« Mettre les gants » face à un boxeur cubain est un privilège qui fait de nombreux envieux parmi les pugilistes soucieux de progresser. La boxe anglaise a en effet trouvé à Cuba une terre d’élection qui l’a gratifiée de ses lettres de noblesse. Cet anoblissement symbolique acquis sur les rings mérite bien, selon nous, une brève histoire de l’acclimatation exceptionnellement réussie du noble art à Cuba, à tel point d’ailleurs que la boxe y est devenue un élément constitutif de l’identité nationale, synonyme d’excellence, et même un « produit » d’exportation, reconnu internationalement en dépit de son caractère foncièrement amateur. L’école cubaine de boxe s’est construite à la faveur de plusieurs phénomènes, d’abord celui bien sûr d’une diffusion géographique (des Îles Britanniques à la Grande île caribéenne) mais auusi sociale (de la gentry au peuple), puis d’une décision politique (avec l’interdiction castriste de la boxe professionnelle) qui ont donné, et continuent de donner, à ce sport de combat ses plus grands champions mondiaux, indépendamment de l’instrumentalisation politique dont ils ont occasionnellement fait l’objet.

L’école cubaine de boxe : une acclimatation exceptionnelle

De l’Angleterre où elle a vu le jour, la boxe a notamment gagné Cuba où elle a connu un épanouissement singulier. Les premiers ouvrages théoriques sur la discipline Captain Godfrey’s Treaty, Boxiana et Pugilistica attribuent à l’Anglais Jack Broughton l’établissement des premières règles d’affrontement en 1743, car les créateurs du noble art entendent bien se distinguer des adeptes de bagarres de comptoir. 

Ce travail initial de codification est amélioré en 1838 par le « London Price Ring Rules », puis les règles dites du « Marquis de Queensberry », rédigées par Lord Lonsdale en 1866, qui parachèvent durablement l’encadrement du combat puisqu’elles sont appliquées encore aujourd’hui. Ainsi, les dimensions du ring sont fixées à 24 pieds de côté (soit environ un peu plus de 7 mètres), les saisies et étreintes sont interdites, les « rounds » ont une durée de 3 minutes et sont entrecoupés de pauses d’une minute, 10 secondes sont accordées à un combattant envoyé au tapis pour reprendre ses esprits sans l’aide d’un tiers, faute de quoi, il est déclaré battu. Les gants enfin doivent répondre à certaines normes de qualité.

A Cuba, comme ailleurs, ces règles s’appliquent donc à partir de 1910, date à laquelle est créé le premier club de boxe de l’île par le Chilien John Budinich, pionnier en la matière et lui-même boxeur (Alfonso, Jorge. Puños dorados: Apuntes para la historia del boxeo en Cuba. Editorial Oriente, Santiago de Cuba, 1988). Les premiers combats professionnels sont organisés au profit d’un public de touristes américains et dès 1930 apparaissent les premiers champions avec le poids plume Kid Chocolate (1910-1988) qui décroche le titre de champion du monde dans sa catégorie ; Kid Gavilan (1926-2003) réalise la même performance en 1951 chez les welters (poids-moyens) et bien d’autres cubains suivent ce parcours vers la consécration mondiale jusqu’en 1962.

 Kid Gavilan pratiquant l’entraînement de la « poire » (NDA) Illustration : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kid_Gavilan

Kid Gavilan pratiquant l’entraînement de la « poire » (NDA) Illustration : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kid_Gavilan

Cette année marque en effet un tournant dans l’histoire du développement de la boxe à Cuba en raison de la décision du nouveau pouvoir révolutionnaire d’interdire la professionnalisation du sport en général et de la boxe en particulier. Méfiant, sinon hostile aux puissances d’argent, surtout d’origine criminelle, Fidel Castro veut en effet mettre un terme aux activités mafieuses incarnées par Meyer Lansky qui fait de La Havane un des centres névralgiques des réseaux du grand banditisme états-unien. Les traces architecturales du crime organisé sont ainsi encore visibles aujourd’hui notamment sur le fameux boulevard Malecón dans la capitale cubaine, où se trouve l’hôtel Riviera bâti en 1957, à l’initiative du célèbre mafieux. Soy Cuba, le chef-d’œuvre de Mikhael Kalatozov (1964) témoigne bien de cette mainmise, odieuse à bien des égards, sur le pays. Cet argent mal acquis altère évidemment la probité des règles de la boxe professionnelle du grand voisin du Nord ce qui inspire romanciers et cinéastes, à l’instar de Mark Robson qui réalise en 1956 Plus dure sera la chute avec Humphrey Boggart, film retraçant l’ascension d’un boxeur vivant naïvement dans le mensonge de ses combats gagnés parce que truqués.

