La Polynésie, aussi vaste que l’Europe, compte 118 îles. Ces îles n’ont pas toutes un hôpital, parfois elles n’ont même pas de médecins, ni d’aérodrome pour pouvoir prendre l’avion et gagner le plus proche des centres de soins. L’organisation du système de santé est complexe. Il a été mis sous tension par la Covid-19.

Ua Pou, un jour de 2017. L’île, appelée aussi l’île cathédrale, est considérée comme une île isolée en Polynésie. Elle est située dans l’archipel des Marquises. Pour s’y rendre, il faut prendre l’avion de Tahiti, direction Nuku Hiva. Le vol dure entre 3 heures et 3 h 30. À l’arrivée, il faut se mettre à l’heure des Marquises. Un décalage horaire de 30 minutes existe ! De Nuku Hiva, un Twin Otter prenait le relais cette année-là. Aujourd’hui, c’est un hélicoptère qui fait la navette de 20 minutes environ. Une option est possible par la mer, mais il faut alors traverser l’île (comptez une heure de voiture pour ce trajet) puis embarquer sur un bateau bien peu confortable, un bonitier ou un poti marara, qui sont des embarcations prévues pour la pêche. Il faut alors prévoir deux bonnes heures de mer qui souvent ne porte pas bien son nom. Elle n’est pas toujours « pacifique ». Une fois toutes ces pérégrinations achevées, il est enfin possible de poser le pied sur l’île de Ua Pou. L’île qui couvre une superficie de 105 km2 compte 2 213 habitants. Deux médecins y travaillent et quatre infirmiers. Ils se relaient pour prendre soin de la population. Mais en cas d’urgence, d’accidents, d’examens médicaux, il faut se déplacer à Nuku Hiva (dans le meilleur des cas) ou aller jusqu’à Tahiti !

15 années d’astreinte
Deux bateaux de pêcheurs conventionnés se sont chargés des transferts jusqu’en juillet 2020. Ces derniers assuraient à toute heure du jour ou de la nuit les liaisons maritimes vers Nuku Hiva. Le quotidien des pêcheurs était une astreinte sans fin. « Le dispensaire nous appelle quand ils ont besoin, nous, on part aussitôt. C’est pour ça qu’on doit rester tout le temps disponible », explique la famille Gueranger. « On ne sait jamais quand ça peut arriver. Ça peut sonner le jour comme la nuit. On part ensuite en fonction de la mer. » La famille a tenu ainsi plus de 15 années. « Quand on part, et quand c’est nécessaire, on emmène un infirmier. En plus, on doit avoir à bord un pilote et deux matelots ». La famille Gueranger a œuvré tout au long de ses missions avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête craignant le drame. Joseph Kaiha, le maire de Ua Pou reconnaît que son île n’est pas attrayante pour un médecin. « On a du mal à faire venir des professionnels, on est loin, on a peu de moyens. Comment voulez-vous qu’un médecin habitué à la télémédecine pratique ici ? » Il a longtemps réclamé des moyens d’évacuation pour son île en particulier, les Marquises en général. « Nous héritons aujourd’hui d’une politique menée au début des années 2000 et qui a consisté à concentrer les structures, les moyens humains, matériels et techniques à Tahiti. Le centre hospitalier territorial de Tahiti est le seul à pouvoir donner et sauver des vies. Cela a coûté cher, très cher, les moyens pour nos îles n’ont pas suivi. »
En octobre 2019, le drame n’a pu être évité. En l’absence de moyens aériens, l’un des deux bateaux conventionnés a quitté Ua Pou avec à son bord un nourrisson de trois mois. Les médecins des Marquises avaient diagnostiqué une infection pulmonaire et demandé une évacuation sanitaire (évasan) d’urgence. L’enfant a perdu la vie juste avant d’être embarqué à Nuku Hiva vers Tahiti pour être pris en charge au centre hospitalier. Depuis ce terrible épisode qui a secoué la Polynésie, un hélicoptère a été affecté aux Marquises pour effectuer les évasans. En 14 mois, 450 évacuations sanitaires d’urgence ou programmées ont été effectuées dans l’archipel.
C’est un soulagement pour Ua Pou et les autres îles de l’archipel dont certaines sont aussi endeuillées. Par exemple, le 5 juillet 2016, sur l’île de Ua Huka, une femme de 29 ans est décédée en cours d’une évacuation sanitaire. Atteinte de leptospirose, elle a été prise en charge à 20 h 30, est arrivée à l’hôpital de Taiohae à Nuku Hiva vers 23 heures avant d’être envoyée au Taaone à Tahiti où elle est arrivée le lendemain vers 5 h 35 après 15 heures de transport.

