Cet article est extrait du n°06 de Boukan, actuellement en kiosque

C’est un écocide, entamé en Martinique et en Guadeloupe au début des années 70 autour de l’homologation et la dérogation accordées par la France au chlordécone, insecticide utilisé dans ces deux territoires entre 1972 et 1993, dont la forte toxicité était connue. Cet organochloré, qui contaminera les terres très probablement pour les 500 années à venir, est responsable de 5 à 6% des nouveaux cas de cancer de la prostate annuels aux Antilles et de la contamination de 800.000 Guadeloupéen.nes et Martiniquais.es. Malgré tout, les responsabilités tardent à  être assignées dans ce scandale de santé publique souvent décrit en France comme un nouveau crime d’État après l’affaire du sang contaminé.
Entretien avec Jessica Oublié, scénariste de l’enquête graphique Tropiques toxiques (Editions Steinkis, 2020) qui revient sur ce scandale d’État.

STEINKIS_TROPIQUESTOXIQUES_COUV-new.inddVotre bande dessinée rappelle que l’affaire du chlordécone (aussi appelé kepone ou Curlone) se déroule sur un temps long : 1972 en marque le démarrage avec sa première autorisation provisoire de vente. Et aujourd’hui, ce “crime d’État” prend aussi corps avec la disparition de “dix-sept années d’archives” cruciales au ministère de l’Agriculture, la lenteur de l’assignation des responsabilités, des “pressions” hiérarchiques à l’agence régionale de santé de Martinique.

L’affaire commence entre 1968 et 1969. Les demandes d’autorisation provisoire de vente du chlordécone déposées par la société SOPHA sont refusées par la Commission des toxiques du ministère de l’Agriculture au regard d’un manque d’information sur la toxicité du produit puis au regard de son accumulation dans le foie et les reins du rat. Et puis contre toute attente, en 1971, la même commission déclasse le chlordécone qui de produit toxique rejoint la catégorie des substances dangereuses. C’est ce déclassement qui lui permet d’être commercialisé dès 1972. À partir de là, et en dépit des nombreuses preuves accumulées à partir de 1977 sur la présence du chlordécone dans les sols, son caractère cancérigène, les suggestions de chercheurs d’identifier des voies alternatives à son utilisation, l’État et disons- le, le ministère de l’Agriculture – a tout simplement fermé les yeux sur ce qui pourtant constituait un faisceau de présomptions solides quant à la menace que ce pesticide pouvait faire peser sur la santé des Antillais et la qualité de leur environnement. On a clairement fait en sorte d’invisibiliser les nombreuses preuves disponibles pour qu’elles ne représentent pas un frein au modèle de développement économique choisi pour ces territoires : à savoir une monoculture d’exportation dont 95% de la production jusqu’à aujourd’hui est destinée aux consommateurs de France hexagonale. Et dans le même temps, on alors fait passer les intérêts économiques d’un petit groupe de particuliers – les producteurs de bananes dont les plus importants sont des Békés – (descendants de familles de colons) sur l’intérêt collectif et la santé des populations. Il faut attendre la venue du président Emmanuel Macron en Martinique en septembre 2018 pour qu’un chef de l’État français qualifie pour la première fois la situation de scandale. Cela dit, cette reconnaissance n’est que partielle puisque si la question des impacts environnementaux de ce pesticide ne semble faire aucun doute, celle de ses impacts sanitaires fait l’objet d’une controverse principalement au niveau politique.

Et concernant la justice ?

