’unir leurs destins pour bâtir leur propre village, leur propre avenir. Treize ans plus tard, le petit village palikur a trouvé sa place dans la commune. Régulièrement, les enfants construisent leur maison près de celle de leurs parents.
Pendant plusieurs semaines, en début d’année, l’équipe d’À travers le diaph est allée à la rencontre des habitants de Norino. Tous ont ouvert leur porte, et souvent bien plus que cela : ils ont partagé leurs histoires, leurs joies, leurs peines, leurs espoirs.
à travers leurs portraits, ATLD a touché du doigt le secret de l’harmonie et de la tranquillité du village : le vivre-ensemble. Un mode de vie dans lequel se retrouvent encore toutes les générations. Cette série de portraits, photos et écrits, a été exposée au village en juillet, à l’occasion de sa journée portes ouvertes.

 

Ivandir Antonio Felicio, la ruée après l’or

Ils forment la porte d’entrée du village quand on se rend à Norino : les marchands d’artisanat palikur. Felicio est le premier à s’être lancé sur le marché. Il fabrique des paniers depuis l’âge de 20 ans. Aujourd’hui, il en a 54. Mais il n’a pas confectionné des vanneries continuellement pendant 30 ans. Dans les années 90, la concurrence naissante dans la production locale a poussé Felicio à chercher du travail ailleurs. Il en a trouvé en forêt, loin de sa savane. Il a prospecté de l’or pour une multinationale. Un job très rémunérateur, mais dans un milieu infesté par les dangers liés à l’orpaillage illégal, la proximité des travailleurs clandestins est mal vécue. Malgré la bonne paye et la belle vie, Felicio a préféré retrouver la paix et sa famille dans, ce qui était encore il y a quelques années, le nouveau village de Norino. Aujourd’hui, il peut se vanter de jouir d’une installation « parfaite » à côté des autres artisans du village, un joli stand aux paniers colorés. Même si leur fabriquant regrette le temps où il était seul. A l’époque, il vendait plus.

 

Phil Labonté, à l’écoute du village guyanais

Il est modeste Phil. Quand on fait sa rencontre, on pourrait presque le prendre pour un jeune palikur jovial et avenant. Ce qu’il est… mais bien plus encore. Derrière ses lunettes, se niche un quadragénaire très impliqué dans la vie de sa communauté mais aussi dans la société guyanaise. Non content d’être un animateur radio populaire au plus proche de la population à qui il tend le micro, Phil est le créateur de Norino.
Une idée de fou en 2004. Quitter un village divisé par les méfaits pour repartir à quelques kilomètres de là, et tout reprendre à zéro. Trouver le terrain, le défricher, en obtenir la propriété, l’occuper, y faire naître et se développer un village vivant et apaisé. Tout cela, beaucoup de Palikurs en ont rêvé, Phil l’a fait.
Et quand ça marche, aucune raison de s’arrêter en si bon chemin. Phil a encore plein de projets en tête dont certains qui voient le jour. Des actions destinées aussi bien à sa grande famille qu’à son village, les Amérindiens mais aussi la Guyane toute entière.

 

Jordan Labonté, l’avenir au bout des doigts

Comme son père, Jordan n’est pas du genre à se vanter. Le garçon souriant de 19 ans cultive pourtant des talents remarquables. On le voit imposer sa vitesse au football le samedi dès qu’on pénètre dans Norino, et c’est à la guitare qu’il brille avec ses frères et sœurs au sein du Kuwis Danuh Band, le groupe qui joue à l’église et se produit parfois sur de vraies scènes.
Jordan rêve d’être le premier dans son village dont il est si fier à devenir ingénieur du son. Il fréquente déjà certains studios à Cayenne, et a visité celui de Gifta. Mais avant de produire les futures stars locales, le jeune homme se concentre sur sa première année au Régiment du Service Militaire Adapté et les opportunités de travail à court terme dans la maçonnerie. Et si maintenant il passe ses semaines à Cayenne, Jordan ne manque pas de passer du temps en famille et avec ses copains le week-end à Norino, notamment pour gagner au foot avant d’emmancher sa guitare.

Jean Narcis, élu par les voix des siens et guidé par la voie de Dieu

La population de Norino est originaire de l’estuaire de l’Oyapock. Jean Narcis y a grandi, plus exactement dans l’ancienne capitale palikur, Ouanary. Il en garde le souvenir de l’ancien chef coutumier, très respecté. Mais de son côté, le jeune Jean ne voulait pas devenir capitaine. Pourtant, à 18 ans, c’est lui qui a été choisi, par le vote, pour occuper cette fonction. C’est sa maîtrise du français qui a fait la différence. Il a alors été formé par un autre chef, à Saint-Georges de l’Oyapock. Près de 40 ans plus tard, l’homme, paisible, est toujours capitaine mais sa communauté a migré vers les savanes de Macouria. Jean travaille pour la commune et trouve le temps de se consacrer un peu plus aux siens en officiant comme pasteur à Norino.
Proche des jeunes, le quinquagénaire prône l’ouverture aux autres et ne regrette pas l’époque où « les Amérindiens vivaient en cachette ». Aujourd’hui, c’est un peu grâce à lui si Norino est un modèle, le village sans problème d’alcool ni de drogue. Et pour ces raisons, Jean Narcis est respecté bien au-delà de sa communauté.

