Il n’est pas rare de croiser en Guyane, sur le mur défraîchi d’un salon ou d’une salle de bain, l’une de ces planches de Palmiers de Guyane, dessinées en nuances de beige sur fond blanc, avec toujours en guise d’échelle la silhouette d’un randonneur. Ces planches, on les doit à la plume habile du naturaliste Jean-Jacques de Granville, le « roi du palmier », qui s’est éteint à l’âge de 79 ans le 13 décembre 2022. Explorateur hors pair, collecteur obsédé, personnalité iconoclaste et grand vulgarisateur, il a passé plus de 50 ans de sa vie à arpenter les forêts de Guyane les plus reculées, dans ce qui s’apparente à l’un des plus importants travaux d’amassage floristique exploratoire de Guyane.

Un pionnier comparable aux grands explorateurs

Lorsqu’on parle de Jean-Jacques de Granville à ses anciens collègues, un mot, insolite pour les profanes, surgit de toutes les bouches : l’Herbier. Fondée en 1965 par le professeur Oldeman, à une époque où à peine un tiers des espèces guyanaises aujourd’hui décrites étaient connues, cette institution ambitionnait de compiler tous les échantillons végétaux prélevés sur le territoire. Or c’est en 1969, quelques années à peine après sa création, que Jean-Jacques de Granville, né en 1943, s’installe en Guyane. Travaillant pour l’ORSTOM, l’ancêtre de l’IRD, ce jeune chercheur botaniste fraîchement titulaire d’un diplôme d’étude approfondie de botanique tropicale entame alors une longue série d’expéditions en forêt, assorties d’un travail d’amassage monumental. C’est notamment à lui qu’on doit l’exploration, dès les années 1970, de sites de l’intérieur guyanais, connus des autochtones mais jusqu’alors inviolés par la science occidentale, comme les massifs montagneux des Tumuc-Humac, Arawa, Saint Marcel ou Atachi-Bakka. « Jean-Jacques de Granville était un pionnier comparable aux grands explorateurs du XVIIIe siècle », s’enthousiasme Jean-Pierre Gasc, grand ami du naturaliste avec qui il a coécrit « Les Tropiques du chercheur » (Éd. Harmattan 2022), livre qui relate leurs grandes missions guyanaises des années 70. « À part le moteur, c’étaient des conditions très comparables. » Guidé par des autochtones, il y acquiert alors une connaissance de la forêt guyanaise parmi les plus fines du monde naturaliste. « Quand vous étiez sur le terrain avec JJ de Granville, il était capable de reconnaître sans hésitation des végétaux à l’état de plantule, c’est-à-dire sous des formes minuscules, se souvient César Delnatte, son dernier thésard. Je n’ai jamais vu un tel niveau de connaissance depuis ». Un travail qui lui donne rapidement une place stratégique dans le monde de la recherche naturaliste en Guyane. « À force de passer sa vie en forêt, Jean-Jacques est devenu le pivot central des activités scientifiques du monde entier concernant la forêt guyanaise en Guyane », résume Philippe Gaucher, ancien directeur scientifique des Nouragues actuellement à la retraite, et qui a fait plusieurs missions avec lui.
Son bilan en témoigne : sur les quelque 200 000 échantillons et 5 000 espèces présentes aujourd’hui dans l’Herbier, Jean-Jacques de Granville en a collecté 17 350, sans compter les 2 000 échantillons exposés dans différentes institutions internationales. « C’est de loin le plus grand collectionneur de plantes de Guyane, raconte César Delnatte. Pour l’égaler, il faudrait découvrir 500 espèces par an pendant près de 40 ans, alors qu’on ne découvre plus aujourd’hui que quelques dizaines d’espèces par an. » Conservateur de l’Herbier à partir de 1998, et jusqu’à sa retraite en 2008, Jean-Jacques de Granville se voit ainsi attribuer 24 espèces végétales, une grenouille (Anoma­loglossus), plusieurs insectes, et même une espèce d’orchidée, la Degranvillea.

Sanctuarisation du territoire guyanais

Cet immense travail d’amassage lui a permis de faire avancer drastiquement la connaissance des milieux guyanais. « Jean-Jacques de Granville ne se contentait pas seulement d’un travail de prospection et de récolte, mais aussi d’identification, de classification, de préservation et de diffusion », rappelle Jean-Pierre Gasc. Son œuvre de recherche, consacrée notamment aux plantes des sous-bois et aux palmiers, est pléthorique : on lui doit plus de 117 publications, dont six livres, trois thèses de doctorat et une participation à 27 soutenances de thèse. “Le Guide des Palmiers de Guyane, publié en 2014 avec l’ONF, est un incontournable, et plusieurs universités mondiales ont fait appel aux conférences du botaniste”, raconte Marie Fleury, ethnobotaniste et directrice du Muséum d’Histoire Naturelle de Guyane. On lui doit également la définition, dès les années 1970, des principales zones biogéographiques de Guyane, qui jusqu’alors n’avaient fait l’objet que d’une distinction sommaire entre savanes et forêts. « C’était un grand vulgarisateur, pas du tout imbu de lui-même, toujours généreux dès qu’il s’agissait de partager son savoir “, continue la scientifique. Amoureux de la Guyane, Jean-Jacques de Granville a également œuvré à un processus de sanctuarisation sans précédent du territoire guyanais. C’est lui qui a délimité les premières Znieff de Guyane (Zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique) dont celle de Saül, et qui a poussé dès les années 1970 à la constitution du Parc Amazonien de Guyane, créé en 2007, qui protège près de 40 % du territoire régional. « Au début, il dessinait une forme patatoïde sur des coins de table, sur une carte de la Guyane, relate César Delnatte. Il y avait tellement peu de scientifiques ou d’administrateurs qui connaissaient aussi bien la forêt que lui que personne ne le contredisait. »
Car avec Jean-Jacques de Granville, c’est également un âge d’or des naturalistes-explorateurs, finement rompus au travail de terrain, qui s’éteint.