Ce volet est assez souffreteux. En 2006, Harry Durimel avocat et actuel maire écologiste de la ville de Pointe-à-Pitre a porté plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui et administration de substance nuisible. Cette même plainte fait l’objet d’un risque de prescription, car selon le Procureur de la République du tribunal judiciaire de Paris, les faits dénoncés étaient prescrits dès le dépôt de plainte. Il est curieux quand même d’avoir attendu seize ans pour en arriver à cette conclusion-là. Cela dit, c’est vrai que l’on a l’habitude de telles lenteurs dans ce type de dossier. Que ce soit pour l’amiante, l’affaire du sang contaminé, les hormones de croissance, toutes ces affaires ont été traitées au Pôle santé du Tribunal de grande instance de Paris qui intervient sur des contentieux de santé publique concernant un nombre important de victimes. Mais il n’est pas rare que certaines de celles-ci décèdent avant que justice ne leur soit rendue. Et dans la plupart des dossiers, les responsables sont faiblement inquiétés, car souvent défendus et représentés par des armées d’avocats. Cette lenteur de l’appareil judiciaire génère de la tension sociale et contrevient à la qualité du dialogue entre l’État administratif et les organisations de la société civile qui demande à ce que justice soit faite. Les effets de cette pollution sont dévastateurs, aucun compartiment du vivant n’y échappe. L’eau de source Capès Dolé fait l’objet d’une filtration par charbon actif, des plans de décontamination des animaux d’élevage sont mis en place plusieurs mois avant envoi à l’abattoir. Des bandes de mer entières sont interdites à la pêche. Un tiers de la surface agricole utile est polluée. Et 95% des Guadeloupéen.nes et 92% des Martiniquais sont contaminés par ce pesticide. Sur la trentaine de fermes aquacoles où étaient produit des ouassous (écrevisses), il n’en reste plus que deux, en Guadeloupe, celle de François Herman à Pointe-Noire, et en Martinique celle d’André Mangatal au Morne Charlotte. Comme beaucoup de ces fermes étaient situées en aval de bananeraies, les rivières dans lesquelles les aquaculteurs puisaient l’eau de leur bassin se sont avérées polluées et ont contaminé leurs élevages. André Mangatal a fermé sa première ferme du Lorrain avant la signature d’un arrêté préfectoral sur le sujet ce qui ne lui a pas permis de prétendre à des indemnités. Il estime à 400 000 euros les pertes subies. On retrouve dans la presse locale du début des années 2000 les récits de vie de professionnels de l’agriculture qui ont été brisés par la pollution et qui n’ont pu y faire face que grâce à l’entraide familiale. C’est aussi cela le chlordécone, ces vies que la pollution a ensevelies sous le poids d’un drame de société dont le politique a du mal encore aujourd’hui à pleinement assumer les responsabilités.

Considérez-vous justement que les engagements écologiques et de rupture avec la pwofitasyon des candidats aux élections régionales de juin 2021 en Martinique et en Guadeloupe sont à la hauteur du désastre ?

Il m’est difficile de répondre à cette question. Ce n’est pas le seul problème environnemental en Guadeloupe et en Martinique sur lequel les collectivités ont à travailler. Les échouages de sargasses causent des nuisances immédiates, directes et visibles et relèvent de la gestion des collectivités locales ce qui n’est pas le cas du chlordécone dont la gestion des moyens est concentrée au niveau de la Préfecture. Donc que le sujet du chlordécone ne fasse pas partie de la stratégie électorale des élus en cette période d’élections régionales ne m’étonne pas.
Pour ma part, je rêve d’un gouvernement environnemental d’autodétermination. Ce que l’on respire, ce que l’on mange, la qualité de l’eau que l’on boit, ne devrait plus être géré à 7000 km de là où nous vivons. Cela induit forcément un changement statutaire ou en tout cas un aménagement spécifique sur la question environnementale. Disposer localement d’un droit à gouverner cette question nous permettrait de repenser la place de l’agriculture dans notre société et d’essayer de revisiter nos modes de production et de consommation ainsi que nos échanges commerciaux au plan alimentaire avec les territoires du bassin caribéen. L’exposition au chlordécone en termes d’impacts sanitaires concerne directement les populations qui vivent en Guadeloupe et en Martinique. Cette exposition intervient après que l’État, qui est le principal garant de la santé des populations, ait failli dans sa mission en autorisant et en maintenant pendant près de vingt ans l’utilisation du chlordécone. Dans ce contexte de pollution systémique qui durera 500 voire 600 ans, peut-être que les citoyens que nous sommes pourraient être sollicités sur la manière dont ils souhaitent concourir à la gestion de leur environnement ainsi qu’à la protection de leur santé et de de celle de leurs enfants présents et à venir ?