 L’autre aspect saillant de l’histoire de la boxe, tant professionnelle qu’amateur, est sa diffusion de la gentry au peuple. Son identité sociale mêle effectivement ses origines « mondaines » et son devenir populaire. Si les fondements théoriques de la boxe sont bien nés au sein de la gentry anglaise, son application pratique a surtout été le fait des catégories et classes populaires. Les premiers ont souvent délaissé les gants au profit d’une confrontation par la médiation d’une raquette et d’une balle, les seconds y ont souvent inclus des enjeux vitaux, y ont même vu une issue à la précarité de leurs conditions de vie, comme les personnages du film de Luchino Visconti Rocco et ses frères (1961). Clint Eastwood dans Million Dollar Baby (2004) aborde également cette réalité avec une protagoniste, Maggie Fitzgerald, entrée comme par effraction sur le ring, qui fait preuve d’une ténacité extraordinaire dans son apprentissage afin de gagner une reconnaissance quasi-existentielle, dépassant largement le monde de la boxe. Ces « bras nus » côtoient, de nos jours encore, un public mondain qui aime se donner des airs canailles en assistant au spectacle des compétitions.

Populaire et résolument à distance des corruptions inhérentes au pouvoir financier, Cuba fait ainsi le choix de la boxe amateur et trouve auprès de son nouvel allié soviétique une expérience très précieuse, personnifiée par l’entraîneur Andreï Chervorenko. Bientôt, dans le sillage de cette transmission, se distingue Alcides Segarra Carón, boxeur devenu entraîneur national de 1964 à 2001, qui impose un style propre alliant intelligence pédagogique, beauté du geste et efficacité technique. Il a également à sa disposition un vivier remarquable puisque la boxe est enseignée dans les écoles dès le plus jeune âge. Les succès ne tardent d’ailleurs pas et Cuba engrange ses premières médailles dès 1968 avec Enrique Regüeiferos qui remporte la médaille d’argent aux Jeux olympiques de Mexico, suivi par Rolando Garbey, distingué lui aussi dans une catégorie différente lors de ces mêmes jeux. Le palmarès de cette école est pour le moins éloquent, on peut s’en convaincre en retraçant ceux de Teófilo Stevenson et Félix Savón.

Teófilo Stevenson et Félix Savón : la droite la plus percutante du monde

 Teófilo Stevenson (1952-2012) est l’une des figures les plus éblouissantes de la boxe cubaine. Il hérite de son père boxeur, originaire de Saint-Vincent, le goût du combat et commence dès 9 ans un apprentissage qui le mène au sommet de son art. Aux Jeux olympiques, il remporte en effet par trois fois la médaille d’or des poids lourds (plus de 91 kg) à Munich en 1972, à Montréal en 1976 et à Moscou en 1980. Il est en outre sacré champion de monde de boxe amateur en 1974, 1978 et 1986. Il se distingue aussi lors des Jeux panaméricains où il accède deux fois à la plus haute marche du podium en 1975 et 1979. Son caractère éminemment cubain ne réside pas seulement dans son style, mais aussi dans l’attachement profond à son pays qu’il refuse de quitter malgré de nombreuses sollicitations très alléchantes, renonçant ainsi à un enrichissement certain au vu de son talent. Il a pourtant été l’égal des plus grands boxeurs professionnels de la période, Mohamed Ali, Joe Frazier ou George Foreman. Ce choix patriotique tournant le dos au mercantilisme est partagé par une autre sommité de la discipline, au palmarès tout aussi époustouflant, Félix Savón.

 Comme son illustre compatriote, Félix Savón conquiert en effet la distinction suprême des Jeux olympiques à trois reprises, en 1992 à Barcelone, en 1996 à Atlanta et en 2000 à Sydney. Né à San Vicente en 1967 au sein d’une famille paysanne (sa mère est employée dans les champs de canne), il excelle très tôt et devient en 1985 champion du monde junior des moins de 91 kg. Ce brio ne se dément pas durant les décennies qui suivent ce premier couronnement. De 1986 à 1997, il décroche à six reprises ce titre mondial des boxeurs amateurs ! Par trois fois, les Jeux panaméricains le couvrent également d’or en 1987, 1991 et 1995. Ses qualités physiques et techniques n’expliquent pas à elles seules sa suprématie, son intégrité morale y est sans doute aussi pour beaucoup. Ainsi lors du Mondial de 1997, il est vainement visé par une tentative de corruption active, menée par son adversaire Ruslan Chagaev, qui lui offre 2000 dollars américains pour « se coucher » et renoncer à la victoire du combat final. De même en 1999 à Houston, en signe de solidarité avec un membre de l’équipe nationale cubaine, injustement éliminé (selon lui) de la compétition mondiale, il se joint à la protestation collective, refuse de disputer la finale et se déclare forfait, se privant ainsi d’un probable 7e titre.

Teofilo Stevenson

 Ces deux champions, aujourd’hui légendaires, incarnent l’association de la grâce et de la rigueur et donnent tout son sens au qualificatif de « noble art ». Avec eux, et d’autres Cubains maîtres du ring, on ne peut tous les citer tant ils sont nombreux, la connotation péjorative du terme amateurisme n’aura jamais été aussi peu justifiée ; le dilettantisme, le manque de sérieux et d’application sont à l’opposé de l’école cubaine de boxe. L’équipe de France olympique le sait bien, elle qui depuis 2007 s’est adjointe les services de l’entraîneur cubain Luis Mariano Gonzalez et qui vient régulièrement à La Havane se confronter à l’aristocratie de la boxe… pour son plus grand profit.

 Camel Boumedjmadjen