Alors qu’il est moniteur de plongée à Rangiroa, aux Tuamotu, Jean-Marie Jeandel se prend de passion pour le grand requin marteau et accumule des données et photographies depuis 2012. Il fonde en 2019 l’association Mokarran Protection Society afin de contribuer à l’avancement de la recherche sur cette espèce, encore trop méconnue selon lui et en voie de disparition dans le monde. Un premier article scientifique [1] sur la présence du grand requin marteau dans l’archipel vient d’être publié dans la revue Frontiers in marine science en août 2023.

Comment s’est construite l’association Mokarran Protection Society ?
Je me suis entouré de bénévoles avec différentes compétences (plongée, biologie, informatique, communication…). Mais, rapidement, je me suis rendu compte que nous n’étions qu’entre Européens, ce qui ne collait pas au paysage local. Il nous manquait des données essentielles : ce que voyaient au quotidien les populations des Tuamotu, dans ces endroits reculés et calmes qui accueillent certaines phases du cycle de vie du grand requin marteau. D’une association d’experts, nous sommes devenues une vraie association polynésienne. Ce virage essentiel nous a permis de multiplier nos observations. Tous les jours des gens me parlent des requins marteaux qu’ils ont vu. Ils participent à notre mission et se sentent concernés. De plus, on ne peut pas étudier les requins sans prendre en compte sa place dans la culture polynésienne. On le retrouve dans les tatouages, sur les gravures ou les dessins, c’est l’animal totem de certaines familles.

Comment peut-on expliquer que si peu d’études se soient intéressées au grand requin marteau auparavant ?
Il n’y avait pas un manque d’intérêt, mais un manque de moyens humains et financiers. Il faut s’inscrire dans la durée, d’où l’importance d’impliquer les populations locales. Il faut aussi de l’argent et réussir à fédérer des profils complètement différents. Avec Mokarran Protection Society, nous avons pu constituer une force pour étudier ce requin en s’appuyant sur les populations locales et nous plongeons chaque jour. Rien n’avait déjà été fait à ce niveau en Polynésie. Ça a marché parce qu’il y a du bénévolat et des mécènes qui ont misé sur nous. Nos membres donnent de leur temps pour sauver ce requin emblématique, mystérieux, inoffensif (il est impliqué dans très peu d’attaques) et particulièrement gros. Nous partageons cette passion commune pour ce requin, mais nous avons aussi une obligation de résultat. Ce n’est pas un centre de vacances, on est là pour sauver un requin qui est en train de disparaître. On n’a pas le temps d’attendre, on se doit d’être productif.

Ce requin est donc en voie d’extinction…
Oui, si on ne fait rien, dans quinze ans, il aura disparu. Il est victime de la surpêche, mais également de la dégradation de ses habitats. Il y a un compte à rebours qui est enclenché. Dans le monde, 80 % de sa population a déjà été décimée. En Méditerranée, il y avait une sous-espèce endémique, arrivée par Gibraltar, qui avait colonisé les côtes du Maghreb et cette population a été pêchée à 99 %, il n’y a désormais plus le volume nécessaire d’individus pour assurer la reproduction. Elle est condamnée s’il n’y a pas de nouveaux requins qui arrivent. En revanche, je me suis rendu compte, pendant mes années de moniteur de plongée, qu’on voyait très souvent des requins marteaux ici, à Rangiroa.

Qu’est-ce qui l’attire particulièrement ici ?
Ce requin affectionne les grands lagons et les eaux calmes, abondantes en nourriture. Or, les Tuamotu sont des zones peu peuplées, il n’y a pas de pollution due à l’écoulement des eaux ni de suractivité des bateaux à moteur. De plus, ce sont les réserves de poissons de la Polynésie pour les pêcheurs. L’endroit où on les observe le plus est Rangiroa puis l’atoll de Tikehau, à 30 kilomètres. C’est unique en Polynésie. A Fakarava, par exemple, haut lieu de la plongée, les retours d’observations nous indiquent qu’il y en a beaucoup moins.