Comment s’articulent les mouvements citoyens qui réclament justice et réparation ? Sachant que de la contestation civile n’a pas la même ampleur en Martinique qu’en Guadeloupe.

La commission d’enquête parlementaire sur l’utilisation du chlordécone aux Antilles a rendu son rapport en septembre 2019. Les premiers blocages de manifestants anti-chlordécone devant des magasins du groupe Bernard Hayot (l’une des grandes familles békés) ont eu lieu en octobre. Il n’y en a pas eu en Guadeloupe. Je crois que la question de la place de ces descendants de colons dans vie économique est plus centrale en Martinique qu’en Guadeloupe et est à la base d’une contestation sociale plus ouverte et virulente.
Le 27 février 2021, en plein COVID-19, 10.000 Martiniquais sont allés dans la rue pour manifester contre le risque de non-lieu. Le même jour, ils étaient 300 place de la République à Paris, et 200 en Guadeloupe. Le pouls est moins fébrile à ce sujet en Guadeloupe qu’en Martinique. Pourquoi ? Je ne saurai véritablement l’expliquer. Il y a en Martinique une conscience environnementale je dirais plus ancienne avec des associations historiques comme l’ASSAUPAMAR (association pour la sauvegarde du patrimoine martiniquais) créée en 1980 et née de la volonté de protéger le patrimoine naturel tout comme culturel de la Martinique contre les effets négatifs de la modernisation et de l’urbanisation. Je n’ai pas connaissance d’associations aussi anciennes en Guadeloupe. Par contre, il y a ici des associations qui sont clairement nées du scandale comme l’association Vivre qui dispose d’une réelle capacité d’action est très suivie sur les réseaux sociaux, et qui a notamment structuré son discours autour des risques liés aux effets cocktails de pesticides. L’association a lancé une action collective pour préjudice moral et d’anxiété, ce qui est une nouveauté dans un volet juridique dont la mécanique semble grippée.

Que pensez-vous justement de l’attitude d’Emmanuel Macron et de son gouvernement sur ce sujet ?

Emmanuel Macron n’était pas là au début de l’affaire. Rappelons que c’est Jacques Chirac, alors ministre de l’Agriculture, qui a accordé l’autorisation provisoire de vente en 1972. Mais s’il y a une continuité des pouvoirs politiques, il y a également une continuité des devoirs. Et c’est là je trouve qu’il y a quelque chose d’un aveu d’échec du politique à faire dans ce dossier. Emmanuel Macron a été le premier chef d’État a qualifié la situation de scandale en septembre 2018, mais en février 2019, lors de la séquence outre-mer du grand débat national, devant un parterre plein d’élus ultra-marins, il est revenu sur le caractère cancérigène de la molécule dont personne, selon ses propos, ne lui aurait confirmé la véracité. Quant à Agnès Buzyn, ex-ministre de la Santé, quand elle était présidente de l’Institut national du cancer, elle est finalement revenue sur le projet de financement de l’étude Madiprostate, étude qui dans la continuité de l’étude Karuprostate de Guadeloupe, devait permettre de confirmer en Martinique l’incidence du chlordécone sur le risque de survenu du cancer de la prostate. C’est cette même étude menée en Guadeloupe par les professeurs Pascal Blanchet et Luc Multigner qui a permis de démontrer que 5 à 6% des nouveaux cas de cancers de la prostate annuels – soit environ 30 sur les 500 nouveaux cas que compte la Guadeloupe – sont imputables au chlordécone. On comprend en fait que ce n’est pas un gouvernement qui est très à l’aise avec la totalité de ce dossier, car reconnaitre le scandale d’État aurait pour conséquence d’indemniser les personnes impactées soit la totalité des personnes qui vivent dans ces territoires. Ces hésitations, revirements de situation, formes d’opacité dans le discours présidentiel exacerbent chez certains militants le sentiment d’un néocolonialisme qui n’est pas sans rappeler d’autres épisodes de leur histoire sociale : les émeutes de décembre 1959 en Martinique, le procès des membres de l’OJAM (organisation de la jeunesse anticolonialiste martiniquaise) en 1962, le massacre de mai 1967 en Guadeloupe, le procès du Gong (groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe) en 1968.