 

Manuel « Yatwa » Batista, le bâtisseur

Le soleil, dans sa lente descente vers l’horizon, se fraye un chemin à travers les feuillages, s’amusant avec la poussière à façonner ses propres rayons. C’est là, dans la quiétude du soir et sous le manguier qui jouxte sa maison, que Manuel Batista s’installe pour sculpter dans le bois les animaux qui peuplent les forêts et l’imaginaire des hommes. Aujourd’hui, c’est une tortue qui prend forme entre ses mains, façonnée dans le tronc d’un simarouba qu’il est allé chercher sur la piste Risquetout. Manuel a appris à travailler le bois sur l’Oyapock, où il a grandi. Arrivé à Macouria au début des années 90, il fait partie des premiers habitants de Norino.
A l’époque, c’est tout un village qu’il a fallu construire. En forêt, il fallait parfois s’enfoncer loin pour trouver de quoi bâtir des charpentes solides, que Manuel et les hommes du village pouvaient monter en quelques semaines.
Désormais, Manuel le bâtisseur est à la retraite. Mais, à 68 ans, il continue de partager son savoir et de conseiller les jeunes désireux, à leur tour, de construire leur maison et leur vie au village.

Mariana « Tikitki » Batista, pour la défense de la langue

« À Norino, on parle encore palikur dans les maisons. Les parents ont compris qu’il faut parler notre langue si on ne veut pas qu’elle disparaisse. » C’est un motif de fierté, pour Mariana, qui a fait de la défense de sa langue maternelle un combat quotidien. Car dans les autres villages, le palikur se perd. Intervenante en langue maternelle dans une école de Macouria depuis six ans, elle se retrouve souvent face à des élèves qui ne la comprennent pas. « Je dois leur enseigner leur langue comme une langue étrangère », remarque-t-elle. Initiations, chants, poèmes, toutes les manières sont bonnes pour faire vivre la langue.
à l’écrit, aussi. Avec les anciens du village, elle aimerait publier un livre palikur/français sur les objets du quotidien. « à l’école, je représente aussi la culture des enfants palikurs. » Aux côtés et à la demande des enseignants, Mariana apprend aux élèves à travailler la calebasse ou à fabriquer des colliers en perles. Parfois, elle guide même les écoliers en sortie scolaire dans le village. Elle est bien plus qu’une gardienne de la langue, un pont entre plusieurs cultures et plusieurs générations.

 

Joares, assis sur ses principes

Installé au fond de Norino, Joares en apprécie la tranquillité. En 2003, après trois mois d’apprentissage auprès de son beau-père, il se lance dans la fabrication de bancs traditionnels avec du bois prélevé aux alentours. Tatous, toucans, tortues, jaguars… tous ces animaux représentés sur ses œuvres, Joares les a déjà croisés à la chasse et conserve en tête, pour chacun d’entre eux, une histoire. Après avoir utilisé sa tronçonneuse, des rabots, un niveau et des limes, le banc a pris forme. En cinq jours environ. Il lui reste alors à apposer les motifs. Chaque tâche y a une signification.
La production de cet artisan de 57 ans plafonne à une quinzaine d’unités par an. Pas besoin d’en faire plus, même si les touristes et parfois des lieux d’exposition-vente cayennais sont intéressés par son travail, particulièrement quand il représente des oiseaux ou des félins. Ce qui importe désormais le plus à Joares, c’est la transmission et pourquoi pas, voir un jour, un jeune du village reprendre le flambeau.

Le savoir-faire entre les mains d’Alice

Les mains d’Alice modèlent des poteries depuis quatre décennies. Un savoir-faire appris de sa mère, quand elle avait treize ans, comme beaucoup de jeunes filles à l’époque. Ses réalisations servaient essentiellement d’ustensiles pour faire la cuisine ou simplement de couverts. Aujourd’hui, à 53 ans, Alice maîtrise son travail à la perfection, au colombin, sans utilisation d’un tour, comme le veut la tradition sud-américaine.
Ses poteries sont destinées à la vente et achetées par les visiteurs du village. Elle en produit 25 tous les mois. Un travail qui lui plaît mais qui nécessite de la patience. Après avoir été cherché l’argile dans les pripris près du village, elle commence à modeler ses objets par le fond puis superpose les couches. La cuisson au four se fait avec de la cendre de bois-gaulette. Le séchage est facilité, mais il ne faut pas compter moins de trois à cinq jours. Le temps nécessaire à Alice pour réaliser aussi des vanneries, grâce à ses mains en or.

Sylvia « Sawiga » et Denis « Avakni » Batista, des savoirs à transmettre

Ils habitent au bout du chemin, tout au fond du village. Tous deux garants de savoir-faire traditionnels qui se perdent. Sylvia réalise des bijoux traditionnels, avec des perles et des graines. Denis, lui, travaille le bois mais, au village, il est aussi le dernier à connaître l’art des pagra. Un savoir qu’il a reçu de son oncle et qui nécessite beaucoup de patience, depuis la longue préparation de l’arouman jusqu’à la précision du tressage. Tortues ou écailles d’atipa : les motifs sont restés traditionnels, même si l’artisanat amérindien est de plus en plus prisé des Guyanais et des touristes. Une fois par an, il accompagne Sylvia en forêt, vers Risquetout et Cacao, pour ramasser des graines. « Il faut attendre une semaine après la pleine lune », précise-t-elle. Panacoco, balourou, œil de bœuf : grâce aux outils qu’ils ont eux-mêmes façonnés, ils fabriquent des colliers et des boucles d’oreilles uniques. À la maison, s’ils mettent la main à la pâte, les jeunes portent peu d’intérêt à ces activités. Pour Denis, la transmission de leur savoir-faire est devenue une préoccupation essentielle. Seul détenteur des connaissances nécessaires à la réalisation des pagra, il aimerait former les jeunes générations pour que ce savoir ne se perde pas.

 

Photos de Julien Rougny

Textes Céline Bousquet et Franck Leconte