Avez-vous pu en apprendre un peu plus sur ce requin ?
Nous constituons le puzzle de son cycle de vie. La Polynésie semble accueillir une population de sédentaires. C’est un requin migrateur, capable de faire plus de 3000 kilomètres. Or, c’est en deçà de la superficie de notre territoire, grand comme l’Europe, où la pêche aux requins est interdite, et où, sur les 118 îles et atolls qui le composent, les deux tiers sont inhabités. Plus de 70 individus ont été recensés, mais nous n’avons pas pu identifier toutes les femelles, notamment les jeunes qui n’ont pas encore de cicatrices liées aux morsures lors de l’accouplement (ce sont les marques qui nous permettent de les distinguer). Grâce aux observations, on sait que les femelles mettent bas dans les lagons reculés, à très faibles profondeurs, pour que les petits aient une chance de survie. Si on met un hôtel sur pilotis ou une société de Jet-skis, où naissent cette espèce et bien d’autres, ils partiront. Nous avons ces informations sur les femelles, mais bien moins sur les mâles. Ainsi, d’août à décembre 2021, à Rangiroa, une mission centrée sur les mâles, baptisée Mok ‘tane et soutenue par l’Office français de la biodiversité (OFB), avait pour but de caractériser leur présence dans les Tuamotu et de mieux comprendre la ségrégation sexuelle. Claire-Sophie Azam, la cheffe de la mission, explique dans une vidéo de présentation que : « Pendant cette période-là, nous n’avons vu quasiment que des mâles, mais ces observations sont rares et furtives. Il est difficile de l’approcher ou parfois, à l’inverse, c’est lui qui s’approche presque un peu trop près, de manière assez intrusive, avant de disparaître dans le bleu. Cette mission nous a permis d’explorer de nouvelles zones d’études, telles que le récif, où on ne trouve pas de femelles et, pour la première fois, nous avons pu identifier des individus mâles et les réobserver. » Voilà le puzzle qui se dessine. Il faudra attendre 2 ou 3 ans pour en savoir plus et avoir des certitudes. D’où l’importance cruciale de protéger les habitats et encore plus dans les Tuamotu, car l’archipel est certainement le dernier sanctuaire de l’espèce dans le monde.

Vos observations ont-elles permis la mise en place d’actions de protection ?
Tout à fait. Rangiroa est entré dans un programme de Plan de gestion d’espace maritime (PGEM) et l’association fait partie du comité de gestion. À ce titre, on s’oppose à des mouillages de bateaux dans des zones reculées, à proximité des nurseries. Nous en avons justement bloqué un la semaine dernière. Grâce à la publication qui vient de sortir, nous avons un appui scientifique qui montre que des femelles mettent bas à cet endroit. Nous avons suffisamment de poids aujourd’hui, car la population est avec nous, elle ne profite pas de la manne touristique et les Polynésiens sont très proches des animaux marins culturellement.

Justement, est-ce que l’attrait pour ces animaux marins ne s’est pas perdu au fil du temps ?
Non, jamais. Il y a eu une triste période, qui remonte à 20 ans environ, où la pêche aux requins n’était pas interdite. Mais très vite, elle l’a été, car la population était contre et il y a eu une mobilisation de la sphère touristique. Un requin vivant rapporte plus qu’un requin mort. Le côté économique combiné au côté traditionnel a poussé à protéger les requins. Même maintenant, nous n’avons pas à souffrir du braconnage. Les traditions sont toujours respectées en Polynésie et l’importance des requins dans la culture n’est pas près de diminuer. Le programme d’études du grand requin marteau se poursuivra les trois prochaines années grâce à un investissement de la Polynésie française, à travers la Direction de l’environnement, et des investisseurs privés. Ainsi, la Polynésie comprend l’intérêt de protéger son patrimoine naturel et sa culture. Si les requins disparaissent, c’est une partie de la Polynésie qui disparaît.

[1] First insights into the population characteristics and seasonal occurrence of the great hammerhead shark, Sphyrna mokarran (Rüppell, 1837) in the Western Tuamotu archipelago, French Polynesia