Des conditions extrêmement difficiles

« Le métier de naturaliste a énormément évolué depuis l’époque de JJ de Granville, notamment du fait des avancées techniques, raconte Jean-Pierre Gasc. Dans les années 1970, on avait une boussole, un altimètre, un topofil et basta. Il fallait un sens de l’orientation incroyable. » Dans l’ouvrage qu’ils ont coécrit, les carnets de Jean-Jacques de Granville narrent des expéditions de plusieurs dizaines de personnes, composés de chasseurs, des layonneurs, des piroguiers, essentiellement Amérindiens ou Noirs-Marrons, avec plusieurs tonnes de matériel embarqué et durant parfois jusqu’à quatre mois. À une époque où seul le littoral est cartographié, les expéditions exploratoires de Jean-Jacques de Granville se guident avec de simples photographies aériennes, et entretiennent donc une relation de grande dépendance vis-à-vis des savoirs autochtones et noirs marrons. Depuis, le développement de la dépose en hélicoptère a considérablement raccourci la durée des expéditions, qui n’excèdent que très rarement les 8 jours.
« À l’époque, les radios étaient tellement lourdes qu’on les abandonnait en disant : secourez-nous si on ne revient pas avant deux mois. Aujourd’hui, les téléphones satellites nous permettent de communiquer à tout moment avec n’importe quel point du globe », précise Philippe Gaucher. Ses récits d’expédition révèlent un métier extrêmement laborieux. « La forêt était très difficile à pénétrer : on se perdait, on se blessait, on a souffert de la faim », raconte Jean-Pierre Gasc. Les photos de JJ de Granville en attestent par sa minceur athlétique, de même que ses récits de rêves récurrents d’entrecôte sauce marchande. L’encadrement juridique de la recherche scientifique, en interdisant notamment la chasse et la pêche, en a également drastiquement modifié les modalités. « Il me racontait souvent comment il avait décrit des espèces nouvelles dans son hamac, en pleine jungle, en grignotant un tibia de singe, se souvient César Delnatte. Ce serait impensable aujourd’hui. » « C’est le royaume du lyophilisé, abonde Philippe Gaucher. On emmène un repas qui fait 200 grammes, on repart avec nos déchets, avec une empreinte minimale sur le territoire parcouru. »
Malgré ces difficultés, tous nos interlocuteurs décrivent un amoureux intarissable du terrain, qui semblait entretenir avec la nature une relation à la fois étrange et poétique. « La pente de l’infinie lassitude, la crête des agoutis, la vasque de l’ermite ; voilà comment il avait nommé des lieux que nous venions de découvrir », sourit Jean-Pierre Gasc, qui décrit un homme alliant une rigueur quasi-anxieuse à un humour et à une vitalité fantastiques. « Au laboratoire, il ne parlait que des choses ennuyeuses à faire, les demandes de subventions, le travail administratif qui le rebutait. Mais dès qu’il était sur le terrain c’était un autre homme », se souvient Philippe Gaucher.

Une approche intuitive de la forêt

« C’était avant tout une période de grande liberté, conclut Jean-Pierre Gasc. Si Jean-Jacques commençait sa carrière aujourd’hui, il ferait un métier totalement différent. » Les photographies d’archives de l’Herbier témoignent ainsi de l’aspect artisanal, presque expérimental, du travail naturaliste de JJ de Granville. Souvent torse nu, lunettes sur le nez, on l’y voit conservant dans de simples pages de journaux des centaines d’espèces de plantes et de fleurs. Plus tard, il confectionnait lui-même un four à pétrole, en tôle, pour faire sécher chaque soir les dizaines de spécimens récoltés dans la journée. « La collecte de données a énormément changé depuis », explique César Delnatte. Sous-tendu par des outils d’imagerie satellitaire, de biologie moléculaire et de statistique, le travail de terrain vise bien plus à affiner les modèles qu’à découvrir de nouvelles variétés. « Les travaux de JJ de Granville étaient des récits d’expédition, des recensions interminables de découvertes. Aujourd’hui, l’essentiel du travail se fait en laboratoire. » C’est pourtant sa connaissance du terrain, unanimement reconnue, qui fonde aujourd’hui une grande partie des recherches botanistes contemporaines. « Il avait une approche intuitive de la forêt : nombre d’études statistiques ont prouvé des hypothèses qu’il avait intuitivement émises. » Par ailleurs, ses expéditions ont initié un engouement pour le travail naturaliste en milieu tropical, et notamment en Guyane. « Il était très attaché à améliorer les complémentarités entre les différentes disciplines naturalistes (la botanique, l’entomologie, la pédologie, etc.), explique Jean-Pierre Gasc. Aujourd’hui, toutes les grandes expéditions sont pluridisciplinaires, alors que dans les années 1970, c’était un peu chacun pour soi. » Mais plus encore que l’héritage immense qu’il a légué au monde naturaliste, c’est son amour profond pour la Guyane qui revient dans les conversations. « Il adorait le carnaval et ne ratait pas un seul défilé », se rappelle Jean-Pierre Gasc, qui n’est pas près d’oublier ce défilé où Jean-Jacques de Granville s’était grimé en naufrage du Titanic, avec panache de véritable fumée et lumières scintillantes.

Émile Boutelier