Une offre de soins fragmentée
En Polynésie, la santé est un véritable casse-tête du fait de l’étendue du territoire et de son morcellement. La Polynésie compte 118 îles, 76 d’entre elles sont habitées, 47 possèdent un aérodrome. L’offre de soins, à l’image du territoire, est fragmentée. Ou plutôt, elle est concentrée. Il y a deux hôpitaux et deux cliniques à Tahiti, un hôpital à Moorea, un autre à Raiatea (ces trois îles appartiennent à l’archipel de la Société). Enfin, il y a un hôpital à Nuku Hiva aux Marquises. Il n’y a pas d’établissements hospitaliers dans toutes les îles, ni dispensaires, ni même médecins.
Au total, sur tout le territoire, une vingtaine de centres médicaux et dispensaires existent. En cas d’urgence, une évasan est déclenchée, à condition que les conditions le permettent ! Rapa par exemple est une île des Australes, au sud de la Polynésie, à 4 466 kilomètres de Tahiti. Elle ne possède ni hôpital, ni aérodrome. Le 15 mars dernier, les forces armées de Polynésie ont été mobilisées pour rapatrier d’urgence un enfant de 21 mois. Un hélicoptère est parti sur zone, il a atterri après 6 h 30 de vol et deux escales de ravitaillement.
Pour la seule année 2018, 3 400 évasans d’urgence (ce qui représente 646 millions de francs CFP) et 30 562 évasans programmées (soit 1 285 milliards de francs CFP) ont été enregistrées. L’uronéphrologie, l’orthopédie, la neurologie et l’ophtalmologie sont les principaux motifs d’évasans. Des missions de consultations avancées ont favorisé le dépistage et la prise en charge des patients, c’est-à-dire que des médecins spécialistes se déplacent dans les îles pour assurer des consultations et éviter aux patients de se rendre à Tahiti si cela n’est pas nécessaire. Toutefois les évacuations sanitaires sont toujours organisées. Les missions de consultations avancées auraient même tendance à faire grimper leur chiffre.

Faire vite, au mieux
Pour assurer les évasans d’urgence, une équipe composée d’un médecin et d’un infirmier se tient prête en permanence au centre hospitalier du Taaone, elle part dans l’heure, transportée selon le cas par l’armée, la compagnie aérienne locale Air Tahiti ou bien un hélicoptère de la compagnie aérienne Air Tahiti Nui. Jusqu’en 2016, l’équipe devait se rendre en voiture à l’aéroport, qui se trouve à 15 minutes de trajet. Depuis 2016, ils peuvent partir directement de l’hôpital grâce à l’installation d’un héliport. Carine Domelier, infirmière, revient sur une évacuation d’urgence organisée pour récupérer deux jeunes accidentés de la route à Bora Bora : « Nous avons pris ce jour-là un cargo de l’armée », un inconfortable Casa.
Bora-Bora se trouve à 1 heure de vol de Tahiti. Les deux jeunes étaient polytraumatisés, leur pronostic vital engagé. « On devait se préparer à intuber, car il est rare qu’ils le fassent dans les îles, l’état de la jeune fille était très préoccupant. » L’aérodrome de Bora Bora est situé sur un îlot. Il a fallu prendre une navette maritime pour rejoindre l’île principale, l’ambulance des pompiers attendait sur le quai du village principal. Sur place, il n’y a pas d’équipements (radio, scanner), seuls les signes cliniques permettent d’affiner le diagnostic et suivre l’évolution de l’état des patients. « Il a fallu faire très vite. Nous avons pris le relais sur place, noté le bilan du médecin sur place puis repris l’ambulance, le bateau et enfin l’avion, direction Tahiti. En vol, nous avons contacté l’hôpital de Tahiti pour préparer l’arrivée des victimes : scanner, réanimateur, chirurgien devaient se tenir prêts ! » Au total, cette évacuation sanitaire a duré près de 4 heures. Pourtant, Bora-Bora est une île qui se trouve dans l’archipel de la Société, elle est l’une des plus proches îles de Tahiti !
L’épidémie de la Covid-19 a mis sous tension le système de santé polynésien. Au 27 septembre, la Polynésie française, qui compte 270 000 habitants, affichait 616 décès, 100 hospitalisations en cours hors réanimation (dont 61 patients Covid long) et 24 hospitalisations en réanimation. Au plus fort de la crise, fin août, 367 hospitalisations hors réanimation et 59 hospitalisations en réanimation étaient enregistrées. Les atolls de Rangiroa, ainsi que leurs voisins Tikehau, Mataiva et Makatea ont été fortement touchés. Mi-août, quatre évasans ont été déclenchées dont trois patients en état grave. Fin août, trois personnes touchées par la Covid-19 ont été elles aussi évasanées de Bora Bora vers Tahiti, car leur prise en charge nécessitait une grande quantité d’oxygène. Les hôpitaux polynésiens ont été dépassés. Un dispositif de limitation des déplacements à l’intérieur de la Polynésie a été instauré pour protéger les archipels. Depuis le 18 août, depuis Tahiti et Moorea vers toutes les autres îles du territoire, les voyageurs doivent présenter un schéma vaccinal complet, sans cela ils doivent disposer d’un motif impérieux et le résultat négatif d’un test PCR de moins de 72 heures ou d’un test antigénique ou d’un autotest réalisé sous la supervision d’un professionnel de santé datant de moins de 48 heures. Le 18 septembre une opération inédite a été mise en place. Huit patients atteints de Covid-19 ont été transportés de Tahiti à Paris via Point-à-Pitre à bord d’un Airbus A350 spécialement aménagé en service de réanimation volant. À bord, plus de 40 personnes ont été mobilisées, une première.

Texte de Delphine Barrais
Photos de Greg Boissy