L’affaire chlordécone selon vous est-elle un énième exemple des effets de ce système néocolonial, ou pourrait-on l’affilier aussi plus largement aux collusions entre les autorités régulatrices, les institutions publiques et l’agrochimie qui portent atteinte au vivant partout sur la planète ?

Ce n’est pas seulement un problème colonial. Sur d’autres dossiers de santé environnementale ou scandale pharmaceutique en France, il y a clairement une collusion entre le monde politique et économique. Sur le segment particulier des années 1960 et 1970, on se souviendra des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie française et dans les années 1980 de l’amiante, de l’utilisation des hormones de croissance et de l’affaire du sang contaminé. Il y avait clairement une moindre conscience environnementale qu’aujourd’hui et une croyance en une toute-puissance de l’industrie et de la science. Ces interactions complexes entre enjeux économiques – doter les Antilles d’une économie propre à travers la production intensive et l’export de banane – les enjeux politiques –maintenir ces territoires dans un schéma de développement économique et social en faveur duquel les Antillais eux-mêmes ne se sont pas prononcés – et enjeux industriels et-scientifiques – entretenir l’idée selon laquelle les conditions de production agricole dans nos territoires seraient tellement difficiles que seule la lutte chimique et pas des moindres pourrait garantir notre capacité à faire durablement vivre une agriculture locale, ont été des leurres, les chevaux de Troie dont le chlordécone a bénéficié pour être introduit aux Antilles et utilisé pendant près de vingt ans en dépit de toutes les alertes.

Actuellement des alternatives, des solutions ont été trouvées, sont à l’ébauche, ou mises à l’essai pour limiter voire éviter l’empoisonnement. Quelles dynamiques déjà porteuses de solutions ou en devenir retenez-vous ?

En Martinique, il y a le label « Zéro chlordécone » mis en place par Louis Boutrin, directeur du Parc naturel régional de Martinique. Ce n’est certes pas un label avec un organisme certificateur derrière lui, mais il a le mérite de pouvoir valoriser des producteurs qui vendent des denrées exemptes de chlordécone. Il y a également le programme Jafa (Jardins familiaux) financé par le ministère de la Santé qui s’adresse aux particuliers qui ont un jardin créole. Le programme effectue des analyses de sol gratuites à la demande de particuliers et formule les recommandations associées au taux de chlordécone qu’ils ont dans leur sol afin qu’ils puissent maintenir la culture de ce jardin qui constitue une véritable tradition en Guadeloupe et en Martinique.
Il y a également l’association des sœurs Sabine « Zéro chlordécone, zéro poison » qui a mis en place le programme « chlordétox » qui propose à celles et ceux qui le souhaitent d’expérimenter un protocole de décontamination du corps. C’est une manière d’analyser, de façon collective et à petite échelle, si l’exposition d’un petit groupe de personnes soumis aux mêmes règles et attentifs à son alimentation diminue avec le temps.
Enfin, il y a également l’association Lyannaj pou depolye Matinik qui propose notamment que les terres en friche non chlordéconées de Martinique soient préemptées par la région afin d’être mises à disposition de jeunes agriculteurs portant un projet de culture moins impactant pour l’environnement.

Illustration Nicola GOBBI
A la demande de l’auteure à la suite de l’interview publié le 28 juin 2021 dans Boukan n°06, nous republions une version numérique corrigée de plusieurs inexactitudes, elle seule faisant foi et disponible sur https://boukan.press/?p=34512