Aors qu’approche à grands pas la concertation autour de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) qui redéfinira la stratégie guyanaise sur l’énergie, la biomasse fait partie des sources d’énergie qui suscitent le débat au sein de la région d’Outre-mer recouverte à 90 % de forêt “ primaire”. Sur un territoire faisant office de bon élève en matière d’énergies renouvelables, l’utilisation du bois énergie questionne.

Depuis le haut de la colline de Chez Oumar, la vue sur le lac de Petit-Saut a beaucoup changé, derrière les carbets de bois aux peintures rastas de l’ancien cuisinier du chantier du barrage EDF. Reconverti en logeur au pied du débarcadère principal du lac après la fin des travaux, dans les années 1990, l’homme est finalement retourné à ses premiers amours, grâce aux chantiers du projet Triton, explique-t-il avec verve. En Guyane française, nombreux sont ceux qui ne partagent pas son enthousiasme, à la vue de la latérite retournée sur les futurs emplacements d’un second débarcadère, d’une scierie et d’une centrale biomasse, qui seront alimentées par le bois immergé récupéré sous la surface de l’eau : « C’est juste trop dommage de ne pas laisser le lac tranquille », lance une touriste de passage, défaite, avant de descendre à son canoë.
Depuis l’annonce de l’exploitation des 36 500 hectares de forêt immergés lors de la construction du barrage EDF (actuellement le plus gros lac artificiel de France, anciennement d’Europe) pour un objectif d’obtenir, selon les dires de Voltalia, « dès 2025 une production de 9 000 m3 de bois d’œuvre immergé et qui sécurisera au passage 7 % du besoin en électricité du littoral guyanais », les interrogations et les critiques s’accumulent autour du projet du producteur de centrales d’énergie : dérangement des espèces aquatiques, dégradation paysagère, destruction des perchoirs d’oiseaux protégés, libération de stocks de carbone enfouis… Rarement un projet aura eu si mauvaise presse auprès du public, à un niveau presque comique, lorsqu’on sait par exemple que le nom de la technologie permettant de scier et de remonter les bois sous l’eau se nomme… Sharc. Avec Triton, Voltalia semble malgré elle se draper du costume de la vilaine entreprise aux lubies destructrices, au cœur d’un scénario engagé que n’aurait pas désavoué James Cameron.
Ironique, alors que le cœur de métier de cette entreprise énergétique est pourtant spécialisé dans la production d’énergies vertes, à travers l’Afrique et l’Amérique du Sud. Pourtant, si les connexes – les restes de bois immergés issus de l’exploitation en bois d’œuvre – seront valorisées au cours des 25 prochaines années par Triton, via la construction d’une centrale biomasse collée à la nouvelle scierie, la dimension verte de ce projet exceptionnel d’exploitation de bois immergés est en effet source de débat. Un débat intéressant, certes, mais qui de par sa dimension presque unique a concentré les projecteurs, laissant dans l’ombre des questionnements plus globaux à l’échelle de la Guyane autour des éventuels errements du bois énergie.

L’objectif du 100 % renouvelable et son coût environnemental

En 2022, le mix énergétique de la Guyane française était composé à 70 % d’énergies renouvelables, produites en autonomie. Paul Guillou, Ingénieur Énergies renouvelables de l’Ademe, nous confirme même que « fait atypique, la commune de Saint-Georges, sur la frontière brésilienne, est la première commune en France à disposer d’une production énergétique 100 % renouvelable […] on en est fier », et que l’objectif affiché depuis 2020 est « d’étendre cette statistique d’autonomie énergétique verte au territoire non interconnecté qu’est la Guyane en 2030 », en comptant sur le développement, entre autres, de la filière biomasse. Des conclusions satisfaisantes, à l’aube de la préparation du prochain PPE qui régira la stratégie énergétique pour les 5 prochaines années, mais qu’il s’agit de contraster. « 62 % de cette énergie verte en question provient du barrage EDF du lac de Petit Saut », construit au prix d’un coût environnemental qu’on pourrait difficilement envisager de reproduire aujourd’hui, et surtout, de nombreuses solutions énergétiques vertes semblent plus difficilement conciliables avec la réalité de la richesse de la biodiversité guyanaise. Les centrales photovoltaïques, gourmandes en occupation du sol, semblent par exemple bien moins pertinentes sur un territoire où rares sont les terres dénuées d’espèces protégées. La biomasse n’échappe pas non plus à ces dilemmes endémiques.
En Guyane, la biomasse utilisant des « résidus en bout de chaîne d’activités humaines » est privilégiée par les acteurs : valorisation des connexes issues d’exploitations forestières, des défriches des exploitations agricoles et des chantiers… Les centrales biomasse jouxtent souvent les quelques scieries du territoire, avant de dégager une marge sur les coûts de transport. Ainsi, la biomasse semble être en harmonie avec le territoire… pour l’instant. Car oui, la Guyane est atypique à plus d’un titre, et sa consommation énergétique est en augmentation pour une excellente raison : elle est la région de France au plus fort accroissement démographique naturel, selon une étude de l’Insee en 2022, croissance également observable du côté du niveau de vie moyen. Le potentiel de production du parc énergétique guyanais se devra donc de suivre cette marche effrénée, et de développer un mix énergétique varié, afin de répondre aux difficultés de productions issues des conditions très contrastées, selon les saisons [1]. « Jongler avec 1 balle, on sait faire, en France. Jongler à 3 ou 4, c’est plus compliqué », résume Paul Guillou. C’est compliqué, et selon Anthony Domenech, chargé de mission à l’Office National des Forêts (ONF), cela peut même devenir contre-productif : « Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est montrer la limite que nous connaissons. On a du gisement qui vient des chantiers, des scieries, des dégâts “fatals” d’exploitation du bois énergie, et à un moment faut qu’on dise : le gisement c’est ça, point barre ». Des propos qui corrèlent les conclusions de deux rapports de 2019 issus de l’Ademe et de l’Agence française de développement (AFD), qui se rejoignent sur les difficultés de l’exploitation du potentiel de la biomasse. Filière difficile à structurer, irrégularité de l’acheminement du bois, rentabilité rendue ardue par les trop petites tailles des exploitations agricoles familiales, manque de projets générant des friches… La biomasse « en bout de chaîne » est de plus, par nature, limitée dans son développement, étant dépendante de l’évolution de la filière d’exploitation du bois d’œuvre, son principal fournisseur de matière première, dans une démarche dite de « Bottom up » où on fixe un gisement disponible renouvelable plutôt qu’un objectif de production auquel il faut se débrouiller pour répondre, comme dans une approche « Top down ».
C’est dans ce contexte chaotique que les « bugs » apparaissent, comme le projet de la centrale de Larivot : vendue comme le chevalier blanc (ou plutôt vert) de la sécurité énergétique guyanaise, le projet a subi de nombreuses modifications, pour finalement se transformer en centrale à biomasse liquide nécessitant l’importation de biocarburant issu d’une monoagriculture de masse, provoquant l’ire des défenseurs de l’environnement et l’exaspération d’acteurs de la biomasse comme Voltalia, qui voit là une mauvaise publicité pour son secteur : « Le problème du Larivot, c’est qu’il ne participe pas à l’économie énergétique de la Guyane puisque la biomasse liquide est importée […] On y était notoirement opposé dans le cadre des PPE, pour des raisons de cohérences énergétiques du territoire, on trouve que c’est un investissement trop important pour un service aux écosystèmes limité ». Autre risque de dérive, le contournement de l’approvisionnement en cascade en bois énergie, pour un prélèvement direct dans les forêts primaires. En effet, si selon l’ONF, « il ne faut pas s’inquiéter […] ce n’est pas un sujet » et que « la stratégie de gestion des forêts ne prévoit aucunement la mise en place d’une découpe directe de bois énergie sur le territoire géré par l’ONF, c’est-à-dire le Domaine Forestier Permanent », une récente dérogation européenne en lien avec la Renewable Energy Directive a fait se hérisser les protecteurs de l’environnement, comme Guyane Nature Environnement (GNE). Celle-ci, par la suppression d’un principe de hiérarchisation d’utilisation des bois dans les forêts primaires, semble en effet ouvrir « à de la défriche de forêt primaire pour produire de la biomasse, un calcul perdant pour la biodiversité comme pour les autres filières du bois », selon GNE. Une dérogation qui ouvre d’ailleurs aussi des champs pour « produire des agrocarburants sur des terres à grande valeur de biodiversité », tout en risquant de « rentrer en concurrence avec l’exploitation agricole à but alimentaire alors que l’autonomie alimentaire est un objectif clé du développement du territoire ». Ainsi, la biomasse pourrait voir sa nature verte partir à la dérive à plusieurs égards, sous la pression de l’augmentation de la consommation… à moins de trouver d’autres solutions pour alimenter les centrales.
Pour éviter que cette situation ne se répète, Paul Guillou et Anthony Domenech veulent par exemple tous les deux croire que la lumière pourrait venir de plantations sylvicoles. Encore expérimentales en Guyane, quelques projets sont à l’essai et pourraient permettre un approvisionnement stable sur le long terme, via des rotations de coupes partielles sur 50 ans, peu consommatrices d’espaces naturels. Une solution supplémentaire pouvant s’avérer viable, dans la mesure ou Petit-Saut assurera toujours 63 % de la production énergétique, et que le lac, en plus de l’exploitation de ses entrailles boisées, accueillera bientôt également… du photovoltaïque flottant. Oumar, le cuisiner des chantiers de Petit Saut, n’est pas prêt de rendre le tablier.

Timothée Poupelin

[1] Les saisons sèches et humides qui se succèdent en Guyane française se distinguent notamment par un écart pluviométrique très important, pouvant conditionner la faisabilité d’activités sur place.